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grandeur et l'unité de la France par l'abaissement de la féodalité. Après la Fronde, la noblesse française renonça à disputer à la royauté le pouvoir politique; elle ne songea plus qu'à environner le trône et à en rehausser la splendeur. Ce que produisit cette disposition nouvelle des esprits et cet entraînement presque unanime de la noblesse française vers la royauté, l'histoire le racontera éternellement. On a beau exalter l'Angleterre, on ne fera pas qu'à aucune époque de son histoire la société anglaise ait jeté l'incomparable éclat de la société française au XVIIe siècle. Les admirateurs les plus ardents des EtatsUnis n'espèrent pas sans doute que la société américaine soit jamais appelée à donner au monde un pareil spectacle. Même au XVIIIe siècle, la France resta le foyer des lumières et de la civilisation en Europe. D'autres peuples ont pu montrer plus d'esprit politique ou plus d'esprit commercial, aucun n'a pu disputer à la France la suprématie de l'intelligence et le sceptre de l'opinion. D'autres peuples ont pu être mieux placés que la France pour profiter des divisions de l'Europe et pour asseoir leur grandeur sur les rivalités du Continent, aucun n'a écrit dans ses annales des pages plus glorieuses, ni porté si haut l'honneur militaire. L'ancien régime a donc plus d'un côté par où il peut suffire à notre orgueil national.

Ce n'est pas par ces côtés que l'envisage M. de Tocqueville. Il s'attache à montrer, sous l'ancien régime, l'abaissement continu de la noblesse, la décadence des vieilles franchises du moyen âge et le progrès croissant de l'autorité royale et de la centralisation administrative. Il considère que la révolution est venue continuer, sous ce rapport, l'œuvre de l'ancien régime; elle a achevé d'abattre la noblesse et a ajouté encore à la puissance de la centralisation. C'est là que M. de Tocqueville aperçoit le principal obstacle au développement des libertés publiques. Au contraire, les derniers vestiges du régime féodal, ces franchises autrefois établies au profit de l'aristocratie ou au profit des villes et communautés d'habitants, lui paraissent le véritable fondement de la liberté. Aussi l'auteur n'hésite pas à affirmer qu'il y avait sous l'ancien régime plus de liberté que de nos jours. « On aurait bien tort, dit-il, de croire que l'ancien régime fut un temps de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de liberté que de nos jours; mais c'était une espèce de liberté irrégulière et intermittente, toujours contractée dans la limite des classes, toujours liée à l'idée d'exception et de privilége, qui permettait presque autant de braver la loi que l'arbitraire, et n'allait presque jamais jusqu'à fournir à tous les citoyens les garanties les plus naturelles et les plus nécessaires; ainsi réduite et déformée, la liberté était encore féconde. C'est elle qui, dans le temps même où la centralisation travaillait de plus en plus à égaliser, à assouplir, à ternir

tous les caractères, conserva dans un grand nombre de particuliers leur originalité native, leur coloris et leur relief... »

Nous reconnaissons qu'au XVII et au XVIIIe siècle, les institutions administratives de la France se sont développées aux dépens des anciens priviléges et des anciennes franchises du moyen âge. La royauté poursuivait-elle en cela un but systématique? Nous ne le pensons pas. Elle obéissait à des nécessités souvent impérieuses et se proposait d'ordinaire de substituer une administration plus régulière à une administration désordonnée, arbitraire ou incapable. Lorsque Louis XIV, écoutant les inspirations de Colbert, rendit le célèbre édit de 1683 et interdit aux villes et communautés d'aliéner leurs biens patrimoniaux et de contracter des dettes sans autorisation, il établit en effet le principe de la tutelle administrative, mais il l'établit dans l'intérêt même des villes et communautés et nullement dans un but politique. « Nous avons particulièrement considéré le bien et le soulagement de nos peuples, porte le préambule de l'édit.... et quoique nous avons la satisfaction de voir la plus grande partie des généralités de notre royaume jouir du bien que nous lui avons procuré pour la liquidation et l'acquittement desdites dettes, nous voulons porter nos soins plus avant et les empêcher de retomber à l'avenir dans le même désordre duquel nous les avons tirés, en restreignant par un bon règlement la liberté trop grande que lesdites villes et communautés ont eue de s'endetter par le passé. » Lorsqu'un siècle plus tard, Turgot obtint de Louis XVI l'abolition des jurandes, maîtrises et anciennes corporations, il s'attaquait également à certaines franchises du moyen âge. Quelques admirateurs attardés de l'ancien régime le blâment encore aujourd'hui, mais la postérité lui rend plus de justice et reconnaît qu'il a réalisé des réformes que rendaient nécessaires les progrès du commerce et de l'industrie. Turgot voulut pousser plus loin ces réformes et se brisa contre les résistances des ordres privilégiés, qui songeaient à défendre leurs intérêts, mais qui ne songeaient guère à défendre la liberté. Sous l'ancien régime, la suppression des franchises du moyen âge et le développement de la centralisation administrative a été en général l'œuvre de grands ministres qui ne cherchaient autre chose que le bien de l'Etat, et se proposaient surtout d'établir l'ordre et la règle dans les affaires publiques. Ils avaient réussi sous bien des rapports; et si l'on veut rechercher comment la France était administrée au XVIIe et au XVIIIe siècle et comment elle l'avait été au moyen âge, on sera obligé de reconnaître que le pays avait beaucoup gagné au développement de la centralisation administrative.

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Cependant, en 1789, les institutions administratives de l'ancien régime n'étaient plus en rapport avec le développement de l'esprit public. Les relations des différentes autorités publiques les unes avec les autres étaient réglées par des lois, des traditions et des principes. que condamnait hautement l'opinion. Necker et Calonne épuisèrent toutes les ressources de leur esprit à domiuer une crise financière qui n'eût pas même été aperçue avec un autre système d'impôts et une organisation meilleure des finances publiques. Partout on sentait la nécessité des réformes, le roi lui-même en avait pris l'initiative, et ce n'est qu'après avoir échoué contre les résistances des parlements et l'aveuglement des ordres privilégiés qu'il fut amené à convoquer ces Etats-Généraux dont la réunion fut le signal de la révolution. Malgré les progrès relatifs que l'administration avait faits en France dans les deux derniers siècles, on a peine à comprendre aujourd'hui le désordre qui y régnait encore avant la révolution. Non-seulement le système général des impôts était vicieux et injuste, mais la perception en était arbitraire et vexatoire; enfin l'emploi de la fortune publique n'était soumis à aucun contrôle sérieux et régulier ni dans l'Etat ni dans les provinces. Il faut relire les rapports présentés à l'Assemblée constituante sur les finances pour pouvoir mesurer les vices de l'administration sous l'ancien régime. Dans la séance du 9 septembre 1791, M. de Montesquiou présentait un rapport général sur la situation financière et s'exprimait ainsi : « Le long asservissement de la nation française l'avait accoutumée à regarder la fortune publique comme le domaine particulier de ses rois. On connaissait depuis longtemps le dérangement de leurs affaires et l'on continuait cependant à traiter avec eux comme avec les riches malaisés auxquels on fait payer bien cher les secours dont ils ont besoin. De temps en temps, à la vérité, sous prétexte de l'intérêt public, ces puissants débiteurs s'étaient permis de manquer de foi à leurs créanciers; au reste, le plus profond mystère avait constamment enveloppé le système de gouvernement : 1° parce qu'il avait été assez rarement pur ou assez bien ordonné pour qu'on osât le montrer ; 2° parce qu'une semblable cominunication aurait pu faire croire à la nation qu'elle lui était due; 3° parce que l'importance du ministre gagnait beaucoup à cet air de mystère... » Après cet aperçu général sur le système financier de l'ancien régime, M. de Montesquiou explique les causes du déficit : « A défaut d'emprunts revêtus d'un caractère public, on avait vendu les revenus de l'année suivante, et

cette manière de consommer l'avenir à l'avance n'était plus cachée; le mot d'anticipation ne présentait plus qu'une idée commune. Enfin, à défaut d'emprunts et d'anticipations, car tout a un terme et partout on l'avait atteint, on avait pris le parti de retarder indéfiniment les salaires ou les intérêts dus par l'Etat. Il n'existait pas une partie de l'administration, la solde des troupes exceptée, où il n'y eût un arriéré de plusieurs années, dont aucun état même pût constater la quotité. Ceux à qui l'Assemblée nationale a confié le soin de débrouiller ce chaos sont tous les jours plus étonnés et de la dilapidation de l'ancien gouvernement et de la patience de ses créanciers. Ici l'injustice est d'autant plus horrible qu'elle était secrète et que le plus scandaleux désordre n'avait ni limites ni le salutaire frein de la honte. » L'auteur de ce rapport, M. le marquis de Montesquiou, était cependant un député de la noblesse et l'un des hommes modérés de l'Assemblée nationale. Que serait-ce donc si nous rappelions les éclats d'indignation et d'éloquence de Mirabeau dans son célèbre discours sur la banqueroute : « Deux siècles de déprédation et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir. Il faut le combler ce gouffre effroyable. » Telle était la situation des finances de l'Etat; voyons maintenant la situation des finances dans les provinces.

Les procès-verbaux des premières assemblées départementales qui se réunirent après la révolution contiennent à ce sujet les plus curieuses révélations. Pressé sans cesse par le besoin d'argent, l'Etat s'emparait des fonds spécialement affectés aux dépenses des provinces. Pour faire face aux frais nécessaires de leur administration, les intendants étaient obligés de recourir à toute sorte d'expédients. Ils avaient établi, sous le nom de fonds variables, une sorte de chapitre extraordinaire de leur budget où ils retenaient les fonds disponibles, en présentant aux ministres des états supposés de dépense. Les procès verbaux des premières assemblées départementales de la Gironde, en 1791 et 1792, contiennent la singulière histoire de ces fonds variables. Nous avons étudié attentivement ces procès-verbaux, réunis par les soins de M. Emérigon, et nous y avons vu que les expédients dont nous parlons étaient passés, avant 1789, dans la pratique administrative. Il ne faut pas s'étonner de l'indignation de nos pères quand tous ces secrets de l'administration de l'ancien régime furent dévoilés à leurs yeux. La révolution ne réussit guère d'abord à réparer tout ce désordre. Elle l'augmenta plutôt en confiant l'administration à des hommes nouveaux et sans expérience, et en recourant ensuite à des procédés financiers tout à fait tyranniques pour subvenir aux besoins de la guerre qui ne tarda pas à éclater.

IV

L'ordre n'a été établi dans l'administration française que sous le consulat. C'est de cette époque que datent toutes les grandes institutions administratives qui donnent aujourd'hui aux immenses ressources du pays un emploi et une direction si régulière, si éclairée et si sûre. Non-seulement M. de Tocqueville néglige complétement cet aperçu historique, mais nous lisons dans son livre un passage qui est de nature à induire en erreur les hommes peu versés dans l'histoire des institutions administratives de notre pays. Voici ce passage : « J'ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous avions des assemblées politiques en France, qui disait en parlant de la centralisation administrative : « Cette belle conquête de » la révolution, que l'Europe nous envie. » Je veux bien que la centralisation soit une belle conquête, je veux bien que l'Europe nous l'envie; mais je soutiens que ce n'est point une conquête de la révolution. C'est au contraire un produit de l'ancien régime... » Il y a ici une équivoque qu'il ne faut pas laisser subsister. Tous ceux qui connaissent un peu notre administration savent à merveille que la centralisation administrative a commencé sous l'ancien régime, mais ils savent aussi que l'ancien régime n'apportait à la révolution qu'un principe mal défini et mal organisé, et que les institutions du consulat ont précisément eu pour effet de donner à ce principe une organisation et des règles toutes nouvelles. L'orateur cité par M. de Tocqueville le sait aussi bien que personne, et, dans son Histoire du Consulat, il explique en détail le mécanisme de ces institutions nouvelles, puis il ajoute : « Telle est cette admirable hiérarchie à laquelle la France doit une administration incomparable pour l'énergie, la précision de son action, la pureté des comptes, et qui est si excellente qu'elle suffit en six mois, comme on le verra bientôt, pour remettre l'ordre en France, sous l'impulsion il est vrai d'un génie unique, le premier consul... » Et, ce qu'il importe surtout de remarquer, c'est que le premier consul ne inanqua pas d'ajouter à la centralisation administrative un ensemble de règles et de garanties qui manquaient presque absolument sous l'ancien régime. Les préfets peuvent avoir, sous certains rapports, des attributions qui rappellent celles des intendants, moins cependant le mystère et le bon plaisir, et les expédients financiers destinés à tromper les ministres. Le grand homme, que les partis s'acharnent à représenter aujourd'hui comme le fondateur du despotisme, eut soin de placer l'admi

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