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Le dépositaire de la souveraineté est donc doublement tenu, et comme homme, et comme souverain, à l'observation de la loi divine.

Or, la loi divine se confond avec la Religion, ou plutôt, elle est la Religion elle-même. « Avant Jésus-Christ, cette loi purement traditionnelle n'avait d'autre interprète que le sentiment général sensus communis, ni d'autre garantie que la résistance immédiate des peuples, lorsqu'elle était violée fondamentalement1. »

Mais par Jésus-Christ une société a été fondée, gardienne infaillible de la doctrine, et investie dans l'ordre du salut d'une puissance indépendante de tout gouvernement humain. «< Dès lors, toutes les grandes questions de justice sociale, tous les doutes sur la loi divine, sur la souveraineté et sur ses devoirs, autrefois décidés par le peuple, durent l'être par l'Église et ne purent l'être que par elle, chez les nations chrétiennes, puisque l'Église, seule dépositaire de la loi divine, était chargée par JésusChrist de la conserver, de la défendre et de l'interpréter infailliblement2. »

Ainsi donc, traditionnaliste en même temps. qu'ultramontain, Lamennais attribuait à l'Église, par voie de substitution, le droit de contrôle que, dans les temps antiques, le peuple lui-même exerçait légitimement sur le pouvoir politique. Il n'allait pas toutefois jusqu'à admettre la doctrine exhorbitante de certains jurisconsultes du moyen âge, lesquels attribuaient au Pape, en tant que représentant de 1. De la Religion considérée, etc.

2. Ibid.

Dieu, et la puissance spirituelle et la puissance temporelle, et soutenaient que tout ici-bas, sans exception, est soumis au pouvoir des clefs.

S'appropriant plutôt l'opinion émise d'abord par Gerson, et adoptée plus tard par le grand archevêque de Cambrai, Lamennais professait que les pontifes romains n'ont sur les matières politiques aucune autorité civile et juridique, mais seulement une puissance directive et ordinative, laquelle consiste principalement à rappeler aux rois et aux peuples leurs devoirs réciproques, et à s'interposer, comme médiateur, lorsqu'un conflit vient à les diviser.

Or, cette puissance, même ainsi limitée, les gallicans la rejetaient absolument. Ils déclaraient que «<les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l'ordre de Dieu, dans les choses temporelles 1», et l'auteur des Vrais Principes proclamait, en leur nom, que le prince, fut-il un tyran, ne pouvait être légalement dépossédé 2.

Mais ne voyez-vous pas, leur répondait Lamennais, qu'en exaltant la souveraineté jusqu'à cet excès, vous la perdez. « Les rois aujourd'hui ne sont plus soumis, en tant que souverains, au pouvoir de l'Église, mais ils sont soumis au pouvoir du peuple, et les trônes tombent ou s'élèvent au gré de ses passions. Tant il est vrai que la monarchie spirituelle du Pape est le fondement et la garantie du pouvoir temporel des rois 3! »

1. Premier article de la Déclaration de 1682.

2. Les vrais principes de l'Église gallicane, p. 71, 3o édition. 3. De la Religion considérée, etc., etc., chap. vi, 1.

Or de même que le gallicanisme, en rejetant la suprématie de la puissance spirituelle, et en supprimant toute limite posée à l'omnipotence du pouvoir royal, a préparé la chute de la monarchie, de même, dans l'ordre religieux, en élevant le Concile au-dessus du Pape, il met en péril l'existence de l'Église elle-même.

La discussion change ici de terrain, elle se tourne contre le gallicanisme théologique. L'écrivain ultramontain n'en continue pas moins d'employer des arguments qui sont d'un philosophe ou d'un publiciste, plutôt que d'un théologien. Il s'arrête à peine à discuter les textes sacrés ou les monuments de la Tradition sur lesquels s'appuient d'ordinaire les défenseurs de l'infaillibilité pontificale; mais en revanche, il insiste fortement sur les conséquences d'une doctrine qui soumet le Pape au Concile. C'est d'abord une altération essentielle de la divine constitution de l'Église, puisqu'on transforme en un gouvernement collectif le gouvernement monarchique établi par Jésus-Christ; c'est de plus une grave atteinte portée à son unité, puisqu'on affaiblit le centre même de cette unité en le déplaçant, et en substituant à l'autorité stable et permanente du Pontife romain l'autorité nécessairement intermittente des Conciles généraux. C'est enfin un moyen légal fourni aux gouvernements pour mettre l'Église dans leur dépendance, puisqu'on leur reconnaît, d'autre part, le droit d'accorder ou de refuser la convocation des Conciles provinciaux ou nationaux, et d'entraver la réunion des Conciles généraux eux-mêmes, en interdisant aux

évêques placés sous leur autorité d'y participer. Si la Déclaration de 1682 n'a pas été suivie, au XVII siècle, de tels excès de pouvoir, c'est qu'à cette époque, dit Lamennais, « le fond des cœurs était catholique. On soutenait en théorie une doctrine de révolte, mais, dans la pratique, on obéissait». Ainsi, par un heureux illogisme, on échappait aux conséquences des principes qu'on avait posés soi-même. Mais maintenant, ajoute-t-il, « fort peu importe la Déclaration à ceux qui en font tant de bruit: ce sont ses conséquences seules, ses conséquences tout entières qu'ils veulent. Ils aspirent au schisme; dans leurs vœux insensés et criminels ils rêvent une Église nationale avec laquelle ils en auraient bientôt fini du christianisme'. >>

Une si grave accusation n'était pas tout à fait sans fondement; mais Lamennais se mettait dans son tort, quand il la formulait d'une manière si générale. Ni l'épiscopat, ni le clergé, ni le gouvernement lui-même, sous la Restauration, ne songeaient à un schisme; et l'idée en eût été rejetée avec horreur par ceux-là mêmes qui tenaient le plus aux maximes gallicanes. Malheureusement, ils ne s'apercevaient pas qu'en s'obstinant à faire revivre ce qu'ils considéraient comme une libre opinion, ils fournissaient eux-mêmes à leurs pires ennemis une dangereuse arme de combat. Ceux-ci avaient épousé la querelle des gallicans par calcul non par conviction. Leur vrai but était la ruine de l'Église de France; pour arriver plus sûrement à la détruire,

1. De la Religion considérée, etc., etc., chap. vII, ad finem.

ils s'efforçaient d'abord de l'isoler. Le gallicanisme, avec ses tendances séparatistes, même inconscientes, leur était un utile auxiliaire: car, au fond, il n'est pas très différent du protestantisme; il est une sécession aussi; il voudrait être un catholicisme national, «< horrible contre-sens dans les termes, puisque cela signifie un universel particulier1».

Lamennais était historiquement dans le vrai, quand il attribuait au protestantisme la paternité des « Églises nationales ». Celles-ci prirent naissance le jour où, l'unité religieuse étant rompue, les peuples se classèrent selon leurs croyances. Jalouses de leur indépendance, tant qu'elles furent sous l'empire d'une première et violente exaltation, les Églises nationales engagèrent ou soutinrent pour la défendre des luttes effroyables, mais bientôt, la multiplicité des sectes et des opinions ayant engendré l'indifférence, elles se laissèrent peu à peu asservir jusqu'à n'être plus entre les mains du Pouvoir que des instruments de gouvernement. Dépouillées dès lors, non seulement de toute autorité religieuse, mais aussi de toute influence morale, elles ne purent empêcher que sous les apparences de progrès matériel, ne se développassent les germes d'une rapide dissolution sociale 2.

Cette dissolution, un seul pouvoir serait assez fort, aux yeux de Lamennais, pour en retarder la marche, et ce pouvoir, c'est l'Église; non pas une Église amoindrie, discutée, rejetée à dessein en dehors de la société civile, ou courbée sous le joug

1. Emile Faguet, Politiques et moralistes, Lamennais.
2. De la religion considérée, etc., etc., chap. vш, passim.

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