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long des profondes vallées du Dessoubre, au-dessous de Réaumont et de Saint-Julien, les fêtes animées par les chants et le récit des aventures chevaleresques, avaient un instant remplacé les bruyantes agitations des hommes d'armes allant au combat ou revenant pleurer leurs amis.

Un nouveau souffle religieux s'était levé sur les châteaux. Dans un élan d'enthousiasme généreux pour tout ce que la chevalerie avait eu de chrétien, les seigneurs ressuscitèrent la confrérie de Saint-Georges, et se piquèrent d'émulation pour en observer les beaux statuts, tombés en désuétude pendant les guerres. « Ces dévotieux gentilshommes, dit >> Gollut, respirant un peu de l'assidu travail des armes qu'ils avoient » soutenu par le cours de tant d'années, pensèrent que, pendant que >> leurs corselets demeuroient pendus au croc, ils feroient chose digne » de gentilshommes s'ils rafraîchissoient et renouveloient les institutions. » catholiques qui avoient été établies avant les guerres et interrompues >> pendant icelles. Pour ce, étant le jour de saint Georges 1485 assem» blés à Rougemont, ils firent des statuts qui rappelleroient à leurs >> enfants le zèle chrétien dont leurs poitrines étoient échauffées (1). » Cette noble confrérie franc-comtoise de Saint-Georges était un reflet de ces ordres religieux et militaires qu'avaient enfantés les croisades, et que leur dévouement à la cause de Dieu, ainsi que leur valeur, avait rendus si terribles aux musulmans. La séve chrétienne en pénètre tous les statuts. L'on ne saurait mieux les reproduire que d'après notre naïf historien Gollut.

« D'abord, chacun auroit place selon l'ordre de réception en la confrérie, sans égard à la dignité ou à la richesse.

>> Chaque année ils s'assembleroient à Rougemont, la veille de la fête de saint Georges, pour assister au service divin, s'occuper des affaires de la confrérie, et mettre en paix ceux qui pouvoient avoir querelle.

>> Ils iroient en la maison du bâtonnier, puis se rendroient à l'église en marchant devant lui deux à deux, et tenant en main un cierge de cire pure.

>> Ils demeureroient assidûment à l'église, sans pouvoir sortir pendant le service, ni se promener, attendu que la confrérie étoit instituée en l'honneur de Dieu, de sa glorieuse Mère, de tous les saints et saintes, et même de monsieur saint Georges.

» Les ecclésiastiques chanteroient la grand'messe et les vêpres, puis les vigiles et les laudes, et le lendemain diroient trois messes, dont la

(1) GOLLUT, liv. XI, chap. xxvI.

dernière des trépassés. Le bâtonnier y offriroit le pain, le vin, les cierges et l'épée du trépassé.

» A dîner, le jour de la saint Georges, n'y auroit que de la viande de bœuf et le soir du rôti, et deux sortes de vin pur et net, cela sans excès; autrement, le sieur procureur de la confrérie prendroit le surplus et le donneroit aux pauvres.

» Le confrère, étant reçu, enverroit dans l'année l'écu de ses armes peint, lequel il feroit pendre en son ordre dans la chapelle.

» En cas de querelles entre confrères, y auroit accommodement, et si quelqu'un ne vouloit aquiescer au jugement des autres, seroit mis hors du nombre.

>> Ils porteroient sur eux l'image de saint Georges, et s'ils manquoient deux années consécutives de se trouver à Rougemont à la Saint-Georges, ils seroient rayés de la liste (1). »

Une fermeté chevaleresque présidait à l'observation de ces règlements, encore en vigueur au milieu du siècle dernier. L'intendant de la FrancheComté le constate en 1750, avec un dédain qui peint trop bien le frivole aveuglement de cette époque, et il ne voit plus que de la misère et de la petitesse dans ces vénérables coutumes des siècles passés, dont il ne sait plus comprendre l'utilité et la grandeur. Après avoir dit à son successeur « que la noblesse de la province est pauvre, et aussi fière » qu'elle est pauvre, qu'il importe de la maintenir dans cet état pour l'obliger à servir et à avoir besoin d'eux,» il ajoute : « Elle forme » une confrérie où l'on n'admet que les personnes qui peuvent justifier » des quatre quartiers. Cette confrérie n'est point patentée, mais seule» ment tolérée, et elle ne s'assemble qu'une fois l'an et en présence de » l'intendant. Après avoir dîné et entendu la messe ensemble, ces nobles » s'en retournent chacun chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les » autres à pied. Vous verrez le comique de cette assemblée (2). »

Cependant, là se trouvaient le comte de Montjoie, MM. de SaintMauris, dont la fortune était considérable, le chevalier de Malseigne, possesseur de vastes domaines et de plusieurs seigneuries avant 1750, le sieur de Sagey, de Pierrefontaine, et beaucoup d'autres qui n'étaient pas réduits par la pauvreté à faire la cour à des intendants. Il est certain qu'on dut, en grande partie, à la fidélité religieuse des premiers restaurateurs de la confrérie de Saint-Georges et au dévouement dont

(1) GOLLUT, liv. XI, chap. xxvi.

(2) M. DE TOCQUEVILLE, L'ancien Régime ei la Révolution, liv. II, chap vIII.

ils entourèrent l'Eglise au commencement du xvre siècle, de la voir si bien abritée dans nos montagnes contre les tentatives des prétendus réformateurs. Si les princes eurent tant de moyens de séduction, s'ils recoururent tant de fois à la violence pour imposer au peuple les nouvelles doctrines, si favorables à leur ambition, à leur cupidité et à leur despotisme, quelles heureuses conséquences n'eut pas cette généreuse entente des seigneurs comtois, se liant par l'honneur militaire et par un pur sentiment de foi aux pratiques religieuses qui allaient être le plus vivement attaquées! Ils devaient opposer un faisceau indissoluble à l'ennemi prêt à se lever. C'était déjà beaucoup que les batailles de Granson, de Morat et de Nancy eussent amené du refroidissement dans les relations de la Bourgogne avec la Suisse; les opinions de cette dernière ne seraient plus en honneur auprès de sa rivale vaincue, comme elles auraient pu l'être au temps de leur amitié. Mais les maîtres, se resserrant autour de l'Eglise romaine, formaient une sentinelle active qui avait l'œil sur la frontière, bien résolus à repousser le flot toujours. montant, au lieu de le laisser déborder. Les sires Claude de la Palud, seigneur de Châtelneuf, Etienne de Falletans, seigneur de Réaumont, Henri de Pierrefontaine, B. de Chalon, avaient été de la première réception des chevaliers de l'ordre en 1485; Thiébaud de Cusance y entra en 1494; Jean de Laviron, en 1534; Jean de la Palud, en 1538; ceux qui vinrent après eux jurèrent, en 1569, de rester fidèles à l'antique religion, et, excepté le sire Michel de Franquemont (1), aucun d'eux ne trahit son serment, malgré les efforts du comte de Montbéliard pour les entraîner. Sans doute, ce dernier, s'il eût possédé la seigneurie de Réaumont, n'y eût pas travaillé avec moins de violence que dans ses autres domaines à implanter la réforme de Calvin; mais sa famille s'était retirée un siècle auparavant de cette partie des montagnes, qu'elle avait disputée avec tant d'acharnement au comte de Neuchatel, et où elle avait élevé une puissante forteresse pour dominer sur le val de Morteau. Ici les novateurs eussent trouvé un ferme point d'appui pour entamer la province de Bourgogne.

De son côté, Morteau avait des griefs particuliers contre Neuchatel et tendait fortement à s'en séparer au commencement du xvre siècle. Humilié de n'être, pour la justice, qu'une dépendance du siége de Vennes, il avait refusé, en 1490, d'accompagner les officiers du margrave Frédéric

(1) Il fut rayé de la liste en 1584. - Statuts de la confrérie de Saint-Georges, p. 139 au château de Maîche.

de Hochberg, héritier des comtes de Neuchatel, pour concourir à l'érection du signe patibulaire de Vennes. Les habitants furent cités à comparaître devant le bailli de ce lieu, Simon de Cléron, écuyer, et condamnés par l'autorité du margrave à donner chacun 60 sous d'amende. Les procureurs qui les poursuivirent pour lever cette somme augmentèrent encore l'irritation (1).

Dix ans auparavant, le margrave Rodolphe de Hochberg avait donné aux habitants d'Orchamps et du val de Vennes un sujet de mécontentement plus grave, et qui tint les esprits en fermentation dans la suite d'un long débat. Il s'opposait à l'établissement d'une foire et d'un marché à Orchamps, concédés à Claude de la Palud, seigneur de Châtelneuf, par lettres patentes du roi, et faisait valoir les grands dommages qui en résulteraient pour les foires et les marchés de Vercel, appartenant à sa famille de toute ancienneté (2). L'affaire fut portée devant des arbitres, et Orchamps put avoir une foire et un marché.

Ces altercations et ces actes de sévérité, quoiqu'ils fussent tempérés de temps en temps par des bienfaits, laissèrent de pénibles souvenirs. La branche masculine des comtes de Hochberg s'étant éteinte en la personne du comte Jean, l'on ne fut pas disposé à reconnaître pour son héritière sa fille Jeanne, duchesse de Longueville et dame de Neuchatel; on aurait voulu dépendre uniquement de Marguerite d'Autriche, devenue duchesse de Bourgogne à la mort de la princesse Marie, d'autant plus que Marguerite se montrait pleine d'égards envers ses nouveaux sujets. En 1514, elle accorda trois foires annuelles et un marché à la ville de Morteau; l'année précédente, Marc de Cusance, écuyer, seigneur de Saint-Julien, avait obtenu de cette princesse la permission d'avoir un siége de haute justice à Saint-Julien (3). Le Barboux devait la trouver aussi empressée à ratifier ses franchises en 1530, lorsqu'elle était déjà retournée en Allemagne. En vain la duchesse de Longueville, Jeanne de Hochberg, envoya le comte de Montbéliard avec une armée dans les hautes montagnes, pour replacer sous son obéissance différentes seigneuries qui lui échappaient; le comte se saisit des châteaux de Vercel et de Vennes; mais il n'arrêta pas le mouvement qui entraînait les cœurs vers la maison de Bourgogne. L'esprit public ne fut satisfait qu'au moment où la duchesse de Longueville eut définitivement cédé ses pos

(1) Archives de la ville de Neuchatel, I, 14, et U, 3, 13.

(2) Ibid., 0, 3, année 1480.

(3) Archives de la préfecture du Doubs.

sessions de Vercel, des Usiers, de Vennes, de Chatelneuf et de Morteau, à Marguerite d'Autriche, comtesse de Bourgogne (1); dès lors, la séparation d'avec la Suisse fut consommée (1518).

Les douze cantons avaient essayé de renouer un dernier lien, en réclamant la gardienneté de Morteau, comme appartenant au comté de Neuchatel. Mais Charles-Quint écrivit en 1516 aux conseillers fédéraux, qui devaient se trouver rassemblés à Neuchatel, de ne faire aucun tort à la duchesse Marguerite sa tante, dont les intérêts lui étaient chers, puisque le comté de Bourgogne devait lui revenir après sa mort (2). Cette haute protection obtint son effet; il fut reconnu que la gardienneté de Morteau était une propriété de famille dévolue naturellement aux héritiers des comtes de Hochberg, et nul ne prétendit enlever à Marguerite d'Autriche ses droits de protectrice de Morteau.

Cependant, la réforme se prêchait en Allemagne; le feu gagnait de proche en proche. Neuchatel, par le rang qu'elle tenait en Suisse, par sa belle situation au bord du lac, au pied de ses charmants coteaux de vigne et dans le voisinage de la France, devait attirer promptement les regards des réformateurs. Elle était calme et religieuse, possédait plusieurs églises et des couvents, était environnée d'un grand nombre d'abbayes et de prieurés enrichis des dons de ses comtes et de ses bourgeois. Guillaume Farel, au début de sa prédication évangélique, se fixa au village d'Aigle, déjà entraîné par son ardente parole; de là il se répandait aux alentours, épiant l'occasion favorable pour entrer dans la ville. Cette occasion ne tarda pas à lui être offerte. Comme il prêchait à Serrière, sur la fin de l'année 1529, grâce à l'indulgence du curé, qui, n'osaut encore se déclarer ouvertement, lui permit de parler sur le cimetière, des bourgeois de Neuchatel l'entendirent, le goûtèrent et voulurent l'emmener avec eux. Cette première apparition de Farel dans la ville où il devait bientôt régner en maître, souleva une redoutable opposition qu'il ne put vaincre. Toutes les églises lui furent fermées; mais il dogmatisait dans les maisons et se hasardait quelquefois à prêcher dans les rues; la grande affluence qu'il attirait, l'avidité du peuple pour entendre les nouvelles doctrines et son admiration pour l'éloquence audacieuse de l'étranger, durent inspirer déjà de funestes pressentiments. Les gouverneurs, les chanoines et la plupart des bourgeois virent le danger et obligèrent le prédicant à se retirer. Ici, par un contraste frappant avec

(1) Archives de la maison de Chalon; préfecture du Doubs. (2) Archives de la ville de Neuchatel, H, 49.

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