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sions rendent séduisants, et les abus des condescendances, et les représailles démesurées en cas d'erreur.

La sécurité des neutres exige donc que, sur chaque point, ils s'instruisent à la fois de leurs droits et de leurs obligations. Pendant des hostilités, surtout entre des voisins puissants, ils n'auront guère de chance d'être ménagés à moins d'user de leur droit tout entier, sans jamais aller au delà, ce qui présuppose avant tout une connaissance exacte de sa limite, souvent assez difficile à poser.

Jusqu'ici, la doctrine n'a aidé que bien imparfaitement à préciser cette limite.

Sans doute, elle a rencontré, en essayant de remplir sa tàche, de très grandes difficultés, notamment celle qui naît de la déplorable division du monde en deux camps opposés, dont l'un, représenté principalement par les partisans d'une ancienne suprématie sur mer, a dénié aux neutres les droits même les plus naturels, tandis que l'autre, représenté par la grande majorité des législateurs et des publicistes, exigeait que la neutralité fût réglée sur des bases de droit et non d'intérêt isolé. Heureusement, ce conflit qui remonte au moyen age, semble toucher à sa fin. Aujourd'hui, un esprit plus éclairé commence à prévaloir, même chez ceux qu'eût pu aveugler la tentation d'abuser de la prépondérance de leurs forces maritimes. Il est aussi intéressant qu'instructif d'observer les progrès graduels de l'entente tant dans la littérature qu'auprès des gouvernements.

Ces progrès ont été singulièrement facilités par le revirement qui s'est opéré dans le Nouveau monde. En effet, le développement des idées américaines sur la neutralité nous offre le spectacle d'une marche, lente et prudente mais systématique, qui, ayant pour point de départ les traditions originales de la mère-patrie, aboutit, par une généralisation des théories, aux maximes larges et humanitaires de l'Europe moderne, bien mieux adaptées à la conscience internationale et aux institutions avancées d'une société libre de préjugés his

toriques. Les Américains du vieux type, tels que Kent, Story et Wheaton, parlent à peu près - ou répètent sans le désapprouver le langage despotique ou du moins fort dur de sir Will. Scott, Manning, Wildman, etc.; tandis que les contemporains, Woolsey, Field et autres, s'associent franchement aux principes de droit plus objectifs énoncés depuis longtemps en France, en Allemagne et en Italie, par la plupart des auteurs de valeur, tels que Heffter, Ortolan, Hautefeuille, Bluntschli, Gessner, Bulmerincq, etc. Il y a plus. Ce qui semble surtout contenir des promesses pour l'avenir, c'est que ce même Empire maritime dont les croiseurs et les juges ont autrefois acquis, dans les annales des prises aussi bien que dans les traités des savants, une si triste célébrité à cause des souffrances imméritées qu'ils ont infligées aux neutres, a vu naître dans son propre sein une révolution des esprits qui va inaugurer une ère toute nouvelle et meilleure. La génération actuelle, tant les écrivains que les hommes d'État, y comprenant mieux que les générations précédentes les vrais intérêts d'une puissance maritime qui soit saine et durable, parait vouloir s'entendre loyalement avec les autres puissances sur des fondements juridiques qui seraient acceptables partout. De cette entente naitra, espérons-le, une domination qui ne sera plus basée sur la violence mais sur l'influence. Elle sera à la fois plus respectée et plus solide, étant plus juste.

Toutefois, le résultat de cet esprit nouveau ne pourra devenir complet que lorsque l'état des choses en Europe aura donné lieu à un nouveau congrès du caractère de celui de 1856 et qui puisse continuer l'œuvre inaugurée alors. En attendant, le jurisconsulte auquel incombe la tàche de fixer les règles de la neutralité, ne saurait se soustraire au problème de concilier en les modifiant les lois qui, bien que condamnées en théorie, ne sont pas encore définitivement abolies, avec les principes modernes établis.

Par malheur, ce problème -de la solution duquel dépend si essentiellement le succès de tout essai de régler aujourd'hui

la neutralité —, déjà difficile en lui-même, le sera plus encore par suite de l'état de confusion où se trouve cette branche de la science juridique. De toutes les parties du droit international, aucune n'a été laissée dans un état plus anarchique que la neutralité; et il n'existe guère, jusqu'ici, de droits moins reconnus que ceux des neutres. Dans nul autre domaine les opinions ne sont aussi diverses, les principes moins clairs, le désaccord plus évident. En recherchant les sources des règles positives, nous nous heurtons partout à la même indécision dans les recueils de lois et de traités, dans les usages et les coutumes, dans la doctrine. Nulle part, on ne distingue avec précision entre le subjectif et l'objectif. Derrière le traité international, tout comme derrière le décret national, se cache le mobile d'une politique accidentelle dépourvue de tout but constant et régulier. L'usage est souvent le fruit d'un préjugé suranné qui, malgré son manque de motifs sérieux, a bravé les siècles parce qu'il avait sa racine dans la faiblesse humaine. La doctrine, enfin, n'a guère exprimé jusqu'à notre époque autre chose que des avis personnels, où l'impartialité est à peu près aussi rare que dans la théorie plus ou moins exclusive qui les a fait naître.

Le législateur placé entre des fondements juridiques aussi incertains, propres tout au plus à un exposé de précédents et de faits, mais d'une utilité contestable quand il faut formuler des lois en harmonie avec la conscience internationale contemporaine, ce législateur se trouve en présence d'une mission extrêmement difficile. En effet, il s'agit d'accommoder la coutume au principe. Et, de plus, il faut trouver l'une et l'autre chose épineuse, vu le grand nombre d'usages et d'opinions contradictoires. On ne saurait accepter comme modèle absolu de la règle, ni la théorie dans son abstraction, ni l'usage dans sa réalité. La théorie, si on l'isole des faits et des traditions, imparfaits mais enracinés, ne peut formuler aucune loi applicable aux circonstances. D'un autre côté, l'usage, si on l'acceptait comme règle malgré son injustice, donnerait lieu à des atteintes continuelles au droit.

Pour éviter ces écueils nous avons cherché, autant que possible, à nous tenir dans un juste milieu. D'une part, nous avons tâché de tenir compte de la coutume, en tant que nous avons formulé la loi bien moins selon notre propre désir, que d'après sa teneur telle que nous avons cru la trouver reconnue et approuvée par la grande majorité des États. D'autre part, nous n'avons pas hésité à rejeter une tradition qui, bien que préconisée naguère, a évidemment cessé de répondre à la conscience juridique des nations.

En général, nous évitons d'entremêler la réglementation internationale et les législations nationales, comme cela s'est tant pratiqué au détriment de l'unité du droit des gens et de l'accord entre les États. L'ancienne prétention de quelques puissances, d'attribuer à leurs décrets nationaux l'importance de lois universelles, a plus que toute autre chose mis obstacle aux progrès et à la codification du droit des gens. Aussi les congrès et la doctrine de notre époque tendent-ils à régler celui-ci de telle manière qu'il puisse se suffire à lui-même; et plus il sera complet, moins il sera nécessaire de suppléer à ses lacunes par des lois qui ne sont acceptées que par tel ou tel État. D'autre part il est évident que, là où l'accord universel sur les règles à adopter fait encore défaut, il sera difficile de ne tenir aucun compte des législations nationales, dans un traité scientifique qui veut être plus qu'un simple exposé de théories abstraites. Non pas, que les décrets nationaux puissent y remplacer les règles internationales. Mais ils peuvent servir d'exemples et d'appui aux propositions de l'auteur. Ce qui se retrouve plus ou moins identiquement dans la plupart des législations, peut être réputé exprimer l'opinion prédominante dans le monde, opinion qu'aucun gouvernement ne pourrait, sans de graves inconvénients, dédaigner dans ses relations extérieures, et qu'il faudra toujours faire entrer en ligne de compte dans une certaine mesure. Tout État soucieux de son honneur se considérera comme lié, même vis-à-vis de l'étranger, par les principes dont il s'est lui-même déclaré partisan en les faisant rentrer dans ses propres lois, encore que

ces lois ne fussent pas juridiquement des règles de conduite obligatoires au delà des limites de ce même État.

Voilà quelle est, si nous ne nous trompons, la portée de la législation nationale dans le domaine international. La signification ne saurait en être méconnue dans une réglementation. où les États ne possédent encore d'autres lois que celles dont la validité dépend de leur libre consentement. Aussi n'avonsnous pu éviter d'insérer dans cet ouvrage, qui traite de la partie du droit international public la moins réglée et où les États sont encore le moins d'accord, des extraits de quelquesunes des législations nationales les plus remarquables sur les points en question, soit comme compléments des aperçus historiques, soit pour prouver que des règles qui autrement pourraient être qualifiées d'innovations ont en réalité un fondement antérieur, soit enfin à titre de simple information, surtout dans les cas où le caractère international de la réglementation n'est pas encore clair ou pertinemment reconnu (par exemple dans les questions relatives à l'asile, au refuge dans les ports, au droit de prise, à l'aide prêtée par armement ou équipement, etc.). En agissant ainsi, nous n'avons nullement. entendu attribuer aux législations nationales citées aucune validité internationale.

L'ouvrage livré ici à la publicité est une reproduction améliorée de l'édition originale, publiée de 1889 à 1891 à Stockholm en suédois et intitulée Neutralitetens Lagar. Cela explique le fait que nous n'avons pu citer aussi régulièrement que nous l'aurions désiré, quelques ouvrages très méritoires, notamment ceux de nos estimés collègues de l'Institut de droit international MM. F. de Martens, Pradier-Fodéré et Rivier, dont les tomes qui traitent de la neutralité ont paru postérieurement à l'élaboration de notre première édition.

L'AUTEUR

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