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fort et y arrive au point du jour. L'uniforme de Dillon et Walsh était rouge comme celui des régiments anglais. La Mothe ne donne pas aux soldats ennemis le temps de se reconnaître et de relever le pont-levis qu'ils venaient d'abattre, se précipite hardiment dans la forteresse, gagne, suivi de Montgaillard, la place d'armes, court à la batterie de la plate-forme et s'en empare, fait pointer les canons sur la ville et sans laisser aux Anglais un instant de pourparlers, leur fait mettre bas les armes. Au premier abord ils avaient pris les soldats français vêtus de rouge, pour un détachement de leurs troupes qui montait du port. Le chevalier de La Mothe pénètre dans le logement du général Cockburn, gouverneur de l'île, au moment où celui-ci sautait du lit, réveillé le tumulte, et le fait prisonnier en chemise. Ce coup de main fit grand honneur au régiment d'Auxerrois.

par

La petite île de Saint-Eustache avait une certaine importance comme entrepôt de marchandises d'Europe, d'Asie et d'Amérique. L'amiral anglais Rodney s'en était emparé quelques mois auparavant et y avait fait un riche butin; on estimait encore les dépôts à plus de 12 millions. M. de Bouillé en fit rendre le tiers aux réclamants, le reste fut vendu et partagé; chaque soldat de l'armée d'expédition reçut cent francs; il revint cent mille francs à M. de Damas, et trois cent mille à M. de Bouillé.

Le général Cockburn réclama la caisse trouvée dans le fort, elle contenait environ cent mille livres sterling; les fonds appartenaient au gouvernement britannique, M. de Bouillé le soupçonnait, mais Cockburn soutenait le contraire. « Me donnez-vous << votre parole d'honneur, dit le général français, que la somme n'appartient pas au roi George et qu'elle est votre propriété << personnelle? Oui,général. — Qu'on remette la caisse à M. le << général Cockburn. » Ce trait de loyauté fut cité à la cour, mais ne fit point l'affaire du régiment d'Auxerrois qui avait décidé la prise de l'île.

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A la suite de cette expédition, Montgaillard fut détaché sur l'escadre que commandait le marquis de Vaudreuil.

Très instruits dans la théorie nautique, les jeunes officiers de cette époque manquaient généralement de pratique et ne se sou

ciaient guère de l'acquérir. Montgaillard vit là un débouché offert à son ambition naissante et il pria le marquis de solliciter son admission dans la marine; mais sa demande fut rejetée pour raison d'âge, et le jeune cadet se vit obligé de suivre par nécessité la carrière des maréchaux de France.

Après une croisière de trois mois, à bord du Fendant, dans la baie de la Chesapeack, Montgaillard, de retour à la Martinique, tomba malade et obtint un congé d'un an pour revenir en France. Il débarqua à Brest sans accident de mer, quoique les atterrages de France fussent alors couverts de croiseurs anglais. Il avait reçu du comte de Champion de Cicé, commandant le Solitaire, plusieurs lettres de crédit pour Brest, notamment pour M. de Laporte (1), intendant de la marine, qui le logea et le garda six semaines à l'hôtel de l'Intendance jusqu'à complet rétablissement. Montgaillard se dirigea ensuite sur Bordeaux et le Languedoc. Ses parents s'empressèrent de montrer dans le voisinage son épaulette de sous-lieutenant; puis confié aux soins du capitaine marquis de Puyvert (2), qui rejoignait son régiment à Rochefort, il s'embarqua à bord d'une frégate envoyée à la Martinique et reprit le harnais militaire qui lui devint de plus en plus insupportable. La guerre touchait à sa fin. M. de Bouillé avait pris dans les Antilles tout ce qu'il était possible d'y conquérir avec les forces dont il disposait. En attendant la paix qui semblait prochaine, il ne quittait plus la Martinique et Montgaillard,

(1) De cette époque et de cette circonstance datent les relations que Montgaillard entretint plus tard avec M. de Laporte et Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux (frère du marin), tous les deux ministres de Louis XVI, relations qui eurent une si grande influence sur sa carrière politique.

(2) Le marquis de Puyvert, fils d'un président à mortier au parlement de Toulouse, se jeta à plein collier dans le parti de la Cour. Plus royaliste que le château de Versailles, il servit de messager contre-révolutionnaire des princes sous le Consulat et l'Empire et tomba dans les cachots du Temple et de Vincennes, d'où il ne sortit qu'à la Restauration. Dans ses rapports avec Fouché et sa correspondance avec Napoléon, Montgaillard eut souvent occasion d'exprimer l'intérêt que méritait M. de Puyvert et lui procura bien des adoucissements; il obtint pour lui notamment la permission de se marier pendant la captivité de Vincennes. On sortit le prisonnier du donjon, la noce se fit dans le faubourg Saint-Antoine, le concierge Fauconnier en tête, et le marié fut reconduit dans son cachot à neuf heures du soir; il avait épousé une demoiselle Badens, parente de Montgaillard.

comblé de ses bontés, était devenu son hôte le plus assidu, poussant l'intimité jusqu'à donner des leçons à Mérode de Bouillé, fille du gouverneur, alors âgée de huit ans (1).

Décidé à rentrer en Languedoc, Montgaillard fut embarqué sur le Solitaire, commandé par le comte Champion de Cicé, qui devait faire voile pour la France après une courte croisière. Il débarqua à Rochefort, rapportant une petite fortune, prélevée sur ses parts de prise à Saint-Eustache et Tabago. Il quittait l'armée avec une joie non dissimulée, au moment d'être nommé capitaine, et dès lors commença pour lui une vie nouvelle sous l'œil sévère de ses parents, vie de famille qu'il endura pendant trois ans, jusqu'à ce que les circonstances lui permirent de s'installer à Paris.

Durant cette retraite forcée à la campagne, Montgaillard s'adonna à la culture des fleurs, aux soins du jardinage, passant d'ailleurs la moitié de son temps à Toulouse chez M. le baron Montbel, à Carcassonne et à Perpignan où son père possédait des intérêts; mais il fut surtout attiré au château de Mauremont, chez le comte de Saint-Félix, et à la Bastide chez le baron de Comère, les plus aimables voisins des environs.

Le comte de Saint-Félix passait pour le gentilhomme le plus accompli du Languedoc. Il s'était fixé dans sa terre de Mauremont, dernier débris de la fortune de sa famille, après avoir longtemps vécu à Paris, d'où il avait rapporté le savoir-vivre, la science de la société, beaucoup d'instruction et cette urbanité qu'on ne trouvait pas dans la province. Le baron de Comère,

(1) Mérode de Bouillé, devenue comtesse de Contades, se signala dans l'émigration par l'éclat de ses galanteries. A Constance, étendue sur un divan de gazon qui faisait le tour de son salon, elle recevait les adorations des jeunes émigrés, attirés par son éclatante beauté, et qui oubliaient à ses pieds l'armée de Condé. M. de Bouillé l'avait aimée jusqu'à l'idolâtrie, mais ses soins pour diriger le caractère de sa fille étant inutiles, il s'était vu forcé de l'abandonner à elle-même. Un jour, comme M. de Bouillé, véritablement orgueilleux des charmes de Mme de Contades, lui reprochait ses caprices, il lui échappa de dire : « Ah! Mérode, que je suis heureux d'être << ton père! Que vous me rendez fière! s'écrie Mme de Contades, en << se jetant au cou du marquis. - Doucement, Mérode, reprend M. de Bouillé, doucement, si je m'exprime ainsi, c'est que je suis sûr au moins de n'être jamais ton mari. »

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ancien gentilhomme d'honneur des dames de France, habitait le château de la Bastide situé à une demi-lieue de Mauremont. Ces deux seigneurs passaient pour voltairiens et étaient tenus en suspicion par le comte de Villeneuve du Croisillat, oncle maternel de Montgaillard, que les convenances de parenté obligeaient aussi de visiter.

L'ignorance régnait en souveraine dans tous les châteaux du Lauragais; son trône était au Croisillat, petite, vieille et noire masure, dont la porte principale, doublée d'oiseaux de proie et de chouettes crucifiés avec luxe, donnait entrée dans un salon voûté qui servait en même temps de salle à manger. La nappe y était mise nuit et jour, on mangeait, on buvait à toute heure et à discrétion, les chiens de chasse peuplaient le logis, allaient du chenil au salon et s'y chauffaient en famille; matin et soir les vicaires du voisinage venaient médire, critiquer, jouer à la Bête, au Triomphe, au Cent de curé, bavarder avec la châtelaine, haute femme, transparente de maigreur, rouge comme une cerise gâtée, toujours en action, désolant les servantes et le cuisinier, mettant les mains à tout, parlant à tue-tête, aigre, dévote, glapissante et orgueilleuse plus que les paons de la basse-cour, tandis que le neveu Maurice de Montgaillard, lieutenant démissionnaire du régiment d'Auxerrois, gémissait dans un coin et réfléchissait sur la vie intelligente que l'on menait au chef-lieu de la maison de Villeneuve, en haut Languedoc.

Les charmes d'une telle société étaient loin de le captiver; catéchisé du matin au soir, traîné malgré lui aux offices, obligé de se cacher pour lire tout ce qui n'était pas de dévotion, il se réfugiait dans la correspondance qu'il entretenait avec M. Champion de Cicé et avec M. de Laporte qui, de Brest, avait été nommé intendant de la marine à Bayonne.

Sur ces entrefaites, le marquis de Saint-Félix, frère du comte de Mauremont, capitaine de vaisseau distingué par sa conduite dans l'Inde, le chargea de rédiger un mémoire pour expliquer ses différends avec le bailli de Suffren, différends à la suite desquels M. de Saint-Félix avait commis la faute de ramener de son

chef en Europe le vaisseau dont le commandement lui était confié. Montgaillard mit dans cette notice toute la chaleur de son âge, et cette première production de sa plume qui critiquait la marine et son ministre, le maréchal de Castries, fut insérée dans l'Année littéraire de 1784.

M. de Saint-Félix, touché de ce travail, engagea Montgaillard à venir le rejoindre à Paris, et celui-ci s'empressa de se rendre à cette invitation. Son premier soin fut de revoir le comte de Cicé, l'ancien commandant du Solitaire, qui le reçut à bras ouverts dans son château de Soisy-sous-Étiolles, dont le parc avait été démembré de celui de Mme de Pompadour. M. de Cicé était d'un commerce aimable, il avait beaucoup d'esprit et d'instruction; Montgaillard, déjà intrigant, cultiva son amitié et c'est ainsi qu'il fut mis en relations avec l'archevêque de Bordeaux, Mgr de Cicé (frère du chef d'escadre), futur ministre de Louis XVI, avec Necker et autres personnages dont l'influence politique se dessinait déjà.

L'archevêque de Bordeaux venait souvent à Soisy-sous-Étiolles, et sa présence en faisait le plus grand attrait; l'esprit de ce prélat était aussi orné et délicat que son âme se montrait bienfaisante et élevée. D'un commerce charmant, magnifique dans sa représentation, exact à remplir les devoirs extérieurs de sa charge, d'une tolérance sans bornes, prodigue envers les pauvres et ami des malheureux, M. de Cicé parlait de la religion comme l'archevêque de Cambrai et de la liberté comme Necker; il rêvait pour la France la constitution anglaise. Prodigieusement lettré, tous les auteurs lui étaient familiers, il les citait à propos et avec une justesse, une solidité de jugement, une grâce d'expressions qui faisait dire à Rivarol: « Plus on <«< cause avec M. de Cicé et plus on désire l'écouter, car plus on a «< d'esprit et plus on lui en trouve. » Homme d'église, de cour et du monde, M. de Cicé paraissait toujours à sa place à Paris ou en province, dans une chaumière ou dans un salon et partout il se montrait supérieur. Il était grand seigneur sans le savoir; simple dans ses goûts, il causait familièrement avec les ouvriers et les paysans et se livrait volontiers chez lui aux jeux de boule,

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