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était sans doute injuste, car il n'avait rien de ce qui fait le tyran et il travaillait de toutes ses forces à rétablir la constitution et à rendre la France heureuse, mais ce qui dépasse toutes les bornes et révoltera toujours les âmes honnêtes et modérées, c'est l'atrocité de sa mort. Aujourd'hui les révolutions sont généralement plus douces pour les souverains; les choses se passent d'une manière plus courtoise; c'est un progrès comme un autre.

Nous pouvons maintenant conclure de tout ce que nous avons dit, que la déposition d'un prince, si elle est juste et légitime, doit être un fait très rare; c'est une exception à la loi et à la doctrine générale de l'obéissance et de la fidélité dues aux gouvernements. Il doit arriver en effet, bien rarement, que les conditions que nous avons posées se trouvent réalisées. Et nous ne pouvons mieux terminer ce chapitre que par les graves conseils que donne aux peuples et aux nations un homme d'une haute autorité, plein de raison et de sagesse. « Si la tyrannie, dit saint Thomas d'Aquin, n'est pas excessive, il vaut mieux la supporter pour un temps que de se jeter, par une guerre contre le tyran, dans des malheurs plus terribles que la tyrannie elle-même. Il peut arriver en effet que ceux qui se soulèvent contre le prince ne soient pas les plus forts, et que cette agression ne serve qu'à le rendre plus cruel. En supposant qu'ils l'emportent, ne feront-ils pas naître de sanglantes divisions parmi le peuple, soit pendant la lutte contre le tyran, soit même après, lorqu'il faudra réorganiser le gouvernement? Il arrive aussi que le chef de l'insurrection, après son triomphe, s'empare du pouvoir, et redoutant pour lui le même sort qu'il a fait éprouver à son prédécesseur, accable la nation sous un joug plus cruel encore . Et, en effet, combien de fois n'arrive-t-il pas qu'en

Si non fuerit excessus tyrannidis, utilius est remissam tyrannidem tolerare ad tempus, quam tyrannum agendo multis se implicare periculis quæ sunt graviora ipsa tyrannide. Potest enim contingere ut qui contra tyrannum agunt prævalere non possint, et sic provocatus tyrannus magis desæviat. Quod si prævalere quis posset adversus tyrannum, ex hoc proveniunt multoties gravissimæ dissensiones in populo, sive dum in tyrannum insurgitur, sive post de

voulant éviter un mal, on tombe dans un plus grand. Rome, après avoir abusé de la liberté et s'en être rendue indigne, tomba sous le joug de la tyrannie. On tuait les tyrans; mais il en surgissait toujours de nouveaux. Une nation gâtée par une liberté excessive et l'immoralité ne produit guère autre chose. Heureux les peuples qui savent unir l'autorité et une sage liberté.

jectionem tyranni erga ordinationem regiminis multitudo separatur in partes. Contingit etiam ut interdum alicujus auxilio multitudo expellit tyrannum, ille potestate accepta tyrannidem arripiat et timens pati ab alio quod ipse in alium fecit, graviori servitute subditos opprimat. (De Regim. prin., 1. III, c. vi.)

CHAPITRE NEUVIÈME.

QUE LA DOCTRINE PRÉCÉDENTE EST ANCIENNE ET SURE.

Lorsque l'on traite des matières difficiles et délicates, on aime à s'appuyer non seulement sur les raisons et les preuves qu'elles fournissent, mais aussi sur l'autorité des hommes remarquables qui les ont étudiées. Et nous avons ici un motif spécial d'invoquer le témoignage des théologiens. Il s'agit d'une question qui n'est pas seulement spéculative et théorique, mais pratique et morale, et sur laquelle l'Eglise catholique n'aurait jamais toléré dans ses docteurs et ses théologiens une doctrine erronée. Or, nous allons voir qu'ils enseignent celle que nous avons nous-mêmes démontrée.

Commençons nos citations par deux grands papes, dont l'un est compté parmi les plus grands docteurs de l'Eglise. « On ne peut en aucune manière, dit saint Grégoire le Grand, tenir pour véritable roi celui qui détruit la société plutôt qu'il ne la gouverne '. » - « Vous dites, écrit le pape Nicolas fer, appelé, lui aussi, du nom de grand, vous dites, écrit-il à un évêque, que vous êtes soumis aux rois et aux princes, à cause du précepte de l'apôtre : Obéissez au roi comme à votre souverain. Et en cela je vous approuve. Cependant voyez si ces rois et ces princes auxquels vous êtes soumis sont véritablement rois et princes, voyez s'ils gouvernent bien, eux-mêmes d'abord, et le peuple qui leur est confié; voyez s'ils gouvernent selon le droit. Autrement il faudrait plutôt les tenir pour

1 Nulla ratio sinit ut inter reges habeatur qui destruit potius quam regat imperium. (Exposit. in septem psalm. pœnit.)

des tyrans que pour des rois, et leur résister plutôt que de leur obéir 1. >>

Après ces deux grands papes, entendons saint Thomas d'Aquin, qui est non seulement le premier des théologiens scolastiques, mais docteur de l'Eglise. Traitant la question de la révolte et de la sédition, il montre qu'elle est un crime, et se pose cette objection: « On comble d'éloges ceux qui délivrent un peuple du joug de la tyrannie; ce qui pourtant ne peut guère se faire sans qu'il y ait division parmi le peuple, car il arrive qu'un parti veut chasser le tyran et l'autre veut le garder. » Voici comment il répond. « Le régime tyrannique est opposé à la justice, car on n'y cherche pas le bien commun, mais les intérêts particuliers de celui qui gouverne. C'est pourquoi le trouble causé pour détruire ce régime n’a pas le caractère de la sédition. Mais c'est bien plutôt le tyran qui est séditieux, lui qui fomente et nourrit dans le sein du peuple des troubles et des discordes, afin de dominer plus sûrement 2. >>

Dans un autre écrit tout politique intitulé: Du gouvernement des princes, de Regimine principum, il s'exprime avec plus d'énergie encore. « Si le peuple, dit-il, a le droit de se donner lui-même un roi, il a aussi celui de le destituer ou de refréner sa puissance, s'il en use d'une manière tyrannique. Et qu'on ne croie pas que ce peuple manque au devoir de la fidélité en renversant le tyran, alors même qu'il se serait soumis à lui pour toujours; car n'étant pas fidèle à ses obligations dans le gouvernement du peuple, il a mérité que le peuple ne le soit pas non plus dans l'observation du pacte politique 3. »

1 NICOL. I. App., 1 Epist. ad advent. episcop., apud Labbe, 1. VIII, col. 487. 2 Laudantur qui multitudinem a potestate tyrannica liberant. Sed hoc non de facili potest fieri sine aliqua dissensione multitudinis, dum una pars multitudinis nititur retinere tyrannum, alia vero nititur eum abjicere... Dicendum quod regimen tyrannicum non est justum, quia non ordinatur ad bonum commune, sed ad bonum privatum regentis... Et ideo perturbatio hujus regiminis non habet rationem seditionis... Magis autem tyrannus seditiosus est, qui in populo sibi subjecto discordias et seditiones nutrit, ut tutius dominari possit. (TH., Sum. Theol., 2e 2o, q. 42 à 2.)

3 Si ad jus multitudinus alicujus pertineat sibi providere de rege, non injuste ab eadem rex institutus potest destrui, vel refrænari ejus potestas, si potestate

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