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assertions de Molinos, comme respectivement hérétiques, scandaleuses et blasphématoires; il l'obligea de plus à rétracter sa doctrine, en habit de pénitent, devant toute la cour romaine et le peuple assemblés; et ce ne fut qu'en considération de son repentir, qu'on se borna à le condamner à une pénitence et à une prison perpétuelles, dans lesquelles il finit pieusement ses jours, le 29 décembre 1696.

La doctrine et les écrits de ce novateur firent peu de bruit en France, avant la condamnation solennelle dont nous venons de parler; mais il est à remarquer que, dans le temps même où les erreurs de Molinos commençaient à se répandre en Italie, le quiétisme s'introduisait en France sous une forme plus spirituelle et plus séduisante. Dès l'an 1670, on vit paraître à Paris l'ouvrage de François Malaval, intitulé : Pratique facile pour élever l'âme à la contemplation; ouvrage bien éloigné sans doute des erreurs grossières de Molinos, mais plein d'une spiritualité raffinée, qui, sous prétexte de contemplation, de repos en Dieu, et de parfait abandon, autorise une complète inaction dans l'oraison, la suppression des actes les plus essentiels à la piété, et l'indifférence même par rapport au salut.

Il ne paraît pas que la lecture de cet ouvrage, ni celle des écrits de Molinos, aient pu influer sur les erreurs de Mme Guyon, qui se rendit, vers le même temps, si malheureusement célèbre par la singularité de ses opinions. Elle a souvent déclaré, dans la suite, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais lu le livre de Malaval, et qu'elle n'avait parcouru celui de Molinos que longtemps après avoir écrit les siens. Toutefois, il est certain que sa doctrine était au fond celle de Malaval et de quelques autres quiétistes avec lesquels elle avait pu avoir des rapports soit en France, soit en Italie, où elle fit un assez long séjour, à l'époque où les erreurs de Molinos commençaient à se répandre 1.

Cette doctrine était présentée, dans les écrits de Mme Guyon,

1 La doctrine de Mme Guyon avait aussi beaucoup de rapports avec celle du P. Jean Falconi, religieux de l'ordre de la Merci, auteur d'une Lettre sur la contemplation, composée en espagnol, et publiée pour la première fois à Madrid, en 1657.

sous une forme si séduisante, qu'elle fit d'abord illusion, pendant quelque temps, aux plus habiles théologiens. Bossuet lui-même, au témoignage de plusieurs auteurs contemporains, à la première lecture qu'il fit des écrits de Mme Guyon, les trouva remplis d'une lumière et d'une onction extraordinaires. Ce ne fut qu'après un examen plus approfondi qu'il reconnut leur venin, et la conformité qu'ils avaient, sur plusieurs points, avec la doctrine de Molinos. Les principales erreurs qu'il y remarqua peuvent se rapporter aux quatre suivantes :

1o La perfection de l'homme, même dès cette vie, consiste dans un acte continuel de contemplation et d'amour, qui renferme en lui seul tous les actes de la religion, et qui, une fois produit, subsiste toujours, à moins qu'on ne le révoque expressément. Ce principe, souvent supposé ou expliqué dans les écrits de Mme Guyon, est énoncé en termes formels, dans une lettre imprimée à la suite de son ouvrage intitulé: Moyen court et très-facile de faire oraison. « Je voudrais, dit le P. Falconi auteur de cette lettre, que tous vos jours, tous vos mois, toutes vos années, et votre vie tout entière, fût employée dans un acte continuel de contemplation, avec une foi la plus simple, et un amour le plus pur qu'il serait possible... En cette disposition, quand vous vous mettrez en prière, il ne sera pas toujours nécessaire de vous donner à Dieu de nouveau, puisque vous l'avez déjà fait; car, comme si vous donniez un diamant à votre amie, après l'avoir mis entre ses mains, il ne faudrait plus lui dire et lui répéter tous les jours que vous lui donnez cette bague, que vous lui en faites un présent; il ne faudrait que la laisser entre ses mains, sans la reprendre;........... ainsi, quand une fois vous vous êtes absolument mise entre les mains de Notre-Seigneur, par un amoureux abandon, vous n'avez qu'à demeurer là. »

2o Il suit de ce principe, et la nouvelle mystique paraît en conclure, qu'une âme arrivée à la perfection, n'est plus obligée aux actes explicites, distingués de la charité; qu'elle doit supprimer généralement et sans exception tous les actes de sa propre industrie, comme contraires au parfait repos en Dieu.

3o Dans ce même état de perfection, l'âme doit être indifférente

à toutes choses, pour le corps et pour l'âme, pour les biens temporels et éternels.

4o Dans l'état de la contemplation parfaite, l'âme doit rejeter toutes les idées distinctes, et par conséquent la pensée même des attributs de Dieu et des mystères de Jésus-Christ.

On voit assez, par cet exposé, la différence essentielle qui existe entre le quiétisme grossier de Molinos et le quiétisme mitigé de Mme Guyon. Mme Guyon admet, il est vrai, le principe fondamental de Molinos, c'est-à-dire, l'acte continuel de contemplation et d'amour, qui renferme à lui seul tous les actes des vertus distinctes; mais elle rejette avec horreur les conséquences que Molinos tire de ce faux principe, contre la résistance positive aux tentations. On verra même bientôt que, malgré l'inexactitude de son langage, ses sentiments intérieurs aussi bien que sa conduite personnelle, ont toujours été irréprochables, au jugement même des prélats qui s'élevèrent avec le plus de sévérité contre ses écrits.

Nous croyons que ce court exposé des erreurs du quiétisme suffit pour introduire le lecteur dans l'étude des questions agitées sur ce sujet, entre Bossuet et Fénelon. Nous devons maintenant rapporter à quelle occasion s'éleva cette controverse, et par quel malheureux concours de circonstances les prélats les plus recommandables de l'Église de France, et les personnages les plus vertueux de la cour de Louis XIV, se trouvèrent mêlés à ces affligeantes discussions.

Jeanne-Marie Bouvières de la Mothe, connue sous le nom de Mme Guyon, était née à Montargis, le 13 avril 1648, d'une famille considérée dans cette ville. Elle fut mariée, à seize ans, au fils du célèbre Guyon, qui devait sa noblesse et sa fortune à la belle entreprise du canal de Briare. Elle ne comptait que vingt-huit ans, lorsqu'elle perdit son mari, qui lui laissa trois enfants en bas âge. Elle avait montré de bonne heure un penchant décidé pour toutes les œuvres de charité, et un goût extrême pour une dévotion tendre et affectueuse. Un voyage qu'elle fit à Paris, en 1680, la mit à portée de voir M. d'Aranthon, évêque de Genève, que les

1 D'autres écrivent Bouvier.

affaires de son diocèse y avaient conduit. Ce prélat, qui jouissait de la plus haute réputation de vertu, fut touché de la piété et du détachement du monde qui se faisaient remarquer dans la conduite et dans tous les sentiments de Mme Guyon. Il lui proposa de se retirer dans son diocèse avec de nouvelles catholiques, qui allaient établir une communauté à Gex, pour la conversion des filles protestantes.

Elle arriva à Gex en 1681. C'est à cette époque que remontent les rapports plus suivis de Mme Guyon avec le P. Lacombe. L'imagination trop vive et trop exaltée de Mme Guyon aurait eu besoin d'être tempérée par un esprit plus calme et plus réglé que celui du P. Lacombe, mais malheureusement le caractère de ce religieux le rendait peu propre à exercer un ministère si utile. Il était luimême disposé aux illusions d'une imagination désordonnée; et cette conformité d'inclination et de goût entretint Mme Guyon dans l'idée qu'elle était appelée à exercer dans l'Église un ministère extraordinaire.

Les parents de Mme Guyon virent avec peine qu'elle avait adopté un genre de vie qui ne lui permettait plus de remplir par ellemême ses devoirs de mère de famille. Mais, en blâmant sa résolution, ils rendirent justice à son désintéressement; elle leur abandonna la garde noble de ses enfants, qui la faisait jouir de plus de 40,000 livres de rente, et ne se réserva qu'un revenu assez modique.

Cependant l'évêque de Genève, après avoir accueilli avec tant d'empressement et de bienveillance Mme Guyon et le P. Lacombe, conçut bientôt de la défiance à leur égard; l'attrait qu'ils marquaient pour leur genre de dévotion parut au prélat sujet à des illusions dangereuses, et il retira au P. Lacombe les pouvoirs qu'il lui avait donnés comme supérieur de la nouvelle communauté.

Il paraît aussi que la communauté de Gex aurait désiré que Mme Guyon disposât en faveur de cet établissement du peu de fortune dont elle disposait, et qu'elle s'y refusa; il en résulta un mécontentement mutuel qui détermina Mme Guyon à s'éloigner. Cette séparation un peu brusque commença à lui faire des ennemis. Elle se retira d'abord chez les Ursulines de Thonon, puis

chez une de ses amies de Grenoble, ensuite à Verceil où l'évêque lui avait offert un lieu de retraite, et où prêchait le P. Lacombe, qui était moins le directeur que le disciple de cette femme extraordinaire. Bientôt son humeur inquiète lui fit parcourir Turin et les principales villes d'Italie; elle revint enfin à Paris en 1686. Cinq années de voyages entrepris sous l'empire d'un zèle inconsidéré et au sein des agitations les plus diverses, donnèrent lieu à ses ennemis de hasarder les reproches les plus graves contre ses opinions et même contre ses mœurs, et à ses amis beaucoup de peines et de soins pour justifier une conduite aussi singulière.

Ce fut durant ces voyages qu'elle composa deux ouvrages, qui ont fourni des motifs plus légitimes de censure. L'un est intitulé : Moyen court et très-facile de faire oraison; et l'autre : Le Cantique des Cantiques, interprété selon le sens mystique.

En même temps que ces ouvrages étaient imprimés, on vit paraître à Verceil le livre latin du P. Lacombe: Analyse de l'oraison mentale; la doctrine était, au fond, celle de Mme Guyon, et l'auteur se trouva enveloppé dans les mêmes poursuites.

Tous ces écrits firent beaucoup de bruit. Plusieurs les lurent d'abord avec édification; d'autres, en assez grand nombre, y trouvaient à la vérité quelque chose à reprendre, mais ils mettaient Mme Guyon au rang de ces « contemplatifs qui, portant le mystère de la foi dans une conscience pure, sont plus savants dans les voies intérieures que capables d'en instruire les autres avec l'exactitude et la précision que demande la théologie. » D'autres enfin condamnèrent hautement ces petits livres, et l'indisposition croissant toujours, on passa bientôt de la critique des ouvrages aux accusations contre la personne même de l'auteur 1.

L'affaire fut portée à l'archevêque de Paris, et M. de Harlay, pressé d'agir contre Mme Guyon et le P. Lacombe, demanda et obtint un ordre du roi pour s'assurer de leurs personnes.

Le P. Lacombe fut arrêté au mois d'octobre 1687, détenu d'abord à la maison des Pères de la Doctrine chrétienne, et enfermé ensuite à la Bastille. L'official de Paris lui fit subir plusieurs interro

1 Dom Toussaint DUPLESSIS, Histoire de l'Eglise de Meaux.

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