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teurs; nous discuterons ensuite l'utilité et les dangers de ces babioles pour notre constitution.

Il n'est souverain dans l'Europe, petit ou grand, qui n'ait des rubans à distribuer à ses esclaves ou à ses capitalistes. Le débit de cette marchandise leur étant à tous commun et favorable, ils sont convenus réciproquement de reconnoître chacun une valeur dans les rubans de tous, de manière que l'individu qui ne peut obtenir le ruban du SaintEsprit en France, va chercher en Russie le ruban de Saint-André, comme Guignard; celui qui ne peut attraper le ruban de Saint-Maurice en Savoie, vient gagner en France celui de Saint-Louis, comme Bonne Savardin. Ces sortes d'échanges facilitant le commerce, les distributeurs et les porteurs, et après eux les badauds sont d'accord de ne pas regarder de trop près à la source de ces distinctions pourvu que c'en soit une, peu importe la fabrique dès lors que c'est un ruban.

Il est inutile de remonter aux premières institutions des ordres de chevalerie. Il nous suffit d'examiner ce qu'ils sont maintenant. Le débit en est si commode, l'abus en est si grand, que chaque cour a presque épuisé la série des couleurs. Les rois sont obligés aujourd'hui de les mélanger pour trouver une gradation plus divisée dans les numéros chevaleresques. L'impératrice de Russie, par exemple, ne sait plus quel prisme employer, ni à quel saint se vouer pour trouver la demi douzaine d'ordres dont elle a besoin pour compléter ses deux douzaines, son assortiment. Une observation qui n'a pas encore été faite, c'est que plus le numéraire est rare dans un pays, en raison de ses besoins, plus les ordres de chevalerie y sont communs. C'est un calcul à faire, et nous en garantissons le résultat conforme à notre assertion. La preuve et la cause en existent sous nos yeux. Le prince de Limbourg, que bien vous connoissez tous, n'ayant plus de quoi payer son dîner au palais royal, s'est mis à

faire

faire usage de son droit REGALIEN. Il a institué son ordre de Limbourg, imitant l'ordre de Saint-Louis, à s'y méprendre; il en a établi les bureaux de distribution, dans le même mode de ceux de la poudre d'Ailhaud. Pour trois louis vous êtes rubanté. Au moyen de cette manufacture, son altesse limbourgeoise s'est tirée de plus d'un mauvais pas, ct si son cordonnier est sorti de chez elle les mains vides, il n'a tenu qu'à lui d'en sortir chevalier comme Charlemagne : Ab uno disce omnes, par celui-là, jugez des autres. Il n'y a de différence que dans le plus ou le moins, le fond est absolument le même pour tous les rubans connus.

. Les rois ne s'en cachent pas. Ce trafic est tellement un des buts des ordres de chevalerie, que, soit que la cour de France se fit un plaisir de mépriser le peuple, de l'insouciance duquel elle à toujours été fort persuadée, soit qu'elle pensar que tout co' qu'elle imaginoit étoit juste et merveilleux, cette cour n'avoit rien de plus pressé que de rendre public, par ses scribes, le brigandage, ou si vous aimez mieux le commerce des rubans. Lisez la Gazette de France, ce répertoire irrécusable des faits et des maximes de la cour; vous y verrez en mille endroits, que monsieur un tel quitte le ministère, et que pour l'en dédommager, on doit lui donner le CORDON BLEU; que le comte un tel cède son gouvernement au marquis un tel, et qu'en échange il recevra le CORDON ROUGE; que le chef d'escadre un telest renvoyé du commandement de l'armée navale avec LA PLAQUE. Dans les papiers publics français, bien et dùment censurés, vous verrez encore pis; vous y lirez que certain seigneur cède sa terre à certain prince, en récompense de quoi il sera chevalier de l'ordre. Enfin s'il n'est pas écrit d'une manière authentique, il est certe bien avéré que pour avoir le Saint-Esprit, la chaste colombe brodée sur sa poitrine, il a suffi de con duire sa femme, sa sœur, ou sa fille dans le lit des princes et des ministres. Si ce n'est pas là un No. 73.

B

commerce public, une vraie maltote, à quoi donnerez-vous ces dénominations?

Quoiqu'à ne rien cacher, il ne seroit pas impossible de déterminer ce qu'ont coûté le cordon bleu, le cordon rouge et jusqu'au cordon noir à chaqu'un des chevaliers qui en sont bardés, nous ne nous arrêterons pas à ce tarif, que tout curieux peut vérifier sur les personnages mêmes qui pousseront la naïve impudence, jusques à fournir l'état des frais et mise à exécution; nous nous bornerons à rappeler aux citoyens l'époque des dernières années de la vie de Louis XV, temps où les ministres fiscaux vendirent impudemment, je ne sais combien de milliers de croix de Saint-Louis à 2400 livres la pièce. Or, jugez de la sagesse d'une institution par laquelle les ministres, pour se procurer deux ou trois millions, jettent sur le pavé de Paris tant de héros de contrebande. Observez un fait singulier, sur ce point. Avant cette vente dont nous parlons, jamais consigne de sentinelle n'avoit contenu l'ordre de porter les armes à tout chevalier de Saint Louis. Ce fut alors que, pour revivifier la marchandise chevaleresque, cette consigne fut imaginée. Nous passerons sous silence les promotions honteuses et dégoûtantes, brocantées par des catins de l'opéra et du panthéon; ces donations de croix faites à des inspecteurs de police, à des mouchards, et jusqu'à des valets de chiens mais que dirons-nous des ministres qui, dans ces derniers temps ont distribué la croix, non-seulement comme Saint-Bernard distribuoit les siennes à Vézelay, mais comme Catilina distribuoit ses poignards dans les cavernes de Rome, comme Néron distribuoit les flambeaux dont il embrâsa cette capitale du monde?

Si nous cherchons maintenant de quelle utilité sont les ordres de chevalerie dans notre état de choses, nous trouverons que cette utilité est nulle, absolument nulle.

Nous le demandons sincèrement à tous les

citoyens qu'ils parlent dans la foi la plus sincère de leur cœur, et qu'ils nous disent quelle idée se réveille en eux lorsqu'ils rencontrent un cordon bleu. Nous nous mettrons à leur place, nous parlerons pour eux, sans crainte d'être démentis par un seul, et nous dirons : « Voilà un cordon bleu c'est-à-dire, voilà un grand, un satrape, un favori de la cour; un de ces hommes avec qui il ne falloit jamais avoir à faire, de qui il falloit s'éloigner de crainte d'en être écrasé; un homme que le sot adoroit, dont le méchant recherchoit l'assistance, dont le vertueux redoutoit le pouvoir arbitraire sur le peuple entier; un homme de qui le nom réveilloit toujours l'idée d'une famille redoutable et malfaisante, jamais celui d'une vertu ; l'idée d'une succession d'intrigues, presque jamais celle d'une action grande ou louable. C'est bien la peine de laisser une enseigne azurée au cou d'un tel homme, à moins que nous ne convenions que le cordon bleu sera le drapeau à la fenêtre du pestiféré ».

Quel résultat tirerons-nous de l'aspect du grand et du petit cordon rouge, si ce n'est qu'avec de la patience on vient à bout de tout? Et de l'aspect du cordon noir, qu'en arrivera-t-il, sinon le rire fou, qui saisit les gens sensés, quand ils voyent la ridicule importance d'un méchant salarié, ou d'un charlatan protégé ?

Mais, dira-t on, ces décorations sont bonnes à récompenser le mérite. Cela n'est pas vrai: le cordon bleu, le mont carmel ne sont pas employés à cet usage; ils désignent simplement la noblesse, même la haute noblesse, comme s'il y en pouvoit avoir une basse ; non seulement ils la désignent, mais ils l'exigent: or, comme vous ne l'exigez de personne, ces ordres sont donc parfaitement inutiles.

La croic de Saint-Louis s'obtient forcément par ancienneté; alors elle n'est qu'un certificat de service. Comment prétendez-vous récompenser une belle action avec un signe qui confond tout, et

qui, comme nous l'avons dit, n'indique rien de plus certain que la patience d'un soldat ou la bassesse d'un intrigant?

Les actions et les méfaits ont des différences aussi nombreuses que les physionomies; si pour être juste, il étoit à propos d'appliquer le talion à la peine des méfaits, if faudroit également une. espèce de talion dans les récompenses des bonnes actions qui en désignât l'étendue, la qualité et le mérite. St Pierre arrive à propos pour vous annoncer une victoire, il a la croix, et Paul qui a perdu le bras dans cette victoire n'a aussi que la croix; où est la proportion? Manlius vainquit un gaulois, et lui enleva son collier, Manlius porta ce collier toute sa vie, et s'appela Torquatus. Scipion détrúisit Carthage, et fut appelé Africanus. Torquatus et Africanus étoient deux choses trèsdifférentes. S'il y eût eu des croix de Saint Louis à Rome, le vainqueur d'un seul Ganlois, et le conquérant de l'Afrique auroient done eu la même récompense; où est la proportion? Où est la signe de la chose, dans une récompense banale? La banalité n'est plus une distinction individuelle. Si vous ne distinguez pas l'individu méritant, où est l'utilité de la récompense que vous lui donnez?

Mais quels dangers ne s'ensuivroient pas de la continuité des ordres de chevalerie! Certainement l'homme croisé et rubanté n'est pas un homme égal au citoyen ordinaire. Celui-ci n'est qu'un rotuTier obscur, l'autre est un noble privilégié; car de cela même qu'il porte une décoration qu'un autre ne peut pas porter, il est supérieur à cet

autre.

C'est donc peu d'avoir donné 25 millions an pouvoir exécutif, voulez vous lui laisser la faculté de recréer des nobles à sa manière ? Mon Dieu! avec une pièce de ruban les ministres et les cidevant nobles se moqueront bien de votre décret d'abolition. Ils auront un ruban bleu pour telle chose, un veit pour telle autre, un violet pour

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