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sances. Aussi ne tardèrent-ils pas à être adoptés en fait, même hors des États-Unis.

Le recueil de traités nord-américain témoigne en général des efforts du gouvernement de Washington pour étendre les droits des neutres autant que possible. On y remarque surtout sa prédilection d'assurer la liberté des biens transportés sous pavillon neutre. Dès leur indépendance, les États-Unis ont travaillé dans ce but; et ils ont tâché d'insérer dans leurs traités de navigation le principe que le pavillon couvre la marchandise. On le trouve déjà dans leur traité de 1778 avec la France, pacte célèbre qui le répandit au loin. Le gouvernement français, qui paraît en avoir subi l'influence, ne tarda pas à étendre son application à tous les États neutres par voie de législation intérieure, à condition que les autres belligérants feraient de même; et il ordonna à ses croiseurs de ne point inquiéter les navires neutres venant des ports ennemis sans contrebande de guerre. Pendant les années suivantes, nous retrouvons le même principe dans un grand nombre de traités entre les États-Unis et d'autres États, tant en Europe qu'en Amérique. Toutefois, sa propagation par voie conventionnelle à toutes les puissances maritimes, ce qui aurait pu le rendre universel, se heurtant de nouveau à la résistance du cabinet de Londres, les États-Unis furent obligés de l'abandonner déjà dans leur traité avec l'Angleterre en 1794. Le gouvernement de Washington fut forcé ensuite de l'établir avec chaque contractant sous cette condition seulement, que sa validité dépendrait, dans chaque cas spécial, de sa reconnaissance par l'État à l'égard duquel on voudrait l'appliquer. Mais, afin de ne rien négliger pour la diffusion du principe, on insérait alors dans le traité en question une clause mettant à son bénéfice tout État qui l'aurait reconnu, et l'engagement réciproque d'user de toute son influence pour entrainer d'autres États à accorder aux neutres la plus grande liberté possible. Dans le cas où ce but ne pourrait être atteint, les parties contractantes devaient au moins en toute occasion se concéder mutuellement comme neutres le bénéfice du traitement le plus favorable, admis à l'époque. Le cabinet de Washington ne borna point cependant ses efforts à réaliser d'une manière générale la liberté de la propriété sous pavillon neutre. Il s'efforça aussi de mitiger les pertes qu'éprouvaient les neutres par suite du principe d'excepter de cette liberté la contrebande de guerre, en introduisant la règle que les articles de ce genre ne devaient point

être confisqués, mais seulement saisis et séquestrés pour un temps limité.

Du reste les traités américains renferment d'autres dispositions tendant à améliorer les rapports des belligérants et des neutres. Ainsi le traité de 1785 avec la Prusse contient la stipulation de ne point se servir de corsaires dans le cas d'une guerre entre les parties contractantes. Un traité de 1852 avec le Chili déclare que le pavillon neutre protège non seulement la propriété, mais aussi les personnes, même de nationalité ennemie, qui n'appartiennent pas aux forces militaires de l'ennemi.

Ces principes modernes sur la neutralité ont été appliqués par la Cour Suprême de Washington dans tous les conflits ou affaires où les États-Unis ont été intéressés et où des neutres étaient impliqués. Aussi les sentences de ce haut tribunal nous offrent - elles, ainsi que leurs motifs, un riche et précieux exposé de la réforme et du développement du droit des neutres. Elles nous montrent notamment comment le gouvernement nord-américain, qui a si souvent été obligé d'intervenir pour corriger les excès des croiseurs belligérants, surtout pendant les guerres de la grande Révolution entre la France et l'Angleterre, s'est efforcé de maintenir les principes d'une neutralité stricte, même dans les occasions où ceux-ci ont été abandonnés par toute l'Europe. La politique de neutralité des États-Unis, politique droite et claire, présente pendant cette période un contraste frappant avec celle des États européens, dont le caractère est le cynisme et l'arbitraire.

Sans doute, il était plus aisé au cabinet de Washington qu'aux autres de s'abstenir des violations en droit international. Mais aussi ne s'est-il laissé influencer par elles que dans la moindre mesure possible. Si ses protestations restaient sans effet, il usait de contrainte. Ainsi, lorsque la France et l'Angleterre ont essayé, par les décrets criminels de 1806-1810, de se fermer mutuellement le trafic du monde, et que les autres États de l'Europe se sont laissés entraîner à suivre dans cette voie soit l'une soit l'autre des deux grandes puissances, les États-Unis d'Amérique ont au contraire, par le Non-Intercourse-Act du 10 mai 1810, interrompu leurs relations de commerce avec les deux parties belligérantes, qui se sont ainsi placées elles-mêmes en dehors du droit des gens. Il faut avouer que, dans une situation semblable, c'était la seule mesure à prendre, qui fût vraiment digne d'une nation indépendante qui n'avait pas cessé de se respecter elle-mème et qui croyait encore à l'existence d'une justice entre les nations.

Ces deux événements de première importance au seuil de notre époque, savoir la Neutralité armée et l'émancipation des colonies transatlantiques, ont sans doute contribué puissamment à relever le droit de la neutralité, alors même que ce droit, par suite du défaut de causes immédiates, n'a pu être réglé qu'un demi-siècle plus tard sur des bases acceptées par la majorité des puissances. Le désordre exceptionnel causé par les conquêtes ayant cessé, le XIXe siècle a été inauguré par des règles nouvelles, qui, bien que partagées entre différents systèmes, révèlent l'influence prépondérante de la Neutralité armée, ce qui était à l'avantage évident de réformes ultérieures dans le sens d'un respect plus grand du droit des nations pacifiques.

Certes, la confusion qui avait régné pendant le XVIIIe siècle relativement à la situation juridique des neutres, ne pouvait être dissipée par la Neutralité armée seule, ni par les imitations qu'elle provoqua dans l'ancien et le nouveau monde. Mais du moins ont-elles introduit des lois qui, si elles n'ont pas pu obtenir l'assentiment universel, ont pourtant réuni sous un seul et même régime les États neutres et pacifiques, des lois qui ont montré au monde que les neutres n'entendaient pas tolérer plus longtemps la subordination de leurs droits à ceux des belligérants, et qui en définitive ont érigé au rang de règles internationales certains principes de neutralité équitables, jusqu'alors oubliés ou méprisés. Il y a plus. L'agitation des esprits, produite par les événements, en faveur d'un plus grand respect pour les neutres, s'est aussi manifestée dans une rédaction plus précise et plus exacte des lois de la neutralité. De leur confusion se dégagent au début du XIXe siècle quelques points fixes et saillants, parmi lesquels nous signalerons, en premier lieu, la reconnaissance de devoirs réciproques, à savoir: du côté des neutres celui de l'impartialité, du côté des belligérants celui du respect de la souveraineté neutre; de plus, pour ces derniers, la défense de porter les hostilités sur territoire neutre, et pour les premiers, la défense d'abuser de ce même territoire pour des armements contre l'une des parties belligérantes. Il est vrai que ces principes ne furent pas toujours observés; et encore, lorsqu'ils le furent, leur mode d'application même démontrait combien il restait encore à faire pour assurer complètement le respect de la neutralité. Dans la période d'attente entre le Congrès de Vienne en 1815 et celui de Paris en 1856, la réforme demeura suspendue.

Le Congrès de Vienne n'a qu'une importance minime pour le sujet.

qui nous occupe1. Ce grand acte diplomatique met fin, il est vrai, à une série de violations du droit des neutres, qui y sont désapprouvées en principe, de sorte que l'on revient aux maximes antérieures. Du reste il règle quelques autres questions de droit international, qui cependant ne se rapportent pas directement à la neutralité, à moins que l'on n'y veuille compter les arrangements concernant la neutralisation de la navigation sur certains fleuves internationaux. Mais en général le Congrès de Vienne n'intervint pas sensiblement dans les questions relatives à la situation des neutres en temps de guerre. La plus importante et la plus controversée de ces questions, celle de l'immunité du pavillon neutre, est, pendant la période provisoire de 1815 à 1856, restée indécise, résolue de manières différentes, négativement par l'Angleterre, et affirmativement, en général, par les autres puissances. Or, comme aucune grande guerre maritime en Europe n'en rendit nécessaire la solution pendant cette période, on put la différer. En attendant, les puissances ont trouvé prudent de la régler, aussi bien que d'autres questions de neutralité encore indécises, par des conventions spéciales entre elles, bilatéralement, afin d'éviter des conflits inutiles dans le cas d'une guerre subite2. Comme toutefois chaque convention ne pouvait lier que les parties contractantes, mais non les autres États, et que les différents groupes de contractants cherchaient la solution des questions de la neutralité en se plaçant à des points de vue différents, se préoccupant ordinairement d'un but politique plus ou moins accidentel, cette période nous offre le spectacle d'une réglementation confuse et contradictoire. La confusion n'était point limitée aux gouvernements: elle s'étendit aussi à la littérature. A cette époque, le besoin sans cesse croissant d'une protection plus efficace du commerce et de la navigation a notablement augmenté les inconvénients du défaut de réglementation, en faisant naître de nouvelles questions de droit à côté de celles qui existaient déjà. Mais comme parmi les anciens usages, depuis longtemps surannés, bon nombre s'appuyaient sur des préjugés trop fortement enracinés pour pouvoir être de si tôt abrogés,

1 Aussi, l'histoire de la neutralité ne peut être convenablement divisée comme l'histoire moderne en général, d'après les trois grands traités de paix : ceux de Westphalie, de Vienne et de Paris. Elle est plutôt divisée par le Consulat de la Mer, la Neutralité armée et le Congrès de Paris.

2 Parmi les questions qui, à défaut de solution donnée par un congrès universel, furent ainsi réglées par des conventions spéciales, se trouvaient aussi celles d'enrôlement, d'armement et d'équipement sur territoire neutre.

on tâchait de maintenir les moins intolérables, en les adaptant à l'esprit du temps. Par malheur ces mesures, souvent prises dans l'intention fort louable de concilier des théories opposées, ont abouti au résultat contraire; car, les modifications étant introduites d'après des principes différents dans les diverses législations, la confusion, au lieu de diminuer, augmenta par suite de la multiplicité même des lois.

Le désaccord subsista donc tant dans la théorie que dans la pratique, et cela, malgré le vif échange des idées et l'intérêt qu'éveillait la matière. Comme toujours, la divergence se produisit principalement entre l'Angleterre d'un côté et les autres puissances de l'autre. L'Angleterre voulait avant tout conserver le droit de visite dans toute son étendue. Elle ne reconnaissait pas même la légitimité de l'institution du convoi, et elle se refusait obstinément à renoncer au droit de saisir la propriété ennemie sous pavillon neutre. Tandis que la plupart des autres États réclamaient la liberté du pavillon et la plus grande restriction possible des visites, à cause de leur incompatibilité avec la souveraineté de l'État, l'exterritorialité de ses navires et les intérêts du commerce et de la navigation. Tant qu'existait le droit de visite, surtout tant qu'il pouvait être exercé contre des navires neutres qui ne transportaient aucune contrebande de guerre, sur un simple soupçon que des marchandises ennemies pouvaient se trouver à bord, le commerce pacifique n'avait aucune garantie contre l'arbitraire des croiseurs en temps de guerre. Ceux-ci pouvaient alors, avec ou sans raison, sous prétexte que les papiers de bord ne contenaient pas des preuves suffisantes pour constater la neutralité de la cargaison, arrêter les navires neutres, les retenir et les retarder par des recherches minutieuses, s'en emparer même et les détourner de leur route, pour les mener devant les tribunaux de prises du belligérant, où la procédure pouvait ensuite être prolongée à l'infini à cause de la difficulté de démontrer clairement l'origine, la propriété réelle ou la provenance de toutes les marchandises.

Il est vrai que ces inconvénients, et les désagréments qui en résultaient, n'auraient pu être complètement dissipés par la seule stipulation que le pavillon neutre couvrirait la propriété ennemie, tant que la contrebande de guerre demeurait exceptée de la protection. Mais, toujours est-il qu'ils auraient sensiblement diminué; car il est bien plus facile et plus expéditif de constater simplement la présence à bord de certains articles, que de prouver leur provenance.

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