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civils, nous le placerions sous la direction de tous les ministres, chacun en ce qui concerne ses attributions. L'extrait suivant suffira pour faire apprécier l'économie de ce projet :

...

«< Réserver l'avenir en assurant le présent, tel doit être le but à réaliser. Il faut donc éviter la création de fonctions nouvelles, inconnues à la métropole, qui tendraient à maintenir indéfiniment ce pays dans l'exception.

» Un ministère spécial, par exemple, même en admettant la possibilité de concilier son action avec celle du ministère de la guerre, ou, chose non moins difficile, de diviser l'armée pour lui en confier une partie, un ministère spécial serait contraire à notre but d'assimilation, en consacrant à toujours un état de choses anormal.

» Une direction générale centralisant tous les services, ce qui n'est guère autre chose qu'un ministère spécial déguisé, aurait le même inconvénient. Un comité consultatif, conseil d'Etat au petit pied, en enlevant au vrai conseil d'Etat la connaissance des affaires de l'Algérie, tendrait aussi à constituer l'exception; enfin, il n'est pas jusqu'au titre de ministère de la guerre et de l'Algérie qui ne consacrât la permanence d'une situation exceptionnelle.

>> D'un autre côté, la centralisation des affaires entre les mains d'un seul service, à Paris, aurait pour résultat d'accroître d'une manière exagérée l'importance déjà trop grande des bureaux, de reporter à l'examen d'employés secondaires des questions pour l'étude desquelles l'expérience d'hommes spéciaux d'une capacité éprouvée est souvent indispensable.

» Alger, point central, autour duquel l'Algérie forme l'éventail, est admirablement situé pour servir de siége au gouvernement de ce pays. Se priver de cet avantage, c'est méconnaître les nécessités d'un pays nouveau, où la conquête s'achève à peine, c'est oublier la position géographique de l'Algérie, c'est négliger de tenir compte des éventualités de l'avenir qui peuvent intercepter les communications avec la métropole, et, pour un temps donné, livrer l'Algérie à elle-même.

L'Algérie est aux portes de la France, sa conservation, son développement, sa fertilisation intéressent la France au même titre que si elle faisait partie intégrante du sol français; elle doit donc devenir France, comme la Corse, l'Alsace, la Bretagne le sont devenues. Mais l'Algérie vient de naître à la vie européenne; sa population guerrière, soumise d'hier, est de trois millions d'habitants tenant au sol, alors que sa population européenne, désagrégée et en partie parasite, ne s'élève pas à plus de cent vingt mille'; la mer

Ce chiffre est celui de 1850. La population européenne de l'Algérie est aujourd'hui de 172,000 âmes.

d'un côté, le désert de l'autre ; des populations hostiles à l'est et à l'ouest; une société qui commence et dont les besoins généraux viennent constamment aboutir à un point commun; la nécessité de l'unité dans un pays qui, dans son immensité, est essentiellement un.. Toutes ces circonstances réclament pour l'Algérie un gouvernement centralisateur. Or, ce gouvernement où sera-t-il placé, sinon au milieu des faits et des intérêts, au centre, au cœur même du pays? » Mais comment faire la part, d'un côté, au progrès et de l'autre à l'autorité? Comment concilier l'assimilation de l'administration avec la concentration des pouvoirs, la diversité avec l'unité?

» Au moyen d'une combinaison bien simple, puisqu'elle n'est qu'une meilleure disposition de l'état de choses actuel : par la répartition de tous les services entre les divers ministères, le gouvernement général servant d'intermédiaire à tous.

>> Rattacher chaque service au ministère compétent, c'est assimiler; admettre le gouverneur général comme intermédiaire obligé entre chaque service et le département ministériel dont il dépend, c'est maintenir l'unité, l'autorité.

>> Chaque ministre sera ainsi amené à s'occuper de l'Algérie, à introduire dans l'administration de ce pays les règles tutélaires de la métropole, à fondre ses intérêts avec ceux de la France; mais, en même temps, le gouverneur général centralisera sur les lieux les diverses branches de l'administration générale, les fera converger vers l'intérêt commun et leur servira de tempérament et de lien, jusqu'à ce que le développement progressif de la colonisation, la fusion de la solidarité des intérêts des deux races aient rendu possible une assimilation complète. »>

M. de Bonnal ajoute : « Cet exposé est suivi d'un projet de loi constitutif de l'administration algérienne; cette organisation est simple, claire, facile, fortement rivée; les attributions sont nettes, parfaitement distinctes, bien définies. Elle dénonce non-seulement un administrateur, mais un administrateur local. Et nul fonctionnaire, quelque habile qu'il soit, ne saura jamais les vrais intérêts de nos possessions d'Afrique s'il n'a administré en Algérie1. »

Dans les observations par lesquelles M. de Bonnal termine son Mémoire, l'auteur insiste judicieusement sur la nécessité de constituer en Algérie une autorité réelle au lieu du reflet d'une autorité bureaucratique. M. de Bonnal est là complètement dans le vrai, et sa logique vigoureuse, son style animé s'en ressentent.

Nous le proclamons comme lui, avec une conviction puisée dans

La rédaction de ce projet de loi avait été confiée à la plume exercée de M. de Toustain du Manoir.

l'expérience quel que soit le mérite des administrateurs qui, d'une division du ministère de la guerre, régissent souverainement l'Algérie (et nous sommes le premier à apprécier les qualités qui distinguent l'honorable général qui dirige les affaires civiles de la colonie); quel que soit leur dévouement, ils ne peuvent donner à ce pays l'impulsion nécessaire à son développement. Et ce n'est pas là une opinion qui nous soit personnelle; c'était celle du maréchal Bugeaud. Que de fois n'avons-nous pas entendu cet homme éminent déplorer la situation qui lui était faite au point de vue administratif! Lui qui pouvait faire mouvoir cent mille hommes, il n'avait pas l'autorité d'un préfet. Il s'usait à la peine, et la correspondance autocratique des bureaux de Paris lui donnait plus de mal qu'Abd-elKader à vaincre et l'Algérie à soumettre.

Les hommes les plus distingués, et nous pouvons citer M. le maréchal Pélissier, dont le nom arrive à propos après celui du maréchal Bugeaud, n'ont pas vu autrement la question. Tous ont reconnu qu'il fallait que l'autorité fût là où sont les difficultés. Cela paraît élémentaire. Un esprit auguste, qu'on retrouve partout où il y a une grande vérité pratique à proclamer, n'a-t-il pas dit que si l'on pouvait gouverner de loin, on ne pouvait administrer que de près? Aussi est-il permis d'espérer qu'après que les difficultés extérieures de la situation actuelle auront été aplanies, la volonté souveraine qui a donné à la France le décret de décentralisation saura donner à l'Algérie l'organisation qui lui convient.

G. MERCIER-LACOMBE.

LES

GRECS MODERNES

1

I

Dans les derniers jours du mois d'avril 1852, nous étions à Sparte. Après avoir livré aux chiens inhospitaliers le combat indispensable qui se renouvelle à chaque village, nous pûmes faire notre entrée triomphale dans la ville de Léonidas et de Cléomène. Notre imagination était pleine de souvenirs antiques. Malgré les nombreux mécomptes qui doivent prémunir le voyageur contre ses illusions, une terre, consacrée par l'histoire et par la poésie, ne perd jamais tout son prestige. Le matin, nous avions déjeuné à l'ombre d'un pont antique, sur les bords de l'Eurotas, qui a toujours ses lauriers roses; devant nos yeux, le Taygète élevait sa tête encore couverte de neige, et la plaine déserte se peuplait pour nous de dieux et de héros! Nous aurions volontiers appelé trois fois Léonidas, si nous ne nous étions souvenu à temps qu'il avait refusé de répondre à M. de Chateaubriand, et je me serais moi-même assez aisément pris pour un ancien quand je demandai à mon guide: Est-ce là Sparte? Il fallut, une fois de plus, oublier Homère et Plutarque à la vue de quelques maisons blanches, assez régulièrement bâties, d'ailleurs, sur une petite éminence, et dont l'aspect riant rappelait les plus jolis villages du midi de la France. La nouvelle Sparte n'a pas plus

de vingt années. Les Grecs, par un sentiment patriotique qu'il serait injuste de blâmer trop sévèrement, ont voulu, là comme partout, fonder la nouvelle ville sur l'emplacement de l'ancienne. Ils ont donc peu à peu abandonné Mistra, la vieille forteresse du moyen âge bâtie par les compagnons de Ville-Hardouin, sur une colline adossée au Taygète, et sont descendus dans la plaine. Seulement, tant que la transmigration ne sera pas achevée, le pays en souffrira; Mistra n'existe plus et Sparte n'est pas encore. Pourtant la nouvelle ville a déjà plusieurs centaines d'habitants, une église et une auberge. C'est là que nous allâmes descendre, et l'aubergiste, après nous avoir installés dans une grande chambre où il y avait une table et deux chaises, nous promit de nous apprêter un bon repas, si nous voulions lui donner de l'argent et des provisions. En Grèce, comme en Espagne, le voyageur est tenu d'apporter avec lui, non-seulement son lit, mais ses vivres et sa batterie de cuisine. L'aubergiste consent à lui fournir une chambre et du feu. Les provisions que nous avions emportées d'Athènes étaient épuisées; nous dûmes les renouveler. Heureusement l'occasion était favorable. Nous étions arrivés la veille de Pâques; ce jour-là les Grecs, qui ont observé rigoureusement un carême auprès duquel le nôtre paraî– traît un véritable carnaval, cherchent à se consoler d'avoir vécu cinquante jours de légumes cuits dans l'eau ; il n'est pas de famille si pauvre qu'elle n'achète un agneau. Devant chaque porte pendaient des peaux saignantes, des chairs fraîchement découpées. Après avoir acheté un agneau, nous nous rendîmes chez un bacchal. Le bacchal c'est l'épicier, mais l'épicier de village, vendant de tout, des clous, des sabots, du papier, des plumes, du tabac et de l'eaude-vie. En Grèce, le bacchal est l'homme heureux par excellence. Demandez à un domestique à Athènes quel est le but de son ambition; s'il n'est député et ministre, il sera bacchal. Trônant tranquillement derrière son comptoir, le bacchal ne se contente pas, comme le marchand français, de rançonner ses pratiques; il les interroge, leur arrache leurs secrets, leur apprend les nouvelles ; il est le journal des pauvres, l'homme politique de la rue. C'est chez lui que les grands événements sont annoncés, expliqués, travestis; il réunit les deux occupations les plus chères à un Grec, le commerce et la conversation; seulement il débite souvent plus de mensonges en un jour que de marchandises en une année.

A notre entrée dans la boutique, nous y trouvâmes une nombreuse compagnie qui nous avait précédés et nous attendait avec impatience. A peine, en effet, avions-nous ouvert la bouche, que nous fûmes assaillis par mille demandes : Où en était la question des lieux saints? Combien de vaisseaux français y avait-il au Pirée ?

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