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ART. 8748.

Questions de compétence à raison du lieu, pour délits complexes qui consistent en fraudes réalisées dans divers arrondissements, avec complication de questions d'indivisibilité ou de connexité lorsqu'il y a pluralité de délinquants et même de délits.

Des difficultés existent pour la compétence ratione loci, quant aux délits dont la complexité avec distances oblige à rechercher et fixer le lieu appelé forum delicti commissi : nous en avons fait l'objet de dissertations spéciales, pour certains faits délictueux se prolongeant sur différents territoires par déplacement de personnes, par expédition de marchandises, par publication de journaux, etc. (J. cr., art. 6304 et 6537).

Il y a plus de difficultés encore relativement aux fraudes complexes qui vont faire l'objet de notre examen, quand surtout elles sont commises par plusieurs personnes et en différents lieux, ce qui multiplie les causes de compétence et de prorogation, avec des complications. Ici, nous ne trouvons plus aucun guide dans les ouvrages des anciens criminalistes, qui examinaient la question de compétence à raison du lieu sous une législation et une organisation judiciaire très-différentes des nôtres, sans aucune application aux fraudes actuelles qu'ils ne prévoyaient pas et aux conflits naissant des règles nouvelles. Si les criminalistes modernes ont posé quelques principes de compétence territoriale, c'est à l'égard de faits perpétrés pour partie en France et pour partie en pays étranger, ce qui est un point de vue différent de celui qui va dominer l'examen des questions s'élevant aujourd'hui. De graves changements ont été apportés à notre législation criminelle, récemment encore, et il s'en opère progressivement dans l'état social ou les mœurs. D'une part, différentes lois ont établi de nouvelles incriminations et en ont développé d'autres; de plus, la loi du 27 juin 1866 étend la compétence des tribunaux français au jugement des délits commis par les Français en pays étrangers, avec certaines règles spéciales quant à la compétence ratione loci; il en résulte déjà des questions nouvelles. D'un autre côté, les immenses facilités de locomotion ou de transport et de communication par correspondance qu'ont données la vapeur et l'électricité, ainsi que les développements industriels considérables qui favorisent des entreprises et associations où se trouve parfois un aléa trompeur, multiplient les moyens de fraude qui aboutissent trop souvent à des délits en différents lieux, avec concours de plusieurs personnes et au préjudice de beaucoup d'autres. Tout cela rend plus importantes et aussi plus difficiles les questions de compétence à raison du lieu. Nous allons examiner spécialement celles qui concernent trois catégories de délits complexes où la fraude comporte la pluralité d'où dérivent les difficultés, à savoir: les délits de contrebande, qui se FÉVRIER 1869.

J. cr.

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commettent avec de grandes proportions à certaines frontières; ceux d'abus de confiance, fréquents et commis dans des situations diverses; enfin les escroqueries, qui se multiplient et se développent immensément. Nous essayerons surtout de fixer les effets, en pareil cas, de la pluralité produisant indivisibilité quant aux codélinquants, ou connexité entre les délits, pour la prorogation de compétence et aussi à l'égard de la disjonction possible.

I. Contrebande. Suivant la législation des douanes, il y a délit spécial si des individus opèrent ou tentent d'opérer en France une introduction de marchandises qui, dans l'intérêt de l'industrie nationale, est prohibée aux frontières ou à l'une d'elles. Lorsque la tentative se manifeste par des moyens violents, punissables en eux-mêmes, mais commis en dehors de notre frontière, quel est le lieu du délit pour la compétence? La question se présenta sous une loi qui attribuait le jugement des délits de contrebande aux cours spéciales de département, pour une tentative accompagnée de violences très-graves envers les préposés; la Cour saisie se déclara incompétente, en ce que les violences n'avaient pas eu lieu dans son ressort; mais il y a eu cassation, par le motif que « les faits, divisés par la succession du temps et la localité, ne formaient cependant qu'un fait unique, dont les faits particuliers n'étaient que des circonstances » (arr. 21 nov. 1806). Aujourd'hui, les délits commis par nos nationaux, même en pays étranger, étant à juger par les tribunaux français, la question de compétence territoriale n'existerait plus pour nos tribunaux correctionnels substitués aux cours spéciales. Mais quel serait le tribunal compétent? Ce serait celui dans l'arrondissement duquel se placerait l'introduction, au moins tentée, dont les circonstances ne changeraient pas la compétence ratione loci. Si l'on ne pouvait trouver en France un lieu de délit, il faudrait recourir à la disposition de la loi de 1866 suivant laquelle, à défaut d'autre règle de compétence, la Cour de cassation désigne un tribunal voisin du lieu où le délit aurait été commis.

La loi du 28 avril 1846, art. 53, punit comme délit l'entreprise de contrebande, tandis qu'il y a délit de contrebande dans chaque introduction ou tentative contraire aux prohibitions. Dans une espèce récente, il y avait eu entreprise résultant d'une association entre plus de cent individus et manifestée par de nombreuses tentatives d'introduction. La compétence, à raison du lieu, appartenait-elle aux juges de l'arrondissement où existait l'association, ou bien à ceux du lieu où s'étaient produites les tentatives? Il y a eu poursuite dans le dernier arrondissement, où avaient aussi été dressés les procès-verbaux contre 50 prévenus, dont 47 pour délit d'entreprise, et la plupart pour détention de tabacs. Rejetant le déclinatoire de 20 prévenus, la Cour de Douai disait « que le délit, objet principal de la poursuite, était celui d'entreprise de contrebande; que certains faits de contrebande, dont l'ensemble constitue le délit d'entreprise de contrebande, se sont accomplis et ont été constatés par procès-verbaux des agents dans l'arrondis

sement de Valenciennes. » La Cour de cassation a donné ces motifs plus précis : « Que ce qui a fait l'objet principal de l'instruction, c'est un ensemble de faits constituant une vaste entreprise de contrebande; que cet ensemble se compose d'une série de faits successifs, qui son tous des faits de contrebande, et qui par eux-mêmes constituent des délits; que plusieurs de ces faits, notamment celui qui a donné naissance à la poursuite, se sont accomplis et ont été constatés par procès-verbaux des agents de douanes dans l'arrondissement de Valenciennes; que l'arrêt a donc conclu de là avec raison que, dans l'espèce, l'arrondissement de Valenciennes doit être réputé le lieu du délit (arr. 3 mai 1867; J. cr., art. 8540).

Ainsi, en pareil cas, tout fait d'introduction au moins tentée étant un délit, et l'ensemble des faits manifestant le délit d'entreprise, la compétence, à raison du lieu du délit, appartient certainement aux juges de l'arrondissement où il y a eu introduction ou tentative constatée, d'abord pour ce délit et même pour les autres, dont l'ensemble fait un délit complexe.

II. Abus de confiance. Deux choses très-différentes sont à distinguer pour ce délit. La première est un fait civil, qui consiste dans une remise ou réception à l'un des titres qu'énumère l'art. 408 C. pén. : ceci est bien une des conditions du délit, mais ce n'en est pas une circonstance élémentaire, un élément essentiel. La fraude punissable est le détournement ou la dissipation, au préjudice du propriétaire ou possesseur, des choses qu'il avait ainsi confiées, ce qui s'appelle aussi violation du contrat par un fait frauduleux. C'est donc uniquement au détournement ou à la dissipation, constituant ou consommant la fraude, qu'il faut s'attacher pour reconnaître le lieu du délit dont dépend la compétence des juges de répression. Si l'obtention était le résultat de manœuvres frauduleuses constitutives d'escroquerie, comme le délit d'abus de confiance serait absorbé par cet autre et plus grave délit, il y aurait alors à suivre les règles que nous fixerons au numéro suivant. Que si la fraude était commise par un officier public, ce qui constituerait un crime selon la disposition ajoutée à l'art. 408 en 1863, le lieu se trouverait légalement dans celui où s'exercent les fonctions.

Mais l'acte frauduleux ne se manifeste pas toujours par un fait matėriel qui ait un lieu fixe de perpétration; parfois il est pris, par une sorte de présomption légale, dans l'impuissance de restitution qui résulte d'un état d'insolvabilité survenu; et quand c'est un mandataire qui néglige l'emploi ou la restitution qu'il devait effectuer, une mise en demeure est nécessitée par le principe de droit civil suivant lequel son obligation pourrait encore être accomplie. Si le détournement ne peut se trouver que dans un fait négatif, tel que défaut de restitution, on doit le placer là où réside le délinquant; car, dans l'opinion de criminalistes faisant autorité, lorsque le lieu du délit est incertain, c'est celui de la résidence qui le supplée. Parfois on prend pour lieu du délit celui où a été reçue la mise en demeure sans restitution immédiate: c'est ce

qu'on voit dans deux arrêts de cassation des 3 janvier et 5 décembre 1862, dont le dernier toutefois admet que le détournement aurait pu être réputé commis antérieurement et ailleurs s'il y avait eu, comme appropriation matérielle de la chose, une intention frauduleuse manifestée par des circonstances pouvant tomber sous l'appréciation du juge de répression (voy. J. cr., art. 7657).

III. Escroqueries. Le principal élément d'un tel délit, c'est l'action frauduleuse qui consiste, soit dans l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit dans l'emploi de manœuvres frauduleuses analogues, pour persuader une chose qui n'est qu'imaginaire ou chimérique, afin d'obtenir ainsi l'objet convoité. L'obtention effective est le but du moyen frauduleux; ce n'est même pas une condition essentielle pour la répression car la révision de l'art. 405 en 1863 y a fait introduire des expressions, plus complètes que la rédaction primitive, d'après lesquelles il punit comme escroquerie tentée la tentative de se faire remettre ou délivrer les valeurs qu'avait en vue l'auteur des manœuvres frauduleuses; et si la jurisprudence exige un commencement d'exécution effectif, ce n'est pas qu'il faille main mise déjà effectuée sur l'objet convoité lui-même.

Quand les manœuvres ont été employées dans un arrondissement et les remises obtenues dans un autre, quel est le lieu du délit et quel tribunal est compétent? Avec l'art. 405 du Code de 1810 on a dû dire que le délit n'existe qu'autant qu'il y a remise obtenue, plus ou moins effectivement, qu'ainsi la compétence appartient aux juges du lieu de l'obtention consommant la fraude. Ce fut ce qui détermina une cour à juger que les tribunaux français sont compétents, lorsqu'il y a eu manœuvres en pays étranger et obtention en France des obligations frauduleuses (Colmar, 27 janvier 1824). Toutefois, dans les appréciations de cet arrêt, le pays étranger était réputé lieu des manœuvres à raison surtout de ce que c'était le domicile du prévenu qui avait agi là et ailleurs; mais il plaçait aussi en France la fraude punissable, puisqu'il disait : « que c'est dans cet arrondissement, au notariat du sieur B..., à Huningue, que les obligations usuraires et frauduleuses ont été passées, en présence, à la participation et par suite des manœuvres du prévenu, ayant domicile à Blotzheim; que ces obligations forment le corps, l'instrument du délit et le délit lui-même avec toutes ses conséquences. » Citant cet arrêt, M. Berriat Saint-Prix a dit « qu'il n'y aura ouverture à compétence qu'au profit du tribunal dans le ressort duquel seront accomplis des actes de nature à donner au délit sa physionomie punissable; que ce dernier tribunal sera seul compétent, parce que c'est dans son ressort que l'escroquerie, commencée ailleurs, a acquis l'existence par des actes qui, aux termes de l'art. 405 C. p., sont le complément obligé des premières » (Trib. crim., 2e partie, t. Ier, no 196). M. F. Hélie, approuvant aussi l'arrêt précité et se posant ensuite la question inverse, répond que les tribunaux français seraient incompétents si les manœuvres frauduleuses avaient eu lieu seules en

France, parce que, « isolées du fait de l'escroquerie, elles ne constituent aucun délit, et par conséquent ne peuvent donner aucune prise à la juridiction criminelle. » Mais il termine en disant : « Il en serait autrement si ces manoeuvres pouvaient former une tentative punissable (Instr. crim., Are éd., t. 2, p. 636; 2o éd., t. 2, no 688).

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Depuis que l'art. 405 punit même la tentative sans remise effectivement obtenue, le changement dans les conditions légales demande une solution nouvelle; et peut-être serait-il possible de trouver le lieu du délit ailleurs que dans le résultat, qui n'est pas toujours effectif. En effet, ce qu'a voulu punir l'art. 405 révisé, c'est une fraude en action, une combinaison frauduleuse employée pour tromper, quand elle est saisissable, encore bien qu'elle n'ait pas complétement réussi. Sans doute il faut avec les manœuvres un acte constitutif de tentative, qui soit le commencement d'exécution exigé. Mais les manoeuvres frauduleuses sont bien plus que des actes préparatoires, non punissables en euxmêmes elles constituent l'élément caractéristique du délit, lequel ne pourrait aucunement exister sans elles; et souvent leur ensemble contient l'action qu'on appelle tentative avec commencement d'exécution. Dans ce cas, le délit à l'état de tentative et la compétence à raison du lieu peuvent se placer là où agissait la machination caractérisée. Il n'y a difficulté que si, les manœuvres seules ayant eu lieu dans tel arrondissement, c'est dans un autre qu'ont été perpétrés effectivement les faits de tentative d'obtention ou bien d'obtention réalisée des valeurs qu'on pourra dire escroquées.

IV. La question de lieu et de compétence présente un grand intérêt, surtout pour les escroqueries qui se commettent au moyen d'établissements pompeux, avec une organisation frauduleuse, d'où partent des propositions ou promesses fallacieuses qui vont capter la confiance du public dans d'autres localités. Si le lieu qui est le centre de la fraude organisée n'était pas à considérer pour la compétence, s'il devait être toujours et absolument décidé que l'escroquerie n'est commise que là où ont été obtenues les remises de valeurs, non-seulement les juges du lieu des manœuvres ou de l'organisation frauduleuse se trouveraient privés d'une compétence très-utile, tant qu'il n'y aurait pas preuve pour eux d'une obtention frauduleuse de valeurs dans leur ressort; de plus, quand l'obtention a eu lieu dans différents arrondissements, les juges de chacun d'eux auraient tous compétence, parce qu'on dirait que chaque remise a consommé une escroquerie, et la dissémination des poursuites aurait des effets tout autres qu'une poursuite collective dans le lieu central; enfin, pour les remises faites à de simples agents, prévenus seulement de complicité, il serait difficile de voir là des délits qui donneraient compétence aux juges du lieu, vis-à-vis de ces complices et aussi des autres prévenus.

Cette question ayant été agitée une première fois, sur pourvoi contre l'arrêt confirmatif d'un jugement de condamnation qu'avait rendu le tribunal du lieu des manœuvres, la compétence de ce tribunal a été

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