Page images
PDF
EPUB

de Dresde, où il avait été logé comme aide de camp du maréchal Bessières : « Lorsque Napoléon traversa l'Allemagne, les rois et les princes souverains se portèrent à sa rencontre avec autant d'empressement et de soumission que venaient de le faire les préfets de l'est de son empire. Les princes qui vinrent le trouver à Dresde affichaient encore plus leur dépendance, car on les vit se rendre exactement à son lever et se presser dans ses appartements comme les plus humbles courtisans... Nous nous rappellerons toujours l'impression que nous avons éprouvée en voyant cette imposante réunion de polentats traverser l'intérieur du palais de Dresde pour aller s'asseoir à un dîner de gala. Napoléon, le chapeau sur la tête, marchait le premier; à quelques pas derrière lui s'avançait l'empereur d'Autriche; les autres rois et princes qui faisaient partie de ce cortège, au milieu duquel se trouvaient la reine et les princesses de Saxe, suivaient les deux empereurs, chapeau bas 1. »

En Westphalie, à Berg, l'aristocratie sollicita nombre de places du nouveau gouvernement. Les neuf premiers conseillers d'État westphaliens, nommés par décret du 7 décembre 1807, portent des noms allemands. Ce sont les barons de Schele, de Bulow, de Wittsleben, de Metternich, de Leister, MM. de Wolfradt, de Dohm, de Kermnix, de Bidersee 2.

Le peuple suivit en maint endroit l'exemple de ses souverains. M. de Ségur, dans ses Mémoires, parle de la réception que Posen fit à l'Empereur. « Une ville française eût été moins démonstrative. Arcs de triomphe, harangues exaltées en style oriental, offre de toutes les fortunes et de tous les cœurs, rien n'y manqua. »

Que les plus hostiles aient compris l'inopportunité de la résistance, cela se conçoit. Mais pourquoi les documents de l'époque contiennentils tant de protestations emphatiques de dévouement? L'accueil fait à Murat dans le grand-duché de Berg montre que les Allemands de 1807 n'étaient pas des ennemis bien farouches. Voici ce qu'écrit à ce sujet Rudolf Gocke : « Quand Murat parut dans sa loge au théâtre, des cris de joie saluèrent son arrivée » 3. Heine raconte que la foule se pressait sur la place du marché de Dusseldorf le jour de la prestation du serment; il s'était installé au pied de la statue de l'électeur Jean-Guillaume et avait entendu les députés de la province assurer

1. Études sur Napoléon, par le lieutenant-colonel de Baudus, Paris, 1874. 2. De 1806 à 1812, Napoléon reçut de nombreuses lettres de félicitations dans lesquelles les princes allemands l'assuraient de leur dévouement. (V. dans A. Rambaud, Les Français sur le Rhin, p. 376, le texte des adresses de l'électeur de Bade, du landgrave de Hesse-Rethenbourg, de la ville libre de Hambourg, du prince de Linange.)

3. Rüdolf Gœcke, Das Grossherzogthum Berg ünter J. Murat.

[blocks in formation]

Murat de leur fidélité dans ces termes : Ce qui était hier l'accomplissement de notre devoir de sujets devient aujourd'hui l'effet d'un amour sincère. »

Une protestation, signée du comte de Nesselrode Reichenstein, maréchal et directeur héréditaire, déclare que les États du duché de Berg << ont prêté avec joie le serment de leur inaltérable fidélité au prince glorieux dont Napoléon a fait choix pour les gouverner. Les qualités éminentes du prince que vous nous avez donné garantissent le bonheur de notre patrie. » Le comte de Nesselrode termine en parlant de «ses vœux ardents pour la durée et le bonheur du règne de l'Empereur ». Les membres du conseil d'État, les conseillers d'administration du grand-duché employaient des formules du même genre: « Puisse l'expression de notre reconnaissance apprendre à ceux dont nos conquêtes changent le sort ce qu'ils doivent espérer, si le ciel les appelle à recevoir des souverains de votre choix. Vous avez dit aux peuples que votre siècle serait le siècle des idées libérales et, depuis l'extrémité de la mer Adriatique jusqu'à la mer d'Allemagne, les peuples gouvernés par Votre Majesté ou par des princes de votre famille se félicitent de jouir des bienfaits d'une administration paternelle 1. » On objectera qu'une influence officielle pouvait inspirer ces discours; mais n'est-ce pas déjà un fait caractéristique de trouver, au lendemain de la conquête, des députés assez soumis pour les prononcer? Nous ne rencontrerons rien de semblable en Espagne, ni en Russie, lorsque nous y suivrons les armées, en quittant l'Allemagne. Napoléon était habitué aux compliments de toutes sortes; il lisait volontiers les bulletins de la Grande Armée publiant ses proclamations, les comptes rendus du conseil d'État ou de l'Institut reproduisant les discussions au cours desquelles il avait pris la parole, mais il dut être fort étonné en apprenant qu'à Dusseldorf, on vantait ses idées libérales.

Les États du duché de Berg, non contents de parler de leurs « vœux ardents » pour le grand-duc, de leur « reconnaissance » pour l'Empereur, voulurent prouver la sincérité de leurs sentiments en offrant à Murat cent mille florins d'or « comme présent du matin ». En échange, Murat accorda à ces députés si généreux « les honneurs militaires quand ils passeraient devant un corps de garde ». Rüdolf Gœcke, qui raconte le fait, ne dit pas si les députés trouvèrent le cadeau suffisamment princier; mais il est certain que les Allemands oubliaient un peu leurs charges financières quand ils voyaient un régiment français avec ses officiers galonnés, ses soldats chevronnés. « Les beaux

1. Dusseldorf, le 12 décembre 1806.

uniformes charmaient particulièrement les bourgeois, écrit R. Gocke1. Les militaires avaient du prestige pour les Allemands, peut-être même pour les Allemandes 2. »>

L'occupation se prolongeant, les habitants s'accoutumèrent à leurs hôtes plus qu'il n'est d'usage de le reconnaître aujourd'hui. Tel bourgeois de Pforzheim, ayant un demi-escadron de chasseurs à cheval à entretenir, trouvait sans doute cette dépense fort lourde. Mais le soir, toute sa famille faisait de la musique en compagnie du capitaine qui commandait les beaux cavaliers : « Presque toutes les Allemandes sont musiciennes, écrit cet officier; cela me sert à être mieux traité » 3.

Deux ans plus tard, le même officier écrit au sujet de l'hospitalité reçue dans un château où l'on mène grande vie malgré les événements « Excellente table, vin de Tokai au dessert, société aimable; voitures, chevaux, fusils et chiens sont à mes ordres ».

Les universités allemandes elles-mêmes, que l'on représente comme le foyer d'une opposition constante à l'influence française, ne firent pas toutes preuve d'indépendance. Il y eut bien quelques révocations isolées de professeurs, on en révoquait aussi en France, mais l'université de Leipzig, l'une des plus renommées, se montra très docile et, le 23 juillet 1808, déclara Napoléon parrain d'une constellation: «Notre université, porte l'adresse à l'Empereur, donnera à l'avenir le nom d'étoiles Napoléon aux étoiles qui se rattachent au baudrier et à l'épée d'Orion. Ce nom immortel convient sous tous les rapports à ce splendide et brillant groupe d'étoiles *. »

L'université de Bonn montra plus de réserve. Malgré le zèle du préfet Lezai-Marnézia, qui préparait des fêtes et des banquets destinés, disait-il, « à prouver la joie publique », la population prit peu de part aux réjouissances officielles organisées en l'honneur de la bataille d'Austerlitz, du voyage de l'Impératrice à Bonn, de la naissance du roi de Rome. « On ne remarquait ni joie ni enthousiasme, écrit Werner Hesse, on ne pensait qu'aux sacrifices qu'exigeaient ces succès. » Cependant, il existait à Bonn, dans cette ville si froide à l'égard de la France, un parti napoléonien composé d'Allemands : « Les efforts

1. R. Gocke fait ici allusion à la garde civique, créée dans le duché de Berg, le 11 décembre 1807. Cette garde se composait de deux régiments d'infanterie, d'un corps de cavalerie et d'un escadron d'artillerie.

2. En Bavière, la liberté des habitudes ne se couvre même pas du voile de la coquetterie. (Maurice de Tascher, capitaine au 12° chasseurs à cheval, à M. de Montbrison. Birnbach, le 1er septembre 1806.- (Lettres recueillies par le baron Ferdinand de Tascher, auditeur au Conseil d'État, Paris, 1814.)

3. Pforzheim, le 30 juillet 1807. (Lettres inédites de Maurice de Tascher.)

4. A. Rambaud, L'Allemagne sous Napoléon 1er.

5. Werner Hesse, Geschichte der Stadt Bonn während der französische Herrschaft (1792-1815).

du gouvernement pour rendre français (zu franzosiren) les habitants portèrent leurs fruits ». Il se forma à Bonn un parti « qui trouvait plaisir aux fêtes françaises..... Les jeunes gens qui avaient vu le grand Empereur avec son regard hautain, sa redingote grise, son célèbre petit chapeau, chevaucher sur un cheval fringant, formèrent cette catégorie de Français apprivoisés qui plus tard suspendaient à leur chevet l'image de Napoléon et s'enthousiasmaient de cet homme. C'était un culte silencieux, comme celui que l'on garde à une fleur qui rappelle de doux moments 1. » L'auteur de cette description sentimentale veut justifier ses compatriotes, les excuser de leur napoléonisme exalté et, suivant un procédé déjà signalé, il fait appel aux souvenirs de 1871 : <«<La suite des temps a prouvé que ces enthousiastes avaient cependant conservé un noble cœur allemand et leurs fils ont bravement lutté contre l'ennemi héréditaire » (Erbfeind).

Les Allemands ne réussirent pas à effacer de leur histoire la mollesse de leurs devanciers à l'égard de la France. Les hommes d'État prussiens montrent plus de tact que les historiens de leur pays, dans l'appréciation du passé. Récemment, à l'ouverture du Reichstag, le comte de Caprivi appuyait ainsi le projet de nouveaux crédits militaires : « Nous nous défendrons même contre le nombre; les hommes de 1813 éprouveraient une sainte colère si nous ne le faisions pas » 2. Le chancelier de l'Empire s'est gardé de faire allusion à la « sainte colère» des hommes de 1806; c'est en 1813 seulement, devant la France à demi abattue, que les énergies allemandes se sont relevées. « L'édifice élevé par Napoléon n'eût pu durer si longtemps sans le concours d'une partie considérable des hommes d'État, des princes, des savants, des lettrés, des industriels, des paysans allemands. La suzeraineté française a eu en Germanie, au même titre qu'une royauté nationale, ses partisans comme ses adversaires. Elle n'est tombée que lorsque ceux qui l'avaient d'abord soutenue et acclamée, l'ont ensuite rejetée et combattue, et lorsque les soldats saxons ou bavarois, décorés de la main de l'Empereur, se sont tournés contre lui. » Au nombre des circonstances extraordinaires qui ont facilité la domination française au delà du Rhin, il faut donc mettre le consentement des Allemands eux-mêmes 3. >>

S. DE LA RUPelle,

Membre du Groupe de finances et d'économie politique.

1. Die Jugen welche den grossen Kaiser, mit seinem stolzen Blicke, mit grauen Rocke, mit dreieckigen Hütchen, auf seinem feurigen Rappen heranreiten gesehen hatten, bildeten jene sorte zalmer Franzosen.» (W. Hesse.)

2. Discours du chancelier de Caprivi, novembre 1892.

3. A. Rambaud, L'Allemagne sous Napoléon 1o.

LE PORTUGAL

ET LA PREMIÈRE NEUTRALITÉ ARMÉE.

(1780-1783 1.)

Dans les premiers mois de l'année 1780, alors que la guerre entre l'Angleterre, la France et l'Espagne pour l'indépendance de l'Amérique était à son apogée, les sympathies du Portugal semblaient acquises entièrement à la Grande-Bretagne. Le Portugal qui, au début de la guerre, avait, à l'instigation du cabinet de Versailles, consenti à demeurer neutre, comprenait de la façon la plus partiale les devoirs que cette situation lui imposait. Tandis qu'il fermait ses ports aux bâtiments de la France et de l'Espagne et obligeait ces puissances à respecter ses eaux territoriales, il laissait les Anglais s'emparer, le long de ses côtes, des navires ennemis ou neutres qu'ils pouvaient rencontrer et les admettait avec leurs prises sur son territoire. « L'escadre anglaise, écrivait le 9 mai 1780, notre chargé d'affaires, M. l'abbé Daugnac, continue à saisir sur les côtes tous les navires chargés pour la France ou pour l'Espagne et elle les envoie à Lisbonne où il est procédé à la vente des cargaisons: actuellement, six sont dans ce port appartenant aux Hollandais. » A un moment la flotte britannique, entourée de ses prises, avait mouillé pendant six semaines à l'entrée du Tage, et son chef, l'amiral Johnstone, avec l'état-major, s'était installé sur le rivage dans des baraquements qu'on y avait construits 3.

1. Cette étude est tirée d'un mémoire qui a obtenu le prix Doniol à l'Académie des sciences morales et politiques, sur le rapport de M. Arthur Desjardins, et qui paraîtra prochainement sous ce titre : La diplomatie française et la ligue des neutres de 1780-1783.

2. Daugnac à Vergennes, 9 mai 1780 (Arch. aff. étrang., Portugal, Corresp. polit., t. 111, p. 53); Comp. Daugnac à Vergennes, 6 juin 1780; O'Dunne à Vergennes, 16 septembre 1780 (Arch. aff. étrang., Portugal, Corresp. polit., t. 111, p. 61 et 105).

3. Voir Vergennes au marquis de Blosset, 24 mars 1778; marquis de Blosset à Vergennes, 13 avril 1778 (Arch. aff. étrang., Portugal, Corresp. polit., t. 109, p. 69 et 84).

« PreviousContinue »