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LEIBNIZ

SA VIE ET SA DOCTRINE

D'APRÈS LES DOCUMENTS PUBLIÉS

PAR

M. A. FOUCHER DE CAREIL").

I.

SA VIE.

La vie de Leibniz a été d'abord connue en France par l'éloge que prononça Fontenelle, en 1716, dans l'Académie des sciences. Fontenelle avait entre les mains les mémoires que lui avait fournis Eckhart, l'ami de Leibniz et son successeur, dans l'emploi de bibliothécaire du roi de Hanovre. Le chevalier de Jaucourt, sous le nom de M. de Neufville, donna une notice plus étendue en tête des Essais de Théodicée, publiés en 1734. Ce sont là les matériaux de l'article de la Biographie universelle, qui contient plus de détails sur les travaux de Leibniz, mais n'ajoute rien sur son histoire.

Ces divers renseignements, les seuls qui eussent été publiés en France (2), ne présentent qu'une description de la

(1) Paris, 1854 et 1857, 3 vol. in-8°.

(2) Voir les documents publiés en Allemagne dans M. Foucher de Careil, Opuscules inédits 1854, préface, p. vII.

vie extérieure de notre philosophe. On n'y voit, pour ainsi dire, que ses actions officielles ; ils ne nous font pas pénétrer dans l'intérieur de sa maison et ne nous procurent pas avec lui cette familiarité que nous aimons à contracter avec les grands hommes. Les documents nouveaux que publie M. de Careil, corrigent ce défaut pour les vingt premières années de la vie de Leibniz; ils contiennent une histoire de son enfance et de sa jeunesse, et un portrait de sa personne composés par lui-même en latin. Nous profiterons de ces témoignages, en laissant souvent la parole au philosophe lui-même.

Leibniz écrivait son nom comme nous l'avons figuré, et non pas Leibnitz. La lettre z a d'ailleurs en allemand le son du tz français. Il regardait ce nom comme d'origine slave. Sa famille était venue de Pologne. «Mon père, dit-il, ne voyant pas d'espoir d'établissement en ce pays, le quitta sur le conseil de ses amis, et, partit pour la Saxe, où ils lui avaient préparé des soutiens. Il en fut si bien appuyé, qu'il obtint le titre de professeur de morale à l'Université de Leipsick, et put y établir sa fortune en sûreté. Comme il était propre aux affaires, on le chargea de l'administration de l'Université. Ces fonctions lui donnaient rang parmi les prélats protestants, dans les comices des États provinciaux. Il s'acquitta de tous ces devoirs avec loyauté et à l'applaudissement général. Il avait déjà cinquante ans lorsque je vins au monde. >>

Leibniz naquit le 3 juillet 1646, et non le 23 juin, comme le dit Fontenelle, qui en cet endroit ne tient pas compte de la réforme du calendrier et de ce qu'on appelait le nouveau style. L'enfant était à peine âgé de six ans,

lorsqu'il perdit son père; aussi n'en avait-il gardé qu'une très-faible mémoire. Presque tout ce qu'il en savait, il l'avait appris d'autrui. Il en avait cependant conservé deux souvenirs premièrement, comme il apprenait à lire de bonne heure, son père, pour lui inspirer l'amour de l'histoire sacrée et profane, lui faisait de courts récits qu'il n'achevait pas et lui montrait un livre où il pourrait en trouver la fin; le second souvenir lui demeura toujours aussi présent que si l'événement était arrivé de la veille : << C'était, dit-il, un dimanche, ma mère était allée au temple pour entendre le sermon du matin. Mon père était malade et dans son lit. Sous la surveillance de mon père et de ma tante, je jouais dans la chambre, n'étant pas entièrement vêtu. J'étais monté sur un banc fixé à la muraille, devant lequel il y avait une table. Ma tante se tenait devant la table pour m'habiller. Tout à coup je saute en folâtrant sur cette table; ma tante veut me saisir, je recule et tombe d'en haut sur le pavé. Mon père et ma tante poussent un cri; ils regardent et me voient assis à terre, souriant et sans aucun mal; mais j'étais à une plus grande distance de la table que je n'avais dû être porté par ma chute. Mon père reconnaissant ici une grâce particulière du ciel, envoya un billet au temple, pour demander qu'après le sermon, des actions de grâces fussent rendues à Dieu, suivant la coutume, en pareille circonstance.

« Cet événement fournit une ample matière aux entretiens de la ville. Mon père, tant d'après ce miracle, que par suite de songes ou d'autres augures, conçut une si grande espérance de son enfant, qu'il était la risée de ses amis. Mais il ne fut donné ni au fils de profiter longtemps des

secours de son père, ni au père de jouir des progrès de son fils, car peu de temps après il sortit de cette vie.

<<< Croissant en âge et en force, je faisais mes délices de la lecture de l'histoire, et quand je trouvais des livres, je ne les quittais qu'après les avoir lus tout entiers. J'étudiais la langue latine à l'école, et je me serais avancé dans cette étude, avec la lenteur accoutumée, si le hasard ne m'eût ouvert une voie particulière. Je trouvai un jour, chez ma mère, deux livres qu'un étudiant y avait laissés en partant de l'Université, un Tite-Live et le Trésor chronologique de Calvisius, en latin. Je me mis à étudier ces livres, je comprenais plus facilement Calvisius, parce que j'avais un livre d'histoire universelle en allemand, qui disait souvent la même chose. Mais Tite-Live me donnait beaucoup plus d'embarras; j'ignorais les événements et les coutumes de l'antiquité. Les historiens ont un style au-dessus de l'intelligence vulgaire; à peine si j'entendais complètement une seule ligne de mon auteur. Mais le Tite-Live que j'avais trouvé était d'une vieille édition, ornée de gravures sur bois. Je contemplais ces figures et lisais les mots qui étaient placés dessous, ne m'arrêtant point aux obscurités et passant par dessus ce que je n'entendais pas. J'arrivai ainsi à la fin du volume. Au bout de quelque temps, ayant repris cette lecture, je fus surpris de mieux comprendre ; j'éprouvai un plaisir merveilleux et je continuai, sans me servir du dictionnaire, jusqu'à ce que j'eus acquis l'intelligence de la plus grande partie des passages de mon

auteur. >>

Ceux qui veulent qu'on apprenne les langues anciennes sans grammaire et sans dictionnaire, comme la langue ma

ternelle, ne manqueront pas de s'appuyer sur cet exemple de Leibniz; mais d'abord pour bien savoir sa langue maternelle, il faut toujours en venir à en étudier la grammaire; de plus l'enseignement doit être approprié à la moyenne des esprits et non à la mesure des hautes intelligences comme celle de Leibniz, et enfin le jeune prodige recevait à l'école les leçons accoutumées et apprenait comme tout le monde les tableaux et les règles de la grammaire. Il avait sur ses camarades l'avantage d'ajouter aux études communes des exercices plus continuels et une lecture plus étendue. Mais ce privilége tenait aux longues veilles que lui permettaient la force de son esprit et la liberté de la maison maternelle. Ce ne sont pas là des règles qui puissent être suivies dans l'éducation commune.

Lorsque le jeune Leibniz eut acquis une intelligence suffisante de son Tite-Live (probablement le volume qu'il avait ne contenait que deux ou trois livres de l'ouvrage), il en parla en classe et raconta au maître les faits qu'il avait le plus récemment placés dans sa mémoire. « Le maître, poursuit Leibniz, sans rien me dire, alla trouver ceux qui étaient chargés de mon éducation et leur recommanda de prendre garde que, par une lecture prématurée, je ne troublasse l'ordre de mes études. Il ajouta que Tite-Live me convenait comme un cothurne à un pygmée; qu'il fallait arracher de mes mains ce livre réservé pour un autre âge et me renvoyer à l'ouvrage élémentaire de Coménius et au petit catéchisme. Le maître aurait persuadé ma mère et mon tuteur, s'il ne se fût trouvé par hasard présent à l'entretien un ami de la maison, homme trèsinstruit et très-célèbre par ses voyages. Celui-ci ne pouvant

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