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Riegel, le 26 mai 1796.

J'ai reçu votre lettre, monsieur, sans avoir pu jusqu'à présent trouver le temps d'y répondre; j'étais cependant très pressé de vous témoigner moi-même toute ma satisfaction de la manière dont vous avez rempli l'importante et délicate mission que M. le prince de Condé vous a confiée. Un jour viendra, et j'espère qu'il n'est pas loin, où je pourrai publier hautement vos services; mais, en attendant, c'est un plaisir pour moi de vous dire dans le secret tout ce que je pense à cet égard. Soyez-en aussi convaincu, monsieur, que de tous mes sentiments pour vous. Louis.

Louis XVIII fait plus. Pressé par le cabinet de Vienne de quitter l'armée de Condé, menacé d'être enlevé de vive force, il appelle Montgaillard et le charge d'aller plaider sa cause auprès de l'archiduc Charles. L'archiduc était alors à Ulmet, village situé sur la frontière du duché des Deux-Ponts. Montgaillard, porteur de dépêches et d'instructions verbales, part dans cette direction, mais par mesure de défiance, Condé le fait accompagner d'un de ses aides de camp, le comte de Barbançon. Il est néanmoins assez heureux pour attendrir le généralissime autrichien et porte cette bonne nouvelle à Louis XVIII, qui lui témoigne à nouveau sa satisfaction. « Que puis-je faire pour << vous? demande le prince. Quels sont vos fiefs et combien possé<< dez-vous de clochers? Je n'en ai qu'un, Sire, et encore ne <«<l'ai-je pas tout entier; mais il en vaut bien quatre, tant il est «< haut; il a six belles cloches qui iront à grand branle le jour << de votre entrée dans le royaume. Quel est donc le bourg qui << touche le plus près vos terres? - Villefranche, Sire. << j'asseois votre titre et la pairie sur ce Villefranche. >>

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Eh bien,

Il n'en fallait pas plus à Montgaillard pour se croire duc et pair, mais les satisfactions d'amour-propre ne calment point ses préoccupations d'avenir. Compromis dans les intrigues monarchiques avec l'espoir d'en tirer profit lors d'une restauration prochaine, il sent toute l'improbabilité du succès et comprend qu'il s'est fourvoyé. Les premières victoires de Bonaparte en Italie l'inquiètent; il reçoit d'ailleurs des avis qui confirment ses pressentiments. Mallet du Pan lui écrit de Berne, le 14 mai 1796:

En même temps que vos détails sur l'armée de M. le prince de Condé, j'ai reçu la nouvelle de l'arrivée des républicains à Milan. Ce contraste m'a serré le cœur. Quoi! on s'occupe de pareilles espérances, de pareils plans, lorsque la Révolution française monte au Capitole ! L'Europe est finie, elle l'a voulu. Deux cent mille barbares envahirent autrefois l'empire romain, qui avait l'avantage de l'unité, de la science, de la discipline, des retranchements. Aujourd'hui, six cent mille barbares se répandent sur cent États pourris, divisés, hébétés, gouvernés par des marionnettes de papier mâché. Cette catastrophe était prévue depuis longtemps par les bons esprits: les sots en ont ri, et ont accusé de jacobinisme une prévision qui n'exigeait pas de grands efforts d'intelligence. Beaulieu fuyant à tire-d'aile sur le Tyrol laisse aux Français le champ libre. Ils n'ont à craindre aucun Fabius, ni de batailles de Cannes à gagner. L'Italie est à eux. Le séjour du roi de France au nord, ou au midi, sur le Rhin, ou sur la Néva, me paraît absolument égal. On reviendra toujours à la monarchie; mais, probablement, ni vous, ni moi, ne verrons cet événement. Toute espérance est bannie de mon âme. Ne comptez en aucune manière sur la bonne volonté de votre ami (Pichegru). Je le crois loyal et pur, mais il est impuissant.

Et le 29 mai, Mallet du Pan, toujours clairvoyant, écrit

encore:

Où en êtes-vous donc ? Est-ce au moment présent ou aux prophéties de Nostradamus? Vous me parlez de 175 000 hommes, de plans, de sagesse, de bien parler, d'attaques, de quartiers généraux. Ce sont les fantômes dans les ténèbres de la mort. Baissez la toile, la pièce est jouée on ne se ravise pas avec succès, lorsqu'on a précipité sa ruine par cinq ans de fautes irrémédiables; il n'est plus temps de s'en apercevoir. L'Italie passe tout entière au creuset de la Révolution. Voilà trois électeurs et un stathouder chassés : les rois de Sardaigne et d'Espagne ne tiennent plus leurs couronnes que par la grâce du Directoire. Le pape envoie députés sur députés à Paris pour obtenir miséricorde, ce qu'il n'obtiendra pas, non plus que le roi de Naples. Parlez-moi des 11 867 hommes de l'armée de Condé et des pamphlets de Tinseau et de tous les misérables micmacs de vos entours. Vos illusions ne s'expliquent point (1).

Quelques jours plus tard (9 juin), Montgaillard avoue lui-même son découragement:

(1) Correspondance de Mallet du Pan, II, p. 249.

écrit

J'arrive du quartier général de M. l'archiduc et de Wurmser, il à Mallet du Pan; tout est consommé! On a perdu et la plus belle occasion et les plus grands moyens qu'on ait eus depuis six ans. On attaquait à la fois sur toute la ligne de Bâle à Dusseldorf; les lignes devaient être abandonnées par les républicains. Les généraux avaient fait parler à M. l'archiduc et à Wurmser; celui-ci avait reçu les invitations les plus pressantes de plusieurs villes d'Alsace: mon ami (Pichegru) était là, prêt, disposé à tout ébranler, n'attendant que le moment fixé par les Autrichiens, ayant les intelligences les plus fortes à Paris. Je vous le répète, ma tête est aussi froide que mon cœur est chaud: j'espérais tout, je vous le dis aujourd'hui avec la même conviction, je n'espère absolument rien.

...

Le cœur de Montgaillard est assurément aussi froid que sa tête; il pèse et calcule toutes les chances et bientôt sa résolution est intérieurement prise. Le passage du Rhin par Moreau (23 juin), la retraite des Autrichiens, achèvent de le décider. « Il me fut << alors démontré, a-t-il lui-même avoué, que la restauration de la << monarchie dans la maison de Bourbon était une chose impos<«<sible. » Il ne s'attarde pas aux regrets, cherche prudemment un autre théâtre, feint, pour s'éloigner, une maladie, va de Carlsruhe, à Stuttgard, à Munich et se dirige vers Venise, où il arrive le 2 septembre avec M. du Montet, son secrétaire. Son intention est de sonder Bonaparte dont les succès fixent toutes les espérances, et pour parvenir jusqu'à lui il se présente chez Lallement, ministre plénipotentiaire de la République française, et lui confie en partie le secret de la conspiration du Rhin, qui intéresse au plus haut point le sort de l'État (1); il écrit en même

(1) Il affirme qu'il n'a point combattu les Français, qu'il a plutôt cherché à les délivrer. Il a voulu éclairer les puissances coalisées et non servir leurs intérêts; anéantir les Jacobins et non aider à opprimer ses compatriotes. Il a mérité la haine de Pitt, il n'a point voulu lui prêter sa voix, et a été honoré si particulièrement de son aversion que l'on a cru qu'il avait été forcé de quitter une île où les invitations les plus pressantes l'avaient forcé d'aborder.

Par amour pour son pays, il a voulu y établir le gouvernement monarchique, parce qu'il le croyait le seul propre à faire tomber les armes des mains des puissances coalisées. Il se montre tout entier au Directoire, il lui adresse les ouvrages qui lui prouveront qu'en écrivant contre lui il n'a voulu combattre que les Jacobins dans un temps où ils paraissaient inséparables du gouvernement; il n'a point écrit depuis l'établissement du Directoire. Les principes de justice et de grandeur de la République ne laissent aux

temps à Charles de Lacroix, ministre des affaires étrangères, et obtient une lettre d'introduction auprès de Bonaparte.

Trop habile pour rompre ouvertement avec son ancien parti, Montgaillard, va désormais servir ou trahir deux maîtres et jouer un double rôle. Pendant son séjour à Venise, il ne renonce point aux apparences royales, il voit fréquemment le comte d'Antraigues, agent de Louis XVIII, et cherche à entamer avec lui on ne sait quelle mystérieuse combinaison. Tout en agissant pour le Directoire, il rêve de séduire Bonaparte en lui offrant le gouvernement de la Corse et la main d'une princesse de sang royal. Le comte d'Antraigues le reçoit, correspond avec lui et avec du Montet (1), et le 4 décembre ils ont ensemble cette fameuse conversation (2) mentionnant les détails de la trahison de Pichegru, dont d'Antraigues eut l'imprudence de transcrire le récit, et qui, saisie par Bonaparte, fournit plus tard au Directoire l'occasion d'arrêter Pichegru et d'accomplir le coup d'Etat du 18 fructidor. Les relations des deux intrigants durent sans doute se refroidir, car pour se justifier dans la suite et renier Montgaillard, d'Antraigues écrit le 5 mai 1804 au prince Czartorisky:

« J'ai sous les yeux une lettre de Montgaillard du 7 décembre 1796; je lui disais : << On ne peut vous donner 10 000 écus pour aller chez Bonaparte, c'est trop peu pour lui et c'est trop pour vous. Je ne crains pas que Bonaparte soit votre dupe, et tout ce qu'on peut croire de plus favorable, c'est que vous êtes la sienne. >>

« Il me répond: « Confiez-moi, au nom de Dieu, ces 10000 écus que M. Dracke consent à me livrer, si vous le lui conseillez. Moi, la dupe de

puissances coalisées aucun espoir comme aucun prétexte de continuer la guerre; ce sont ces principes qui engagent Montgaillard à offrir ses services au Directoire, c'est-à-dire à la nation.

Employé dans les affaires les plus importantes, chargé de négociations essentielles, le même sentiment qui l'a porté à quitter la France, le porte aujourd'hui à y rentrer. Ce sentiment est un attachement sans bornes à son pays. Il servira la République avec le même zèle qu'il a employé au service de la monarchie. Ce n'est point par intérêt, ce n'est point par ambition qu'il demande à rentrer, il est plus riche en pays étranger que dans sa patrie; il ne pourrait même être considéré comme émigré. Révolté de la perfidie des puissances, fier des victoires qu'obtiennent les armées françaises comme de celles qui signalèrent le règne de Louis XIV, c'est à la gloire de son pays qu'il désire s'associer (Arch. Nat., f. 7, 6145).

(1) Arch. Nat., AF III, 44.

(2) Moniteur, septembre 1797.

Bonaparte, de ce scélérat! à d'autres, monsieur le comte, je le connais. Échappé des galères de Corse, il n'a pu se débarrasser du bout de chaîne qu'il porte au pied et qu'il promène en Italie en guise d'ordre de chevalerie, et c'est à cela que je l'ai reconnu (1). »

Décidé cependant à voir le vainqueur de l'Italie, Montgaillard laisse M. du Montet à Venise avec ses papiers, se munit des plus importants et part pour Milan; il est arrêté à Fusina par les Autrichiens, envoyé à Padoue le 15 décembre et puis à Trente auprès du général d'Alvinzy. Il invoque aussitôt ses services royaux sur le Rhin, ses relations avec l'archiduc Charles, Wurmser, l'empereur d'Autriche, présente à Alvinzy les papiers qu'il destinait à Bonaparte et qui établissent son identité et l'importance de ses missions; il est si habile, il persuade si sincèrement, que le général d'Alvinzy se livre à lui et laisse pressentir la situation désespérée de Wurmser, assiégé dans Mantoue, avec qui il ne peut correspondre que par la voie de boulettes de cire. Montgaillard apprend ainsi d'avance le jour prochain de la reddition de la place.

Fauche-Borel a insinué que Bonaparte, averti du moyen de correspondance du général autrichien avec Mantoue, connut à propos et en interceptant une de ces boulettes de cire, la détresse de la ville, ainsi que le mouvement projeté pour lui porter secours. La boulette enveloppait un petit papier roulé, contenant en peu de lignes l'avis militaire: avalée par l'espion qui en était porteur au moment où il fut arrêté, et mise en évidence par des évacuations forcées, la bataille de Rivoli fut livrée et Mantoue succomba. Cette communication attribuée à Montgaillard justifierait, sans doute, l'opinion que l'on prête à Bonaparte: « Ce Montgaillard a de l'esprit, de l'intrigue, et l'on en ferait quelque « chose s'il n'était bon à pendre (2). »

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Approcher Bonaparte est impossible, et Montgaillard a d'ailleurs

(1) Arch. affaires étrang., France 633. On ne peut cependant accorder une entière confiance à cette défense car, après avoir écrit une lettre aussi impertinente le 7 décembre, le comte d'Antraigues a continué à correspondre dans des termes sympathiques avec Montgaillard et M. du Montet (lettres des 10. 13, 14 décembre, Arch. Nat., AF, III, 44).

(2) Fabre de l'Aude Histoire secrète du Directoire, III. p. 70.

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