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Albitte, Saliceti et La Porte rendirent un arrêté par lequel le général Bonaparte, suspendu de ses fonctions, devait être envoyé à Paris devant le comité de salut public (6 août 1794). Bonaparte fut arrêté, mis au seeret dans le fort Carré d'Antibes. Junot, son aide de camp, prépara pour lui un projet d'évasion : c'était la perspective de l'émigration qui s'ouvrait devant le général captif. Bonaparte, par une de ces inspirations qui ont longtemps assisté son génie dans les circonstances décisives, résolut de braver le danger dont il était menacé (1); il refusa de se prêter au projet d'évasion de Junot. Mais il réclama près des représentants. Ceux-ci le mirent en liberté provisoire quelques jours après ( 20 août), et parmi les motifs qu'ils alléguèrent pour justifier cet élargissement, ils signalaient la situation critique de l'armée d'Italie. Ils ajoutaient d'ailleurs qu'ils n'avaient trouvé aucun fondement aux soupçons conçus contre lui et qu'ils attendaient de Paris des ordres pour statuer définitivement à son égard.

Bonaparte rejoignit aussitôt le quartier général, où il proposa ses plans de campagne au général Dumerbion, qui les accepta. Le 19 septembre, il mit l'armée en mouvement, chassa l'ennemi des positions de Saint-Jacques, Montenotte et Vado, tourna les Autrichiens, et les obligea à une prompte retraite en les attaquant sur leurs derrières, puis ouvrit des communications avec Gênes, que menaçaient les Anglais. Après ces rapides succès, l'armée d'Italie, condamnée à une guerre défensive, étant retombée dans l'inaction, le général Bonaparte en profita pour faire de fréquents voyages de Marseille à Nice et continuer l'armement des côtes de la Méditerranée (octobre 1794, avril 1795).

7. Bonaparte se trouvait à Marseille lorsqu'il apprit que, dans une nouvelle organisation de l'armée, il avait été réformé. Se rendant aussitôt à Paris (vers le milieu de mai) pour réclamer contre cette mesure, il parvint à voir le député Aubry, président du comité de la guerre, qui maintint la décision en iui disant qu'il était trop jeune pour commander l'artillerie d'une que je t'ai déjà nommés, le citoyen Bonaparte, général, chef de l'artillerie, d'un mérite transcendant. Ce dernier est Corse; il n'offre que la garantic d'un homme de cette nation, qui a résisté aux caresses de Paoli et dont les propriétés ont éte ravagées par ce traître. » Cette lettre, restée inconnue jusqu'ici, faisait partie d'une collection d'autographes appartenant à M. Fossé d'Arcosse et vendue au commencement de l'année 1862. Le fragment cité nous a été communiqué par M. A.-F. Didot. L'espèce de méfiance qui se montre dans les derniers mots de cette lettre n'a pas résisté par la suite à des communications plus intimes. Si l'on en croit un bruit du temps, Robespierre jeune offrit au général Bonaparte de remplacer Hanriot dans le commandement de la garde nationale de Paris Mémoires de Lucien Bonaparte, t. 1, p. 56, ouvrage apocryphe, croyons-nous, mais assez bien renseigné).

(1) Napoléon n'était accusé de rien moins que d'un complot pour livrer l'armée à l'ennemi dans l'intérêt du royalisme. Voir COSTON, dans les pièces justificatives, tome II, p. 280. Rapport des représentants du peuple au comité, 19 thermidor an II.

armée. « On vieillit vite sur le champ de ba taille, répondit Bonaparte, et j'en arrive. Mais ses protestations furent inutiles. Il résolut d'attendre un moment plus favorable; son séjour forcé à Paris devait devenir l'occasion de sa haute fortune.

On le désigna pour le commandement d'une brigade d'infanterie dans l'armée de l'ouest; il refusa et attendit, bien que la privation de son traitement commençât à le soumettre à de dures extrémités.

Mais on se souvint au comité de la guerre, où Doulcet de Pontécoulant venait de succéder à Aubry, des plans fournis par Bonaparte dans la campagne précédente; on voulut utiliser ses connaissances spéciales, et on l'employa au bureau topographique, direction des cartes et plans.

Bonaparte rédigea pour les généraux des armées des Alpes et d'Italie des mémoires, des notes, des instructions que ceux-ci ne comprenaient pas toujours et que lui-même devait plus tard mettre à exécution.

L'emploi était important, mais obscur et sans avenir. Ses vaines tentatives pour échapper à l'inaction et à la médiocrité le plongèrent alors dans le découragement. Méconnu,isolé,perdu dans la grande capitale, il y promenait ses fiévreuses rêveries, plein de la conscience de son génie et cherchant un terrain où il pût se développer. Ce fut dans ces sentiments qu'il adressa au comité de salut public une note dans laquelle il sollicitait une mission en Turquie. Le comité refusa, sur l'avis de Jean Debry, qui conseilla de ne pas éloigner un officier aussi distingué, dont on pouvait regretter l'absence dans des circonstances difficiles. La Turquie n'eut point son réformateur. L'Europe échappa aux représailles de ce génie qui avait projeté de se lever de l'Orient.

Les troubles politiques de la France lui vinrent enfin en aide.

8. La constitution de l'an 1, la mesure prise par la Convention de se maintenir pour les deux tiers dans la nouvelle législature, excitaient dans Paris une vive agitation. La révolution touchait à un moment critique. Épuisée par les excès du régime de la terreur, ramenée malgré elle à la modération par la réaction qui avait suivi le 9 thermidor, impuissante à se conserver par la modération, impuissante à revenir aux expédients de la violence, elle était tombée dans le désespoir et le marasme; elle avait beaucoup détruit, elle n'avait encore rien édifié. Sans institutions assurées, sans finances, sans administration, sa faiblesse apparente provoqua l'audace de ses ennemis. Les royalistes, en prenant les armes contre la Convention, comptaient sur l'appui des jacobins, qui avaient à se venger de la journée du 9 thermidor; ils n'avaient pas cessé de conspirer pour le retour de l'émigration et le rétablissement de l'ancienne monarchie; jamais ile uloy dent laissé voir autant de confiance dans

ès.

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Aux premiers symptômes de l'insurrection, un incident grave faillit tout perdre le commandement de la force armée avait été donné à un homme dont les opinions pour le gouvernement établi étaient très-prononcées, au général Menou; mais ce héros de guerre civile eut peur de la bourgeoisie ameutée, il eut peur de tirer le canon contre la masse la plus violente du parti des sectionnaires; au lieu d'agir il parlementa avec les rebelles. Ce fut alors que Barras, un des hommes du moment, songea au général de brigade Bonaparte. Celui-ci fut appelé à la dernière heure le mouvement gagnait tout Paris. Pour la première fois, Napoléon demanda à réfléchir avant d'accepter : il s'agissait de se décider entre l'ancienne société, que rien encore n'avait définitivement abattue, et la nonvelle, que rien encore n'avait fondée. Après une demi-heure de reflexion, dans la nuit du 12 vendémiaire il se décida, et il accepta de défendre et de sauver la nouvelle société. Nommé commandant en second de l'armée de l'intérieur, Barras conservant le commandement en premier, le général Bonaparte prit tout aussitôt ses dispositions. Le lendemain 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), l'insurrection éclatait. Mais Bonaparte, qui avait passé la nuit à réunir les moyens de défense, ne craignit pas, comme Menou, de réprimer le peuple souverain : son artillerie, dirigée d'une main sûre, dégagea les abords de la Convention des rassemblements qui la menaçaient et foudroya les sectionnaires sur les marches de Saint-Roch, dans la rue Saint-Honoré, devant le Palais Égalité, partout où ils osèrent se reformer et résister. La victoire resta à la Convention. Le 14 vendémiaire, Bonaparte faisait sur ses opérations un rapport dans lequel on trouve les traces des doutes qui assiégeaient encore sa pensée : il était devenu définitivement l'homme de la révolution; mais la révolution était-elle sauvée? L'avenir recelait encore dans ses obscurités sa réponse à cette question. En attendant, le pacte était fait, écrit avec du sang, et la fortune, qui avait jusque-là résisté aux vœux ardents de Napoléon, vint tout d'un coup à lui, les mains pleines de faveurs; elle lui apporta le grade de général de division, le commandement en chef de l'armée de l'intérieur, l'attention de la France, la reconnaissance du parti révolutionnaire, les respects et les propositions secrètes du parti de la réaction. Bonaparte organisa le service de la force armée à Paris, la répression de la chouanerie dans quelques départements de la Normandie, et commença à prendre une part directe aux actes du gouverneTent. Dans cette atmosphère de l'action et du succès, ses facultés, jusque-là contrariées et chagrines, se donnèrent un libre cours; il se transforma: ceux qui l'avaient connu auparavant et qui vinrent le voir dans sa nouvelle position furent frappés des changements qui s'étaient faits en toute sa personne. C'était une transfiguration.

9. Dans les premiers jours de mars 1796, Bonaparte se maria avec Joséphine Tascher de La Pagerie, veuve du général de Beauharnais, et ce mariage, qu'une vive inclination avait déterminé, fut encore pour sa fortune un heureux incident; car Joséphine de Beauharnais avait avec les hommes des anciens partis royalistes des relations qu'elle sut mettre au service des ambitions de son jeune époux. Napoléon n'avait vécu jusque-là que parmi les choses et les hommes de la révolution: il eut désormais près de lui les sentiments de l'ancien régime représentés par l'influence habile et pénétrante d'une femme aimée.

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10. Le 27 mars 1796, Napoléon partit en toute hâte pour Nice, où l'attendait le commandement en chef de l'armée d'Italie, auquel il avait été appelé depuis le 2 du même mois (1).

Lorsque le général Bonaparte prenait à Nice le commandement de l'armée d'Italie, le terrain n'était pas nouveau pour lui; depuis trois ans il en faisait le sujet de ses études. Il allait appliquer les conseils qu'il avait tant de fois inutilement donnés. Le vulgaire, émerveillé des éclatants succès d'un général inconnu, put s'imaginer assister aux révélations spontanées du génie; mais le génie, même le plus extraordinaire, a besoin d'être fécondé par le travail; et c'est ce qui fit tout d'abord la supériorité de Bonaparte ses rapides triomphes avaient été préparés par de lentes méditations.

Mais s'il n'eut pas à improviser ses plans de campagne, il eut à subvenir à d'autres difficultés qu'il n'avait point pu prévoir. On lui avait annoncé une armée de 60,000 hommes; il en trouva à peine 30,000 disponibles, dont 3,000 hommes seulement de cavalerie; cette armée n'avait point de parcs d'artillerie; il ne lui restait que trente pièces de canon, et elle était en haillons, sans souliers, sans munitions, sans finances. Les administrateurs volaient. Les soldats pillaient. Le mécontentement; le dénuement, l'exemple du mal, l'impunité et l'inaction avaient rendu toute cette troupe indisciplinée, sans respect pour l'autorité, dissolue et farouche. Elle était un effroi pour les populations; tout se retirait d'elle et tout lui était contraire. Jamais, depuis les invasions du cinquième siècle, des barbares pareils n'avaient campé aux portes de l'Italie. Cette bande, qui avait derrière elle un gouvernement hors d'état de l'assister, avait devant elle une armée ennemie

(1) Les historiens mettent cette nomination au 23 févrler 1796; les états de services de Napoléon portent 12 ventôse an IV, ou 2 mars 1796.

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de 80,000 combattants, pourvue d'une nom. brense cavalerie et de 200 pièces de canon, gardant les cîmes des monts et leurs passages, adossée à des contrées où tout lui était secours, l'amitié des habitants, leur effroi de l'impiété française, la richesse inépuisable des campagnes. La mer aussi était aux ennemis des Français; les Anglais tenaient la Corse, l'île d'Elbe, Livourne; ils couraient le long des côtes, les interceptaient, jetaient aux populations italiennes des nouvelles, des bruits, des assurances pour les animer et les raffermir dans leurs antipathies contre les Français : le monstrueux gouvernement qui insultait aux lois divines et humaines et qui opprimait la France était aux abois à Paris; on se révoltait contre lui; ses partisans eux-mêmes traitaient pour l'abandonner; d'ailleurs, l'Europe entière était coalisée; elle s'apprêtait à se lever; Dieu, la justice allaient avoir leur jour.

Bonaparte ne se dissimula aucune de ces difficultés; il vit du premier coup d'œil qu'il lui fallait rétablir la discipline, inspirer aux soldats une absolue confiance, soumettre ces généraux qui murmuraient de l'avoir si jeune à leur tête, frapper toutes les imaginations par son activité, sa fermeté, les ressources de son génie, son attitude exempte de faiblesse, se faire craindre, aimer, admirer; ne rien attendre du gouvernement; tout tirer de la victoire elle-même; suppléer à l'infériorité du nombre par la rapidité des mouvements, à l'insuffisance de cavalerie et d'artillerie par le choix des positions; rétablir une administration militaire, se faire des finances, proscrire l'improbité administrative; substituer aux pillages qui gaspillent les ressources d'un pays et le rendent hostile, des contributions de guerre qui ne frappent que les riches et des réquisitions régulières qui, payées, font passer entre les mains du petit peuple producteur et commerçant l'argent pris dans le coffre des riches; faire plus que de ménager ainsi autant que possible les pays italiens, se les concilier par le respect montré en toute occasion pour les prêtres, les églises, les femmes; détruire en eux la croyance que les républicains français étaient des barbares; affecter à tout propos une vive et sympathique attention pour les sciences, les arts, les monuments de l'histoire du génie national; opposer aux méfiances de leur vieille civilisation, aux effrois de leur fidélité religieuse ou politique la magie des idées nouvelles de liberté et d'égalité; ne point se manifester à eux comme un conquérant, mais bien comme un libérateur et l'initiateur réservé par la Providence à l'inépuisable fécondité du génie italien. Bonaparte fit tout cela, en courant, pendant qu'il battait des armées ennemies sans cesse renouvelées, et que de plus il avait à lutter contre le Directoire, qui, bien loin de l'assister, lui envoyait des plans absurdes, voulait les lui

imposer, le jalousait, le craignait et ne lui épargnait aucune contrariété.

11. Les prodigieuses campagnes d'Italie se composent de plusieurs périodes. La première comprend trois opérations bien importantes et déjà décisives: Bonaparte, arrivé à Nice le 27 mars 1796, entreprend 1o de tourner les Alpes; 2o de séparer les Piémontais des Autrichiens; 3° tout en contenant les Autrichiens, de battre et de soumettre d'abord les Piémontais. Ces trois opérations se développèrent dans une série d'actions rapides; chaque jour eut son fait d'armes le 11 avril 1796, les hostilités commencent au combat de Voltri; le 12 et le 13 les batailles de Montenotte et de Millesimo; le 14 la prise du château de Cosseria, où le général autrichien Provera est fait prisonnier avec les siens; le 15 la bataille de Dego; le 16 la prise du camp retranché de Ceva; le 19 le combat de Vico; lè 22 la bataille de Mondovi; le 25 la prise de Cherasco, de Fossano et d'Alba. En quinze jours les trois premières et grandes opérations étaient terminées : les Alpes avaient été tournées, les Autrichiens séparés des Piémontais, et les Piémontais, battus coup sur coup, étaient menacés dans leur capitale.

12. Le 28 avril 1796 se signait à Cherasco l'armistice par lequel le roi de Sardaigne quittait l'alliance de l'Autriche, demandait la paix à la France, et en attendant un traité définitif laissait entre les mains de l'armée française les trois places fortes de Coni, de Ceva et de Tortone. Bonaparte annonça ainsi à l'armée, à la France, à l'Italie, à l'Europe cet étonnant résultat:

Quartier général de Cherasco,

9 floréal an iv (28 avril 1796).

« Soldats! vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquantecinq pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont; vous avez fait quinze mille prisonniers (1), tué ou blessé dix mille hommes.... Dénués de tout, vous avez suppléé à tout; vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-devie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert! Grâces vous soient rendues, soldats!...

« Les deux armées qui naguère vous attaquèrent avec audace fuient devant vous; les hommes pervers qui se réjouissaient dans leur pensée du triomphe de vos ennemis sont confondus et tremblants.

« Mais, soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste encore à faire. Ni Turin ni Milan ne sont à vous; les cendres des vainqueurs des Tarquins sont encore foulées par les assassins de Basseville.

« Vous étiez dénués de tout au commencement de la campagne; vous êtes aujourd'hui abondam

(1) C'est dix-sept mille que la proclamation aurait dù porter; cette erreur de chiffre a été plus tard rectifiée.

ment pourvus. Les magasins pris à vos ennemis, çaise. Les hommes de l'art disaient que la forsont nombreux. L'artillerie de siége et de campagne est arrivée (1). Soldats, la patrie a droit d'attendre de vous de grandes choses. JustifierezVous son attente?... Tous brûlent de porter au loin la gloire du peuple français; tous veulent humilier les rois orgueilleux qui osaient méditer de nous donner des fers; tous veulent dicter une paix glorieuse et qui indemnise la patrie des sacrifices immenses qu'elle a faits; tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec ferté: « J'étais de l'armée conquérante de l'Italie ».

Amis, je vous la promets, cette conquête; mais il est une condition qu'il faut que vous juriez de remplir, c'est de respecter les peuples que vous délivrez, c'est de réprimer les pillages horribles auxquels se portent des scélérats suscités par nos ennemis. Sans cela vous ne seriez pas les libérateurs des peuples, vous en seriez les fléaux. Vous ne seriez pas l'honneur du peuple français, il vous désavouerait; vos victoires, votre courage, vos succès, le sang de nos frères morts aux combats, tout serait perdu, même l'honneur et la gloire. Quant à moi et aux généraux qui ont votre confiance, nous rougirions de commander une armée sans discipline, sans frein, qui ne connaîtrait de loi que la force. Mais, investi de l'autorité nationale, fort de la justice, et par la loi, je saurai faire respecter à ce petit nombre d'hommes sans courage et sans cœur les lois de l'humanité et de l'honneur, qu'ils foulent aux pieds; je ne souffrirai pas que des brigands souillent vos lauriers... Les pillards seront impitoyablement fusillés; déjà plusieurs l'ont été....

Peuples de l'Italie, l'armée française vient pour rompre vos chaines; le peuple français est l'ami de tous les peuples: venez avec confiance au-devant d'elle; vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés. Nous faisons la guerre en ennemis généreux; nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent (2). »

En envoyant à Paris l'armistice de Cherasco, Bonaparte écrivait au Directoire : «< Quant aux conditions de la paix avec la Sardaigne, vous pouvez dicter ce qui vous convient, puisque j'ai en mon pouvoir les principales places fortes (3) ».

L'évacuation de la Lombardie par les Autrichiens marqua la seconde période des campagnes d'Italie. Deux événements la décidèrent: passage du Pô et la bataille de Lodi. Il était impossible de passer le Pô sans équipages de ponts et devant l'armée ennemie. Beaulieu, qui le savait, ne perdait pas de vue son adversaire. Il était posté sur la rive opposée, et là, dans une situation naturellement fortifiée, le long de l'Agogna, du Terdoppio et du Tessin, il attendait, observant tous les mouvements de l'armée fran

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tune du jeune général, après s'être annoncée si brillamment, touchait déjà à son moment critique. Ceux qui lui étaient le plus favorables ajournèrent la reprise de ses succès à l'époque où, avec l'aide du Piémont soumis, il pourrait se construire des équipages de ponts. Cela devait bien exiger plus d'un mois. Mais dans cet intervalle de temps combien d'événements imprévus pouvaient surgir! Il y avait des paris ouverts pour et contre le passage du Pô par l'armée française. Bonaparte, qui sentait mieux qu'un autre la gravité de sa situation, eut recours à la ruse. Diverses démonstrations militaires et diplomatiques firent croire qu'il se disposait à effectuer le passage du Pô à Valence. Mais pendant qu'il attirait ainsi l'attention de l'ennemi sur un point, il faisait filer son armée, rapidement et sans bruit, sur un autre point, le long du fleuve, ne s'arrêtant qu'à Plaisance, décidé à revenir en arrière et à tenter de passer à Valence, s'il avait été suivi. Il ne fut pas suivi; et tout aussitôt il mit en réquisition, à la hâte, les bateaux et bois pour radeaux qu'il put se procurer dans le pays, et le passage commença. Dans le premier moment on put craindre que Beaulieu, averti à temps, accourait, et que le Inouvement était compromis : deux escadrons de hussards hongrois parurent à l'horizon, et se jetèrent sur les premières troupes françaises qui venaient de toucher terre. Mais ils furent reçus par Lannes, qui fit là des prouesses dignes des temps héroïques. Les hussards, repoussés par une poignée d'hommes, prirent la fuite, et derrière eux il n'y avait point l'armée de Beaulieu. Le passage du Pô s'effectua; mais il prit deux jours.

Bonaparte avait mis à profit les quarante huit heures de son séjour forcé à Plaisance. Il signa des armistices avec le duc de Parme, avec le duc de Modène, qui, renonçant, comme le Piémont au parti de l'Autriche, s'obligèrent à livrer à l'armée française dix millions chacun, plus des munitions et fournitures de guerre, et un certain nombre de chefs-d'œuvre de peinture et de sculpture choisis dans leurs galeries pour les musées de Paris (9 mai 1796).

Cependant Beaulieu, qui avait enfin appris le passage du Pô par l'armée française, se mit en mouvement pour s'opposer à la marche de son ennerni. Mais il s'y prit assez mal; il envoya devant lui un premier détachement, qui fut battu à Fombio (8 mai 1796); un autre détachement ne sut pas profiter d'un avantage partiel qu'il faillit obtenir à Codogno (9 mai 1796). Beaulieu se retira sur Lodi, derrière l'Adda. Bonaparte ne manqua pas de l'y suivre; un autre général n'eût pas résisté au désir d'aller d'abord triompher à Milan, dont le chemin lui était désormais ouvert. A Lodi fut achevée la conquête de la Lombardie (10 mai 1796). Napoléon a dit plus tard qu'il eut alors seulement le premier pres

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faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: Il était de l'armée d'Italie (1)! »

sentiment de sa future et prochaine grandeur (1). 1 l'indemnisera des sacrifices de toutes espèces qu'il a La victoire de Lodi mit en fuite Beaulieu, qui ne s'arrêta même pas derrière le Mincio, et se retira au delà de l'Adige, afin de pouvoir gagner le Tyrol. La première campagne d'Italie était terminée; Bonaparte le signifia en ces termes, le 15 mai 1796, par une de ces proclamations qui n'étaient pas les moindres révélations de son génie.

Quartier général de Milan. 1er prairial an IV (20 mai 1796).

« Soldats! vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin; vous avez culbuté, dispersé, éparpillé tout ce qui s'opposait à votre marche. Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentiments naturels de paix et d'amitié pour la France. Milan est à vous, et le pavillon tricolore flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre généro

sité.

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L'armée qui vous menaçait avec tant d'orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage. - Le Pô, le Tessin, l'Adda n'ont pu vous arrêter un seul jour; ces boulevards vantés de l'italie ont été insuffisants; vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin. Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie; vos représentants ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrée dans toutes les communes de la république. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos sœurs, vos amantes se réjouissent de vos succès et se vantent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats, vous avez beaucoup fait; mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire? Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire? La postérité nous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie? Mais je vous vois déjà courir aux armes; un lâche repos vous fatigue; les journées perdues pour la gloire le sont pour le bonheur. Eh bien, partons! Nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent; l'heure de la vengeance a sonné.

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Mais que les peuples soient sans inquiétude; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendants des Brutus, des Scipions et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres, reveiller le peuple romain, en. gourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de vos victoires. Elles feront époque dans la postérité. Vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse, qui

(1) Vendémiaire et même Montenotte, disait Napoléon à Sainte-Hélène, ne me portèrent pas encore à me croire un homme supérieur. Ce n'est qu'après Lodi qu'il me vint dans l'idée que je pourrais bien devenir un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition. » Il avait ajouté dans une autre occasion: « Ce fut alors que je commençai d'entrer en malice avec le Directoire. »

Après la soumision du Piémont, Bonaparte avait proposé au Directoire de faire attaquer l'Autriche par l'Allemagne; les armées du Rhin et d'Italie auraient ainsi opéré de concert, et il est probable que la paix eût été conquise sous les murs de Vienne par les deux armées combinées. Mais le Directoire n'avait pas deux généraux comme Bonaparte capables de faire la guerre sans aucun secours du gouvernement; d'ailleurs, il commença dès lors à redouter l'esprit, la fortune, les victoires du jeune conquérant de l'Italie. Loin de se prêter au projet, grand et sage à la fois, que Bonaparte avait conçu, il dissimula peu son inquiétude et son mauvais vouloir; après la bataille décisive de Lodi, il prit un arrêté par lequel il partagea le commandement de l'armée d'Italie entre Bonaparte et Kellermann; Bonaparte était réservé à opérer contre le pape, contre le roi de Naples, contre les Anglais, pendant que Kellermann serait opposé aux Autrichiens dans le Tyrol. Bonaparte protesta contre cette division du commandement; il en réprésenta les inconvénients; il offrit même sa démission, qui ne pouvait pas être acceptée dans l'état d'enthousiasme excité par ses brillantes et rapides victoires. L'arrêté fut rapporté.

13. Ainsi assuré de rester en Italie, Bonaparte songea à utiliser le répit que lui laissaient les Autrichiens, pour pacifier sa situation dans la Péninsule. Déjà, tout en poursuivant Beaulieu, il avait obligé à un armistice et à la soumission les ducs de Parme et de Modène (9 mai 1796); il avait eu de plus à réprimer une insurrection à Pavie, et il l'avait fait de manière à terrifier pour l'avenir les partisans de l'Autriche (22-24 mai 1796). Cependant, les fortes populations des fiefs impériaux, près de Gênes, osèrent se lever aussi contre l'armée française; à leur tour, elles eurent à servir d'exemple par le châtiment qui leur fut infligé (14 juin 1796). En ce moment, Bonaparte se tournait contre l'intérieur de l'Italie, où le Directoire tenait tant à porter la guerre là se trouvait le pape, objet principal de la haine du gouvernement républicain de Paris. Bonaparte vit le grand-duc de Toscane, et le confirma dans les intentions où il paraissait être de vivre en paix avec la France; il conclut un armistice avec la cour de Naples, qui, effrayée des succès de la France en Italie, se retira de la coalition et demanda la paix (5 juin 1796). Le pape seul résistait encore. Une division commandée par Augereau occupa Bologne, Ferrare, le fort Urbin. La cour de Rome, effrayée, sollicita et obtint l'armistice de Foligno (24 juin 1796); par cet armistice elle abandonna aux Français les Romagnes, l'occupation

11) Correspondance de Napoléon Ier, no 461

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