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M. Simon se plaint amèrement, dans l'avertissement qui précède la troisième édition de son livre, de l'apathie inintelligente du pays et de son indifférence pour les choses de l'esprit. Ne semble-t-il pas qu'il y ait une contradiction entre cette plainte désolée de l'auteur et la fortune de ses récents ouvrages? Je comprendrais ce pessimisme dans un philosophe qui n'aurait rencontré qu'un accueil distrait et froid. C'est une tentation trop naturelle, chez les écrivains, de mettre leurs échecs au compte du public. Mais ici, il y a eu tout juste le contraire d'un échec, et le succès affermi, étendu, de la Religion naturelle et du Devoir, classe désormais ces deux livres parmi les œuvres durables de la philosophie française. Il n'y a pas trop lieu, ce me semble, de déplorer l'affaissement des intelligences. Que M. Simon me le pardonne, mais je vois dans cette page presque de l'ingratitude envers ce public français si intelligent, si vif, si empressé aux bons livres, alors même qu'on ne le croit occupé que de jeux de Bourse et de chemins de fer. Dans quel temps les œuvres philosophiques, en France, ont-elles rencontré un accueil plus empressé, plus d'approbations enthousiastes ou de plus vives discussions, ce qui est une autre forme de l'intérêt public? M. Simon à lui

TOME XXIX. - 31 DÉCEMBRE 1856.

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seul, ses deux livres à la main, m'apporte deux exemples irrécusables de cette faveur populaire, reconquise par la philosophie. Aije besoin de parler de M. Cousin et des éditions multipliées de ses derniers livres? Faut-il rappeler les nombreuses sympathies qui se sont déclarées autour de Terre et Ciel? Jamais peut-être, au XIXe siècle, le grand public, celui qui ne fréquente pas les cours de la Sorbonne, ne s'est plus vivement préoccupé des graves questions que débattent ces œuvres, devenues si vite célèbres. Il faut bien en convenir, M. Simon a tort, et ce qui est piquant, il a tort contre son propre succès.

La Religion naturelle avait contre elle un redoutable souvenir, le souvenir du Devoir. Rien n'est difficile comme de réussir deux fois de suite dans la même veine d'idées. Cette fortune, singulièrement rare, est arrivée à M. Simon. Il y a eu récidive de succès. On a retrouvé dans son nouveau livre les mêmes qualités, la souplesse du talent, l'art de plier les idées philosophiques aux formes littéraires, je ne sais quelle grâce aisée et lumineuse dans les problèmes les plus arides, et, par-dessus tout, cette magie de l'écrivain, j'allais dire de l'orateur sympathique, qui sait donner à tout ce qu'il dit l'irrésistible accent de la conviction émue. On entend parler l'auteur; il y a de l'émotion dans sa voix; il y a comme des gestes d'âme dans ce style agissant et vivant. La philosophie s'y rencontre dans un agréable mélange avec l'austère éloquence et la poésie grave qui sort des choses humaines. Un goût rigoureux pourrait retrancher ici et là quelques apostrophes et quelques élans. Je le regretterais. Il faut laisser à chaque style sa physionomie. En somme, la langue de l'auteur de la Religion naturelle est une belle langue, ferme dans sa souplesse, imagée dans sa précision, et dont l'agrément solide n'impose aucun sacrifice à la gravité ni à la justesse de la pensée.

Il ne me coûte pas d'accorder beaucoup à M. Simon. Il ne me coûtera pas davantage de discuter, en toute liberté, certains aperçus de son livre. Les œuvres sérieuses s'honorent par l'égale franchise du critique et de l'auteur.

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Et, tout d'abord, disons que le titre a inquiété, non sans motif, plus d'une conscience. Il semble que ce soit bien peu de chose qu'un titre, deux mots, trois au plus. Ce peu a son importance pourtant, surtout quand ces deux mots sont : la Religion naturelle.

J'avoue en toute humilité, et sans me piquer autrement d'un scrupule inattendu d'orthodoxie, que ce titre m'avait mis en défiance. Non pas, Dieu m'en garde, qu'il me vienne à la pensée de nier qu'il existe une religion naturelle, si par là on veut entendre simplement un certain ensemble de vérités religieuses et morales, susceptibles d'être naturellement perçues et démontrées par la raison pure. Ce

serait me mettre en contradiction avec l'évidence aussi bien qu'avec l'Eglise catholique elle-même, représentée par ses théologiens les plus autorisés. Ce serait être ridiculement orthodoxe, plus orthodoxe que le Pape lui-même et que la congrégation de l'Index qui a proclamé, dans un décret célèbre et récent, les droits imprescriptibles de la raison. La justification de la religion naturelle ainsi entendue est tout entière dans ces trois articles : « Quoique la foi soit audessus de la raison, il ne peut y avoir entre elles aucun dissentiment véritable, et elles se donnent, au contraire, un mutuel appui, parce qu'elles viennent l'une et l'autre de la même source, et s'appuient également sur la parole de Dieu. On peut prouver avec certitude, par le raisonnement, l'existence de Dieu, la spiritualité de l'âme et la liberté de l'homme. La foi est postérieure à la raison, et par conséquent elle ne peut être justement alléguée pour prouver l'existence de Dieu aux athées, la spiritualité de l'âme aux matérialistes, et la liberté aux fatalistes. L'usage de la raison précède la foi. La raison conduit l'homme à la foi, avec le secours de la raison et de la grâce. » Il est bon de rappeler, en toute occasion, cette formule large et libérale. On ne saurait condamner plus expressément l'arrogant pyrrhonisme de certains théologiens sans titre et docteurs sans diplôme, grands pourfendeurs de la raison et de la science humaine.

Oui, il y a incontestablement, au sens propre, une religion naturelle; mais les mots ont leurs fortunes, et le hasard en dispose parfois d'une étrange manière. Tel mot, inoffensif par lui-même, a reçu de l'usage une signification menaçante. Le sens véritable et primitif s'est comme perdu et absorbé dans le sens ultérieur, imposé, usurpé par les intérêts ou par les passions. Ç'a été le sort de cette expression qui dit simplement et justement ce qu'elle veut dire, la religion naturelle, mais que les passions hostiles du dernier siècle ont dérivée de sa signification originelle, pour y ajouter une menace et un défi. On sait quel usage Voltaire a fait de ce mot, qui, pour lui, ne signifie pas seulement un ensemble de vérités saisies par la raison, mais qui implique la négation des dogmes révélés comme inutiles et superstitieux. Dans Voltaire et son école, la religion naturelle s'oppose aux religions positives, comme la vérité aux préjugés, comme le bon sens au fanatisme. C'est la nature, œuvre sincère et authentique de Dieu, mise en face des mensonges intéressés de ses faux interprètes. En se servant de ce mot, le XVIIIe siècle proposait hardiment un nouvel idéal religieux à la conscience de l'humanité, une religion, non-seulement sans mystères, mais presque sans dogmes, puisqu'elle se contentait de nommer Dieu sans vouloir approfondir sa nature, et qu'elle égalait dans ses haines clair

voyantes le christianisme et la métaphysique. A tort, sans doute, la religion naturelle a gardé la mauvaise réputation que lui a faite le patronage compromettant de cette philosophie. Quand on prononce ce mot, il semble toujours qu'on sous-entende la négation du christianisme. Voilà pourquoi plus d'un lecteur aura senti passer dans sa conscience quelque chose comme une vague inquiétude en lisant ce titre au frontispice du livre. Voilà pourquoi aussi je regrette ce titre, parce qu'il en dit plus que ne veut en dire l'auteur et qu'il semble rattacher son œuvre à la tradition du spiritualisme dépouillé et négatif de Voltaire. Je sais bien, d'autre part, que par lui-même ce titre devait attirer une catégorie très nombreuse de lecteurs, que leurs opinions, indécises sur tout le reste, arrêtées sur un seul point, mettent en dehors des religions positives. Mais je sais aussi que M. Simon, par son caractère, répugne à l'emploi de ces amorces vulgaires, et que sa philosophie sincère n'irait jamais demander un succès de curiosité au petit scandale d'un titre attractif et piquant, dont les tristes promesses seraient du reste heureusement démenties par l'élévation, la fermeté des doctrines de l'auteur et le respect profond qu'il professe à chaque page de son livre pour le christianisme. Non, ce n'est pas là cette aride religion naturelle du XVIIIe siècle qui, à force de simplifier le bon sens, l'avait réduit à deux ou trois affirmations timides et isolées au milieu d'une négation universelle. C'est une large et conciliante doctrine qui se rattache à la plus haute métaphysique et qui laisse subsister à côté d'elle, en face d'elle, le dogme chrétien, protégé contre les ironies banales par une sympathie profondément sentie, vivement exprimée. Mais alors pourquoi laisser subsister l'équivoque pénible d'un titre belliqueux et menaçant, quand les plus belles pages du livre sont dictées par un sincère amour de la paix? On trouvera notre scrupule excessif; soit, nous l'exprimons dans toute sa naïveté. Nous ne demandons pas mieux que d'avoir tort et de voir enfin restituer son vrai sens à ce beau mot de religion naturelle, dont les passions du dernier siècle ont fait un symbole hostile et un drapeau. Qu'il soit bien entendu, désormais (nous n'y contredirous pas pour notre part), qu'aucune arrière-pensée ne se dissimule derrière ce mot, redevenu inoffensif, et que la religion naturelle ne signifie pas autre chose que cet ensemble de vérités relatives à Dieu, que la raison découvre par ses propres lumières, et que la philosophie spiritualiste avait coutume d'appeler simplement Théodicée. N'élevons pas une querelle de mots à la hauteur d'une objection.

Le plan du livre est vaste et simple. Il comprend tous les grands problèmes de la théodicée et de la morale religieuse; la question de l'existence et de la nature de Dieu, posée, discutée et résolue aver

une hardiesse originale; la thèse fortement développée de l'incompréhensibilité de Dieu; une lumineuse réfutation du panthéisme, ramené à trois points fondamentaux et pressé par une dialectique intrépide dans ses arguments les plus chers; la démonstration de la providence et du mode d'action de Dieu qui est le gouvernement du monde par des lois générales; l'examen des objections tirées de l'existence du mal et de l'immutabilité divine; les preuves de l'immortalité de l'âme et une curieuse recherche de la destinée de l'âme après la mort; enfin l'idée philosophique d'un culte fondé sur la seule raison et une étude approfondie sur le rôle de la philosophie religieuse dans la société moderne. La nature de Dieu, la Providence, l'immortalité, le culte, voilà tout le livre.

Il ne peut pas entrer dans notre esprit d'en présenter une analyse et une appréciation, même sommaire. L'ouvrage de M. Simon est d'une plénitude de pensée qui rend la tâche du critique presque impossible, s'il veut suivre l'auteur à travers le réseau serré de toutes ces théories. Il nous suffira d'attacher notre analyse critique à deux ou trois thèses principales, d'où le reste dépend, et qui nous aideront à caractériser la philosophie particulière de l'auteur. Nous irons tout naturellement à ce qui est la nouveauté du livre, négligeant ce qui est plus connu, ce qui rentre plus aisément dans le courant ordinaire de la philosophie spiritualiste. Mais auparavant, nous voudrions marquer, en quelques traits rapides, non la physionomie de la doctrine, mais la physionomie du philosophe, ses habitudes d'esprit et sa manière d'être.

Ce qui nous frappe tout d'abord dans ce livre, c'est la loyauté courageuse et la bonne foi de l'auteur. Rendons-lui ce sincère hommage, qu'il a osé dire ce qu'il pensait sur les questions les plus délicates de la morale religieuse, qu'il a osé le dire avec fermeté et simplicité, qu'il a parlé là où d'autres auraient trouvé moyen de se taire, en éludant la question ou en biaisant sur la réponse. Il dit ce qu'il croit juste et vrai, il le dit dans la mesure où il le pense. L'art discret de Fontenelle est passé de saison. Cette circonspection savante, cette prudence raffinée, cette stratégie de la réticence et de l'allusion couverte, cette guerre, menée à petit bruit, de la liberté philosophique contre les doctrines intolérantes, tout cela n'a plus de raison d'être. Il est bon que chaque philosophe ait un drapeau et le montre. M. Simon n'a pas caché le sien. Sa philosophie est un spiritualisme décidé, très sincèrement respectueux pour le christianisme, mais indépendant. Avec lui on sait à quoi s'en tenir, on sait où l'on va. Le public, qu'il soit ou non de l'avis de l'auteur, lui tient bon compte de sa franchise et prend confiance en lui, non comme en un guide infaillible, mais comme en un guide incapable d'un mensonge.

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