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CHAPITRE TREIZIÈME.

L'ÉLECTION. SUFFRAGE UNIVERSEL.

La souveraineté nationale dont nous venons de parler, s'exerce spécialement par l'élection. Et celle-ci peut porter sur la forme du gouvernement, sur le chef de l'Etat, sur la dynastie, sur le président de la république, sur les assemblées législatives et autres, qui concourent au gouvernement et à l'administration de la chose publique.

Ce serait une erreur complète de s'imaginer que l'élection est une invention moderne. Nous la voyons fonctionner dans tous les temps. La Bible, le plus ancien monument des temps primitifs, en contient des exemples. Les Israélites voulurent faire roi Gédéon. « Régnez sur nous, lui dirent-ils, vous, et après vous votre fils et le fils de votre fils 1. » Il refusa; ce en quoi il a eu, je pense, peu d'imitateurs. Après sa mort, un de ses fils, Abimélech, fut élu roi par les habitants de Sichem 2. Beaucoup plus tard, le même peuple élut pour chef Simon, de la famille des Asmonéens 3. D'après Hérodote, en Ethiopie les rois étaient électifs, et c'est par l'élection que Déjocès devint roi des Mèdes *. Nous savons aussi, spécialement par Homère, que dans la Grèce primitive l'élection était en honneur . Chacun sait qu'il en fut ainsi à Rome, même sous les rois, comme Denis d'Halicarnasse nous l'apprend. Il faut dire la même chose des principales nations de l'Europe. En Angleterre, le roi, dans les premiers temps

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de la monarchie ne montait sur le trône qu'avec le consentement de l'assemblée des witans, ou des grands, et d'après le docteur Lingard, les écrivains contemporains parlent ordinairement de leurs rois comme portés au trône par l'élection. Il en fut de même souvent encore après l'avénement de Guillaume le Conquérant, et ses premiers successeurs, dans les compétitions survenues, s'appuyèrent principalement sur la volonté nationale. Après la mort de Richard Coeur-de-Lion, son cinquième successeur, ce fut le grand conseil de la nation assemblé à Northampton, qui donna définitivement la couronne à Jean Sans-Terre. Et à son couronnement à Westminster, le primat du royaume justifia dans un discours l'exclusion d'Arthur en s'appuyant sur le droit de la nation de choisir, parmi les princes de la famille régnante, celui qui paraissait le plus digne de la royauté. Nous voyons ce droit exercé encore au commencement du dix-huitième siècle, alors qu'après la mort de Guillaume III, les Anglais mirent sur le trône, au lieu de Jacques, fils de Jacques II, la reine Anne, sa sœur. En Allemagne, après la mort du dernier descendant de la branche allemande de Charlemagne, l'Assemblée des Seigneurs élut et mit sur le trône Conrad Ier, duc de Franconie. Les Etats ou diètes avaient le droit d'élire l'empereur et ce droit passa ensuite aux dix, puis aux sept électeurs.

En France le même fait est à constater dans le cours de son histoire. C'est une sorte d'élection qui a porté sur le trône les Carlovingiens, les Capétiens et les Napoléon. Et même dès l'origine de la monarchie, la nation participait de quelque manière à l'inauguration du pouvoir. Les rois étaient proclamés en assemblée générale, élevés sur un pavois ou grand bouclier soutenu par les principaux de la nation. Celleci exerce en outre une sorte de pouvoir de déposition à l'endroit des souverains indignes, comme on le voit non seulement à la décadence de la dynastie des Mérovingiens, mais à son origine elle-même. Grégoire de Tours et toute l'histoire nous apprennent que Childéric, le père et le prédécesseur de Clovis, ayant fatigué les Francs par ses vexations,

fut chassé par eux, et remplacé par le gaulois Egidius, Il fut rappelé toutefois, et remonta sur le trône qu'il laissa à Clovis.

Tout le monde connaît ces tristes princes appelés dans l'histoire du nom de fainéants, pendant le règne desquels le pouvoir était aux mains des maires du palais, et spécialement de la famille des Pépin. Elle était sans comparaison la plus puissante du royaume. Pépin le vieux, aïeul de Pépin d'Héristal, était déjà maire du palais, un siècle avant le couronnement de Pépin le Bref. Charles Martel, fils de Pépin d'Héristal, venait de rendre à la France et à l'Europe un immense service en écrasant l'innombrable armée des Musulmans sous les murs de Poitiers, là même où Clovis avait vaincu Alaric. A sa mort, il laissait deux fils, Carloman et Pépin le Bref. Le premier ayant quitté la cour pour le cloître, Pépin resta seul. Un fantôme de roi, Childéric III, portait la couronne. L'assemblée de la nation, réunie à Soissons en 752, à la presque unanimité, donna la couronne à Pépin, et déposa Childéric, qui fut relégué dans un monastère où il mourut oublié. Pépin fut sacré par saint Boniface assisté d'une partie des évêques du royaume. Il le fut de nouveau avec ses deux fils par le pape Etienne II.

Il est à remarquer que sous cette seconde dynastie l'élection était unie à l'hérédité, et ne pouvait se faire que dans la famille royale. Au sacre de Pépin, il fut formellement exprimé que l'on ne pourrait désormais choisir pour rois que des princes de sa famille 1. Ce mème Pépin, avant de mourir, réunit à Saint-Denis les grands du royaume et les évêques, et par leur consentement et à la fois par son autorité, disent les anciens documents, il partagea ses domaines entre ses deux fils, Charles et Carloman. Charlemagne, à son tour, après avoir partagé ses Etats entre ses trois fils, ajoute que « si un des trois frères a un fils tel que le peuple veuille l'élire pour qu'il succède au royaume de son père, ses oncles y con

↑ Ut nunquam de alterius lumbis regem in ævo præsumant eligere. (Hist. de France, par les Bénéd. t. V, p. 10. 2 Capitul. édit. de Baluze, t. I, p. 188.

sentiront. Louis le Débonnaire fit de même, et on trouve la même disposition dans les deux partages qu'il fit de l'empire, le premier entre ses fils Lothaire, Pépin et Louis, et le second entre Pépin, Louis et Charles 2. On lit dans le premier « Si quelqu'un d'eux vient à mourir et laisse des fils légitimes, on ne partagera pas le pouvoir entre eux, mais le peuple assemblé élira celui que Dieu voudra 3. » Quand Louis le Bègue fut couronné à Compiègne, il prononça une formule de serment, qui commence ainsi : « Moi Louis, établi roi par la miséricorde de Dieu et l'élection du peuple, je jure etc. >>

On le voit donc, il y avait sous cette seconde race une sorte d'élection unie à l'hérédité tel était du moins le principe

admis.

Ce fut aussi l'élection qui établit la troisième dynastie, celle des Capétiens. A la mort de Louis V, le trône aurait dû appartenir, en suivant la voie d'hérédité, à Charles de Lorraine, son oncle, fils de Louis IV, dit d'Outre-mer. Mais il s'était aliéné le cœur des Français. Les grands du royaume et les évêques réunis à la diète de Senlis en 987, donnèrent à Hugues Capet la couronne de Charlemagne.

Quant à la famille Napoléon, qui a inauguré comme une quatrième dynastie, tout le monde sait qu'elle s'est appuyée sur le suffrage universel.

On peut donc dire, à parler en général, que le pouvoir a toujours eu en France ses racines dans la volonté et le suf frage de la nation. Sans doute il n'y a pas toujours eu les formes d'élection que nous avons aujourd'hui, mais, comme nous l'avons fait remarquer déjà, cela n'est pas nécessaire. Il suffit évidemment que la volonté nationale soit réelle; tout est là or elle peut exister sans les formes actuelles de suffrage; elle peut se manifester par ceux qui représentent la

1 Ibid. p. 439, et Capit. 1. de l'an 806. 2 Ibid. p. 574, Goldast. Constit. imper. t. II, p. 19. 3 Si vero aliquis illorum decedens, legitimos filios reliquerit, non inter eos potestas ipsa dividatur. sed potius populus pariter conveniens, unum ex iis quem Dominus voluerit, eligat. (Bal. ibid.) - 4 BALUZE, Capitul. de l'an 877, p. 272.

nation, par les classes dirigeantes. Le mode de manifestation dépend de l'état politique d'un peuple.

Nous avons aujourd'hui le suffrage universel. Inauguré il y a près d'un siècle, supprimé ensuite, rétabli il y a trente ans, il règne aujourd'hui. Il semble admis par tous, et même par les personnages qui par leur position paraissaient devoir lui être hostiles. De bons esprits désireraient que le suffrage, tout en restant universel, appartînt seulement aux chefs de maison. Il serait universel, puisque chaque maison voterait par son chef, et il serait plus intelligent et plus sage. Quoi qu'il en soit de ce sentiment, le fait opposé existe, et il est peu probable que l'on veuille ou que l'on puisse le changer.

Mais nous n'avons pas à discuter ici sur le meilleur mode d'élection politique, arrivons au point qui regarde le but de cet ouvrage. L'Eglise est-elle opposée aux élections; y a-t-il dans sa doctrine quelque chose qui leur soit contraire? Est-elle en particulier opposée au suffrage universel?

Il serait bien étrange qu'il en fùt ainsi. En effet, depuis son berceau jusqu'à nos jours l'Eglise a vécu d'élections, et son histoire en est remplie. Comment y serait-elle opposée ? La première fonction inaugurée par les apôtres l'a été par l'élection. Voyant le nombre des chrétiens s'accroître tous les jours, et ne pouvant par eux-mêmes suffire à tout, ils disent aux fidèles choisissez parmi vous des hommes pleins de sagesse, pour l'administration extérieure de l'Eglise. Et nous disent les Actes, ils choisirent, elegerunt Stephanum, Philippum, Prochorum, etc 2.Voilà en quelque sorte le premier pas de l'Eglise dans son organisation disciplinaire; et c'est une élection. Le dernier, c'est l'élévation de Léon XIII sur le trône pontifical. Et comment s'est-elle faite? Par une élection. Le collège des cardinaux élit le pape comme parmi nous le congrès des sénateurs et des députés élit le président de la république. Et l'Eglise serait contraire aux élections?

1 << Nous donnerons pour garantie aux libertés publiques auxquelles tout peuple chrétien a droit, le suffrage universel honnêtement pratiqué et le contrôle des deux chambres, » (Manifeste du comte de Chambord du 5 juillet 1871.)

2 Act. xi, 1-5.

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