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devoir militaire. Le principe contraire ne mènerait à rien moins qu'à l'interdiction de tout changement de nationalité. Si l'on voulait défendre l'acceptation du service ou de la nationalité à l'étranger, parce que les événements pourraient rendre les deux pays ennemis l'un de l'autre, chacun resterait cloué à son sol, il n'y aurait ni droit d'émigration ni même droit de colonisation. Car, il n'y a pays au monde qui ne puisse avoir une contestation avec un autre pays, et toute contestation peut prendre le caractère belliqueux. D'ailleurs, il reste toujours réservé à l'individu, qu'un sort fatal aurait placé dans la dure alternative de choisir entre la lutte contre ses anciens compatriotes et le défaut de fidélité envers une patrie d'adoption, le dernier et extrême refuge de se délier de sa seconde nationalité. § 82 Enrôlement en vertu d'un traité ou de la coutume ou pour les deux parties

La responsabilité pour un secours d'enrôlement interdit n'est pas diminuée par les faits ou sous les prétextes suivants: 10 qu'un traité de secours a été conclu entre le neutre et l'un des belligérants, soit en vue d'une certaine guerre, soit pour toutes les guerres en général, qu'elles soient offensives ou défensives; 2o que des enrôlements semblables ont eu lieu pendant la paix, d'une façon habituelle; 30 que la même assistance est prêtée aux deux parties belligérantes.

1. Nous avons remarqué, en parlant des devoirs d'abstention tant en général qu'en particulier, qu'il n'est pas de la compétence d'un neutre et d'un belligérant de restreindre par traité tel ou tel de ces devoirs, de manière à diminuer le droit d'un tiers qui n'a pris aucune part à ce traité (§§ 22, 49, 59, 74). La validité de cette règle, notamment à l'égard de l'enrôlement, a été l'objet d'une attention toute spéciale. C'est pourquoi il importe de constater à cet endroit, que s'il est interdit à un État neutre d'enrôler et de laisser enrôler sur son territoire et dans ses ports pour un belligérant, et s'il doit rappeler du service belligérant, lorsqu'éclate une guerre, tous ses fonctionnaires, ces devoirs ne sauraient être moins obligatoires par le fait que le neutre serait convenu avec l'un des belligérants, soit avant soit pendant la guerre, de lui fournir l'aide en question.

Cependant, encore aujourd'hui, plus encore dans la doctrine d'autrefois, on rencontre l'opinion de ceux qui, oubliant que le fondement de l'abstention neutre est dans la prétention légitime de la partie qui serait lésée par le secours belliqueux, et en concentrant le tort entier dans le seul motif offensant, veulent excuser tout enrôlement, fût-il illicite en lui-même, qui pourrait s'appuyer sur un pacte conclu en temps de paix, quand même l'État lésé par l'aide n'y aurait pas participé'.

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Le seul cas, où un traité semble pouvoir être allégué comme justification d'un secours par enrôlement, illicite dans les autres cas, est celui où les deux belligérants, par conséquent aussi l'État contre lequel les enrôlés viendraient à combattre, auraient pris part à l'accord, ou auraient déclaré y adhérer. Tout ayant droit peut renoncer à son droit, semble-t-il, un belligérant autant qu'un autre ce qui ne restreint aucunement la validité de la règle. Nous n'avons trouvé dans l'histoire aucun exemple d'une telle renonciation, et il est difficile d'imaginer un motif qui y entraînerait un gouvernement belligérant jaloux de sa responsabilité. Et du côté neutre aussi, la conclusion d'une convention de cette nature, bien que juridiquement irréprochable, ne serait ni de bonne politique, ni favorable à la neutralité, puisque sa seule justification, à savoir sa reconnaissance par le belligérant qui en souffrirait, ne serait explicable que par un acte irréfléchi de son gouvernement, cause probable de protestations au sein de la nation, et propre à exposer l'État neutre à des complications avec les successeurs du dit gou

vernement.

2. Une aide par enrôlement illicite ne peut non plus devenir légitime par le fait qu'en temps de paix la coutume de livrer des militaires à l'étranger a prédominé dans certaines contrées; car, en temps de guerre l'aide prend une signification toute nouvelle. Les habitants de ces contrées, qui se trouveront, par là, exclus d'un métier lucratif, ne souffriront pas de ce chef autant que les commerçants par suite des lois sur le blocus et la contrebande de guerre, prohibitions

1 Cette erreur est reproduite assez récemment, encore par Manning (pp. 227, 237). Il allègue l'exemple des Suisses. Mais leurs procédés à cet égard, appartenant du reste à une époque passée et à un esprit qui n'a plus cours, sont généralement désapprouvés, entre autres par la Suisse actuelle, et surtout par des publicistes modernes, par exemple Neumann (p. 136) et Phillimore (pp. 234-235).

2 Cas cité par Hautefeuille, t. I, p. 438.

qui interdisent un trafic auquel ils étaient habitués pendant la paix.

Plusieurs peuples montagnards s'étaient habitués autrefois à voir dans l'enrôlement étranger un moyen commode pour favoriser une émigration jugée nécessaire selon la théorie physiocratique alors en vogue, et pour prévenir un surcroît de population hors de proportion avec les forces et la fertilité du sol. Et le mercenaire, une fois entraîné par l'appât des aventures de guerre, ne se souciait plus du foyer de ses pères: il restait à l'étranger. Si l'usage seul conférait le titre juridique, dans ce cas l'enrôlement illicite serait justifié.

Mais, sans relever ce qu'il y a d'erroné dans la théorie qui cherche la source du bien-être, non dans le travail, mais exclusivement dans le sol, il est clair qu'on ne saurait excuser la rupture d'un devoir de neutre en alléguant le soulagement qu'elle apporterait aux soucis économiques du peuple neutre, ou une habitude prise. Le délit de neutralité subsiste par le fait de la lésion du droit du belligérant, indépendamment des intérêts matériels des neutres. Ces intérêts ne peuvent diminuer l'infraction; et un devoir d'abstention qui a pour but de protéger un droit, ne peut pas être modifié par des usages locaux qui n'ont rien de commun avec ce droit. Du reste, quelle autorité déciderait la question de savoir dans quels cas l'habitude de fournir à l'étranger une aide militaire serait, en dépit du droit des gens, enracinée à un tel point que la conscience populaire serait froissée par l'interdiction d'un tel usage? Ce ne serait d'ailleurs qu'une conscience nationale. Quant à la conscience internationale, qui prime tout autre, du moins dans les questions de neutralité, elle n'admettrait pas la légitimité de l'infraction. Quelle autorité fixerait les conditions de la stérilité du sol, rendant nécessaire l'émigration par enrôlement étranger,

à supposer du reste qu'une nécessité semblable pût résulter de la nature du sol? Une nation qui veut fournir à ses fils l'occasion de gagner leur vie à l'étranger, doit choisir un autre expédient que celui qui compromet la neutralité de la patrie.

3. Pas plus qu'un traité ou la coutume, une prestation bilatérale ne peut justifier une aide par enròlement, illégitime en elle-même (cp. §§ 22, 59, 74). L'une des deux parties belligérantes aurait plus que l'autre besoin de l'assistance, de telle sorte que les enrôlés, fussent-ils de force identique des deux côtés - chose presqu'impos

sible, n'amèneraient pas le même résultat de guerre et ne représenteraient pas le même secours. Et l'un des belligérants est presque toujours dans le cas de pouvoir se servir du droit d'enrôlement avec plus d'avantage que l'autre. Tel pays neutre, par exemple, se trouve beaucoup plus éloigné de l'un des belligérants que de l'autre, de manière à rendre plus ou moins illusoire le droit d'enròlement concédé à celui-là. Dans tel autre pays neutre, la nation entière brûle d'envie d'aider un belligérant contre son ennemi: celui-ci n'y trouverait guère à enrôler un seul homme, tandis que celui-là y trouverait toute une armée. A cela viennent peut-être s'ajouter les différences de métier. Une puissance maritime gagnerait un concours précieux de la part des pays qui peuvent fournir beaucoup de marins, comme les États scandinaves; si, dans ce cas, l'ennemi était une puissance territoriale, il n'y aurait pas égalité d'avantages. Et cependant, longtemps après que l'on eût reconnu le droit et le devoir d'un État neutre d'interdire sur son territoire l'enrôlement par ou pour un belligérant, des auteurs ont fait une exception pour le cas où la faculté serait accordée aussi à l'ennemi. Cette opinion se rencontre déjà chez Bynkershoek, et elle est reproduite par Galiani, G.-F. de Martens, Manning, de nos jours même par Twiss d'une manière positive, par Bluntschli et Fiore avec quelque hésitation'.

Mais, plusieurs auteurs de premier ordre et nationalités différentes, Heffter, Hautefeuille, Phillimore, etc., ont nettement réfuté

1 Bynkershoek, cap. XXII; Galiani, part. I, cap. IX, § 4; G.-F. de Martens, § 310; Manning, p. 237; Twiss, § 223; Bluntschli, §§ 761-762; Fiore, § 1551. Galiani s'appuie sur le droit de l'Etat de laisser ses sujets s'expatrier. Mais, outre que l'enrôlement pour l'étranger n'implique pas ipso facto l'expatriation, celle-ci peut être légitime sans qu'une manière de la pratiquer contrairement à la neutralité le soit. Twiss s'exprime en termes qui supposent comme règle le droit de l'État neutre de permettre aux agents d'un belligérant l'enrôlement sur le territoire, en exceplant de ce même droit le cas de concession unilatérale. Les autres partisans du système ont été généralement plus circonspects, en ce sens qu'ils se sont contentés d'établir la défense comme règle, en exceptant le cas de concession bilatérale. Bluntschli estime que l'État qui interdit complètement les enrôlements sur son territoire, respecte mieux ses devoirs de puissance neutre que celui qui autorise les deux belligérants à y lever des troupes; mais il ne pense pas que celui-ci ait manqué aux obligations des neutres. (§ 762. Toutefois, dans l'alinéa i sous le mème paragraphe, il énonce une opinion contraire.) C'est une manière de légiférer périlleuse que d'établir des degrés dans le respect des lois. Lorsque Bluntschli reconnait que l'État neutre qui permet aux deux parties les enrôlements chez lui, observe moins bien la neutralité que celui qui les y interdit absolument, il reconnaît, semble-t-il, que celui-là n'a pas observé le devoir d'abstention neutre. Ce devoir doit être observé entièrement; sinon, il n'est pas observé du tout (cp. suprà, § 59).

Enrôlement en vertu d'un traité ou de la coutume etc. ces principes relâchés. L'enrôlement pour les belligérants, disentils, doit être interdit sur le territoire neutre, et cela absolument, sans condition ni restriction: la concession bilatérale ne saurait couvrir la transgression'.

Aux États-Unis, où tout enrôlement pour belligérant étranger est sévèrement défendu, un rapport du procureur général en 1855 reconnaît néanmoins aux autres Etats neutres le droit de concéder, si leurs gouvernements le trouvent convenable, un tel enrôlement, pourvu que la concession ait lieu également en faveur des deux belligérants. Il semble que cette reconnaissance, contradictoire ou apparente, exprime moins le principe américain relatif au devoir strict de la neutralité, que celui relatif à un usage non encore expressément qualifié par le droit positif de rupture du devoir de neutre.

ARTICLE V

ARMEMENT ET ÉQUIPEMENT

Aperçu historique

Depuis plus d'un siècle, des abus très fréquents ont eu lieu par armements et équipements, en port neutre, de navires de guerre pour compte belligérant. Cette forme de secours belliqueux fut longtemps tolérée, même après que le droit et l'opportunité de la défense eussent été reconnus au gouvernement neutre. La nécessité d'une application constante du droit d'interdiction fut sentie seulement lorsque le développement de la guerre maritime eut rendu insupportable l'exercice du droit laissé aux neutres, de permettre les armements chez eux dans les cas où ils ne trouvaient pas de leur propre intérêt de s'y opposer. Les premiers progrès furent réalisés par la voie conventionnelle, puis l'on passa peu à peu à l'interdiction absolue par législation nationale. C'est principalement dans le Nouveau monde que l'attention a été portée sur le danger de fermer les yeux sur ces sortes de délits de lèse-neutralité, semblables à l'enrôlement et au trafic de contrebande, ou consistant plutôt dans une combinaison des deux.

Et cependant, il est peu de parties du règlement de la neutralité qui soient plus importantes que celle-ci; il est donc nécessaire de lui vouer 1 Heffter, § 147; Hautefeuille, t. I, pp. 435, 459-460; Phillimore, § 153; Creasy, § 552.

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