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Au surplus, il y a un fait certain, incontestable, c'est que Bossuet ne se sépara jamais de Quesnel; au contraire, il entretint avec lui un commerce qu'on pourrait appeler intime. Quesnel lui fournissait, à l'aide de son armée, la plupart des textes dont il avait besoin, et c'est de Quesnel qu'il reçut avec une extrême imprudence les extraits des ouvrages condamnés si injustement en 1700, et ayant pour principaux auteurs les jésuites.

Faut-il en conclure que Bossuet était janséniste et adoptait, de science certaine, les propositions janséniennes de Quesnel? Le travail dont nous venons de parler a servi de thème aux accusations lancées contre l'évêque de Meaux, et il faut convenir qu'elles recevaient de ce témoignage une preuve difficile à détruire. Pour traiter impartialement la question qui nous occupe, plusieurs distinctions deviennent absolument nécessaires. Le jansénisme, condamné dans les cinq propositions extraites du livre de Jansenius, n'a jamais été professé par Bossuet. Il y a là une brutale expression d'hérésie qui saute aux yeux des moins clairvoyants et révolte toute conscience honnête. Bossuet, docteur de Sorbonne et évêque de Meaux, a flétri les cinq propositions avec une énergie dont il n'est permis à personne de soupçonner la sincérité. En prenant ce parti, il n'acquérait qu'un mérite fort commun, puisque les têtes du jansénisme lui donnaient l'exemple, sinon pour le fait, au moins pour le droit. Mais, nous l'avons déjà fait entendre, outre ce jansénisme nettement déclaré, il en circule un autre plus caché, plus subtil, plus général, plus difficile à formuler, et qui peut-être infecte autant les esprits que le premier. C'est moins un corps visible et tangible qu'une sorte d'exhalaison insalubre dont les âmes se trouvent imprégnées avant même d'en avoir conscience. Comment Bossuet, sans cesse en rapport avec les jansénistes et lisant leurs ouvrages, faisant l'éloge de Pascal, d'Arnauld, de Nicole et de Baillet, aurait-il pu se soustraire à l'action lente mais certaine du jansénisme dont nous parlons? Si d'ailleurs il s'identifie avec le parti, c'est donc que beaucoup de doctrines de ce parti lui plaisent, qu'elles s'adaptent à sa propre nature, à ses sentiments personnels. Aussi, qu'on applique la loupe catholique à un certain nombre de ses productions, à ses sermons, à ses traités De la connaissance de

Dieu et du Libre arbitre, à sa correspondance, aux opuscules composés pour l'assemblée de 1700, et il sera facile au théologien un peu exercé d'y reconnaître l'esprit général de la secte, ses tendances, son éloignement systématique pour les doctrines patronées par le Saint-Siége. Pourrait-on rigoureusement extraire des propositions formellement condamnables? Nous ne l'affirmerons pas, nous le rechercherons moins encore; il nous suffit d'avoir établi les distinctions qui précèdent 1.

Il reste cependant un dilemme assez pressant: Ou Bossuet, en justifiant le livre de Quesnel, approuvait les doctrines parfaitement jansénistes de l'auteur; ou bien, s'il ne les approuvait pas, il trompait volontairement les lecteurs....

Sur ce point, il ne faut pas procéder d'une manière aussi absolue. Bossuet était un de ces esprits trop vifs qui tiennent rarement la ligne du milieu. De même que des auteurs graves lui reprochent, non sans quelque justice, d'avoir exagéré les défauts et les erreurs de Richard Simon, ainsi il a exagéré, en sens inverse, l'orthodoxie de Quesnel; c'est-à-dire que, par un inconcevable aveuglement, il n'a pas vu ce que d'autres esprits plus calmes et moins prévenus y avaient clairement découvert. Rappelons-nous ce qui s'est passé à l'occasion de la version de Mons: le pape condamne` cette version hérétique, l'archevêque de Paris, la plupart des évêques français la réprouvent, d'accord avec le Saint-Siége; et jamais Bossuet n'a voulu convenir que cette version fût infectée de l'hérésie jansénienne. S'il avait assez vécu pour entendre la double condamnation de Quesnel, nous en sommes à nous demander ce qu'en son âme et conscience, il aurait pensé du fait, autrement dit, du jansénisme démasqué et flétri dans le livre de Quesnel. Non, à notre avis, selon notre intime conviction, Bossuet n'a pas vu la mauvaise doctrine des Réflexions morales; il n'a pas senti le venin hérétique épanché sur toutes les pages de ce détestable

1 On a travaillé, dans ces derniers temps, à prouver ex professo que Bossuet était janséniste. Après avoir suivi cette discussion avec toute l'attention dont nous sommes capable, nous concluons qu'on s'est donné beaucoup de peine pour aboutir à un même résultat. Au lieu de prendre Bossuet par ses relations, il fallait le prendre par ses ouvrages, et en extraire des propositions vraiment janséniennes. Jusque là on n'aura rien fait, sinon des procès de tendance.

ouvrage. Nous en trouvons une preuve dans un manuscrit qui a passé sous nos yeux à la Bibliothèque nationale, et dont on a fort peu parlé. Il s'agit d'un Mémoire contre le livre de Quesnel, dans lequel on relevait alors un assez grand nombre de propositions extraites de ce livre. Bossuet lit ce Mémoire et marque les propositions; en face de celles qui lui paraissent orthodoxes il écrit, à la marge et au crayon, le mot bon; en regard des autres il passe un double trait de crayon. Il a donc distingué l'ivraie du bon grain; mais il a cru aussi que l'homme ennemi l'avait semé dans le champ de Quesnel.

Au milieu des disputes qui s'élevèrent, Bossuet, augustinien déclaré, excessif même, ne vit que la doctrine de son maître en péril; << aussi, dit Rohrbacher, quelques-unes de ses explications auraient besoin d'être expliquées. Il nous paraît évident que Bossuet n'avait pas une idée nette de la nature et de l'ordre surnaturel; qu'il confondait l'un avec l'autre; qu'il ignorait ou méconnaissait la véritable doctrine de saint Thomas sur ces matières; et que, de là, venait son secret penchant pour les jansénistes, quoiqu'il n'en fût pas, et son espèce de répugnance pour ceux qui les combattaient tout de bon. » (Hist. univers. de l'Église catholique, vol. XXVI, pages 315, 316 et 317.)

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Au commencement de l'année 1694, le poète Boursaud publia un recueil de ses pièces de théâtre, et l'éditeur trouva bon de donner pour passeport à son livre la lettre d'un religieux, justifiant les représentations théâtrales.

Ce prétendu religieux n'était autre que le père Caffaro qui professait la philosophie et la théologie dans la maison des Théatins de Paris. Le scandale fut grand; les libertins, comme parle Bossuet, applaudirent bruyamment, tandis que les âmes timorées, les jan

sénistes surtout, éclatèrent en plaintes et en récriminations de toute sorte. Le père Lebrun se hâta de composer une réfutation, M. de Harlay manda l'auteur pour exiger de lui une rétractation publique. La lettre attribuée au religieux, comme nous le verrons bientôt, n'était au fond qu'une supercherie.

L'évêque de Meaux, qui n'aimait pas le théâtre, crut devoir adresser à l'auteur de la prétendue lettre des observations confidentielles pour l'amener à résipiscence. Comme cet écrit met au jour toute la pensée de Bossuet sur les productions scéniques de son époque et les effets du théâtre, nous le reproduirons en entier. Il est d'une admirable composition et vaut à lui seul tout un traité, sauf une rigidité de principes qui révèle un théologien gallican, trop en contact avec les jansénistes.

« A Germigny, ce 9 mai 1694.

» C'est à vous-même, mon révérend Père, que j'adresserai d'abord en secret, entre vous et moi, selon le précepte de l'Évangile, mes plaintes, contre une lettre en forme de dissertation sur la comédie, que tout le monde vous attribue constamment, et que depuis peu on m'a assuré que vous aviez avouée. Quoi qu'il en soit, si ce n'est pas vous qui en soyez l'auteur, ce que je souhaite, un désaveu ne vous fera aucune peine, et dès là ce n'est plus à vous que je parle. Que si c'est vous, je vous en fais mes plaintes à vous-même, comme un chrétien à un chrétien, et comme un frère à un frère.

» Je ne perdrai point le temps à répondre aux autorités de saint Thomas, et des autres Saints qui en général semblent approuver ou tolérer les comédies. Puisque vous demeurez d'accord, et qu'en effet on ne peut nier que celles qu'ils ont permises ne doivent exclure toutes celles qui sont opposées à l'honnêteté des mœurs, c'est à ce point qu'il faut s'attacher, et c'est par là que j'attaque votre lettre, si elle est de vous.

» La première chose que j'y reprends, c'est que vous ayez pu dire et répéter que la comédie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a rien de contraire aux bonnes mœurs, et qu'elle est même si épurée à l'heure qu'il est, sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou que vous ne rangiez pas parmi les pièces d'aujourd'hui celles d'un auteur qui vient à peine d'expirer, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équi

voques les plus grossières, dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens.

» Ne m'obligez pas à les répéter: songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel, des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée ou toujours en crainte d'être violée par les derniers attentats; je veux dire par les expressions les plus impudentes, à qui l'on ne donne que les enveloppes les plus minces.

>> Songez encore si vous jugez digne de votre habit et du nom de chrétien et de prêtre, de trouver honnêtes toutes les fausses tendresses, toutes les maximes d'amour, et toutes ces douces invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans les opéras de Quinault, à qui j'ai vu déplorer ces égarements. Mais aujourd'hui vous autorisez ce qui a fait la matière de sa pénitence et de ses justes regrets, quand il a songé sérieusement à son salut; et vous êtes contraint selon vos maximes d'approuver que ces sentiments, dont la nature corrompue est si dangereusement flattée, soient encore animés d'un chant qui ne respire que la mollesse.

» Si Lulli a excellé dans son art, il a dû proportionner, comme il a fait, les accents de ses chanteurs et de ses chanteuses à leurs récits et à leurs vers et les airs tant répétés dans le monde, ne servent qu'à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu'on peut.

» Il ne sert de rien de répondre qu'on n'est occupé que du chant et du spectacle, sans songer au sens des paroles, ni aux sentiments qu'elles expriment: car c'est là précisément le danger, que pendant qu'on est enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s'insinuent sans qu'on y pense, et gagnent le cœur sans être aperçus. Et sans donner ces secours à des inclinations trop puissantes par elles-mêmes, si vous dites que la seule représentation des passions agréables, dans les tragédies d'un Corneille et d'un Racine, n'est pas pernicieuse à la pudeur, vous démentez ce dernier, qui a renoncé publiquement aux tendresses de sa Bérénice, que je nomme parce qu'elle vient la première à mon esprit : et vous, un prêtre, un Théatin, vous le ramenez à ses premières erreurs!

>> Vous dites que ces représentations des passions agréables ne les excitent qu'indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez. Mais au contraire il n'y a rien de plus direct ni de plus essentiel dans ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu'on aime Chimène, qu'on l'adore avec

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