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L'ÉGLISE ET LES SOCIÉTÉS MODERNES.

la destruction de la société. Et ce droit, dans le peuple opprimé, résulte, pour parler avec Cicéron, d'une loi non écrite mais. née avec nous, qui ne vient pas du dehors, mais qui est imprimée en nous par la main de la nature, et qui nous enseigne que tout moyen de nous procurer le salut est légitime contre ceux qui veulent nous opprimer... Gardons-nous toutefois de penser que ce droit naturel de résister aux violences du prince qui ruine la république, et de le combattre même par les armes, si cela est nécessaire, appartienne à quelque sujet que ce soit comme particulier; il n'existe que dans le corps de la nation. En effet, de même que la faculté d'instituer le souverain a été donnée par la nature non pas à un individu, mais à la nation, c'est à elle aussi qu'appartient le droit de le dépouiller de son pouvoir, lorsqu'il en abuse en le faisant servir contre le but même pour lequel il lui avait été donné par la société 1. »

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Et maintenant nous devons conclure, ce qui était le but de ce chapitre, que la doctrine qui nous occupe a été enseignée de tout temps par les théologiens et les publicistes les plus autorisés dans l'Eglise; c'est là leur enseignement constant. Cela suffira-t-il pour fermer la bouche à ceux qui les accusent, ainsi que l'Eglise, de favoriser la tyrannie et l'oppression des peuples?

1 BIANCHI, Della potesta e della politia della chiesa, l. I, c. IV.

CHAPITRE DIXIÈME.

DES DIFFICULTÉS CONTRE LA DOCTRINE PRÉCÉDENTE. NOUVEAUX ÉCLAIRCISSEMENTS.

S'il est facile de faire des objections, d'apporter des difficultés contre la doctrine que nous exposons en ce moment, d'un autre côté, il n'est pas difficile de les résoudre. Et c'est ce que nous allons faire, afin d'achever d'éclaircir cette importante matière.

C'est là, dit-on, d'abord, une doctrine révolutionnaire, c'est la révolte érigée en principe, c'est la justification de toutes celles qui ont eu lieu jusqu'ici et de toutes celles qui auront lieu dans l'avenir, car toutes, à entendre leurs auteurs, se sont faites ou se feront pour renverser la tyrannie.

La doctrine révolutionnaire, la doctrine de la révolution, connue de tout le monde, avouée par ses adeptes, que nous avons exposée et réfutée dans le premier livre de cet ouvrage, enseigne entre autres choses, que le peuple peut, quand il le veut, quand il croit y avoir quelque avantage, ôter le pouvoir, jeter par terre le gouvernement et en changer la forme, si cela lui plaît. Or, nous disons, nous, et nous avons prouvé que cela doit être le peuple doit obéissance et fidélité à l'autorité légitime; il ne lui est pas permis de se révolter contre elle, quand il le veut ou quand il croit y trouver son avantage; nous rejetons cette dernière doctrine comme fausse en elle-même, et subversive de tout ordre social. Nous admettons toutefois une exception à la règle de l'obéissance et de la fidélité; nous admettons comme licite, dans les conditions que nous avons posées, la résistance à la ty

rannie, et au renversement injuste de la constitution de l'Etat, ce qui est au fond une forme de tyrannie. Cette exception, ce n'est pas nous qui la faisons, c'est la nature même des choses; c'est le droit naturel de légitime défense et la fidélité, obligatoire des deux côtés, aux conventions politiques comme à toutes les autres. C'est là du droit naturel, et du plus élémentaire. Cette exception, nous l'avons vu, est tellement naturelle, tellement dans la nature des choses, qu'elle existe pour tous les pouvoirs; pour l'autorité politique, pour l'autorité papale, pour l'autorité paternelle elle-même, et à plus forte raison pour toutes les autorités inférieures. Ce n'est donc pas du tout une exception particulière au pouvoir politique, comme on paraît le croire.

Mais, ajoute-t-on, les auteurs de toutes les révolutions prétendent bien ne les faire qu'en vertu de cette doctrine; ils ne veulent que renverser la tyrannie.

Il suit de là une chose, c'est qu'ils mentent impudemment. Est-ce que Louis XVI était un tyran? Le principal reproche que l'histoire ait à lui adresser, c'est d'avoir été trop bon et trop faible. Est-ce que Pie IX, à qui on a ravi ses Etats, était un tyran? Que l'on invoque une doctrine vraie pour couvrir des iniquités, que l'on abuse de la vérité pour justifier l'injustice, c'est là un procédé dont l'histoire est remplie. Mais qu'est-ce que cela fait contre la vérité? Absolument rien. On en abuse, et voilà tout. De quoi n'abuse-t-on pas? On abuse même de Dieu. Faut-il le supprimer?

Une autre objection, qui se présente naturellement, est celle-ci Dieu, les Ecritures, la doctrine catholique, l'Eglise, la raison, tout nous commande d'obéir aux puissances, et saint Paul nous dit en termes formels que celui qui leur résiste, résiste à l'ordre établi de Dieu, ou, comme l'on voudra traduire, à l'ordre même de Dieu. Or, la doctrine que nous défendons prèche la résistance aux puissances. Il faut donc la proscrire.

Il y a des préceptes divins, des lois morales qui sortent de l'essence même des choses, et dont la violation est par là

même intrinsèquement mauvaise, est essentiellement un mal moral. Et conséquemment une exception à ces lois est absolument impossible, et Dieu lui-même ne pourrait la permettre. Donnons un exemple. Blasphemer, c'est-à-dire insulter la divinité, est un acte essentiellement mauvais, qui dans aucun cas, sous aucune condition et en aucune manière ne peut être permis. A des lois semblables, il ne peut exister aucune exception. Mais toutes les lois morales, il s'en faut, ne sont pas de cette nature, et plusieurs au contraire admettent des exceptions. Dieu commande d'obéir aux puissances, et défend de leur résister; et la raison est ici, comme toujours, parfaitement d'accord avec la doctrine catholique. C'est donc là une loi morale, sans aucun doute, et une loi qu'il faut observer. Mais cette loi, comme beaucoup d'autres, souffre exception, et nous l'avons démontré. Dieu a défendu de tuer aussi; il a dit: Non occides, comme il a défendu de résister au pouvoir. Et cependant est-ce que cette défense oblige toujours? Est-ce qu'elle n'admet pas d'exception? Est-ce qu'il n'est jamais permis de tuer? Cela est au contraire très permis. Il est permis de tuer spécialement, de l'aveu de tout le monde, lorsque l'on est dans le cas de légitime défense. Or, c'est ici absolument la même chose. Le tyran attaque la société ; elle se défend. Je ne dis pas qu'elle ait le droit de le tuer ; j'admets le contraire; parce que cela n'est pas nécessaire. Elle n'a droit qu'à ce que demande sa défense, et généralement parlant la mort n'est pas nécessaire; elle ne serait permise que si elle était indispensable. Le droit de défense privée lui-même ne rend la mort licite que si elle est nécessaire. Le parallélisme entre les deux cas est manifeste. Ce sont deux exceptions à deux lois également certaines et également indispensables, et ce ne sont que des exceptions. Elles sont l'une et l'autre dans la nature même des choses, elles sont de droit naturel. Elles ont leur source dans une loi première et essentielle, le droit qu'ont tous les êtres, tous les hommes, toutes les sociétés à leur conservation; d'où naît le droit de légitime défense.

On fait une autre difficulté, prise d'un fait très connu de

l'histoire de l'Eglise. Pendant trois siècles, dans tout l'empire romain, les chrétiens tyrannisés, persécutés, livrés à toutes espèces de tortures et à tous les genres de mort, n'ont opposé à cette tyrannie cruelle que la douceur, la mansuétude, la patience et la résignation la plus complète. N'est-ce pas là un signe qu'ils n'avaient pas le droit de résister à leurs persécuteurs? S'ils l'avaient eu, comment n'en auraient-ils pas usé?

Les écrivains les plus autorisés dans l'Eglise ne s'accordent pas ici sur la question de droit. Les chrétiens persécutés pouvaient-ils légitimement résister à l'oppression, à la tyrannie des empereurs? Le commentateur le plus célèbre des saintes Ecritures, Corneille de Lapierre, ne l'admet pas; Bellarmin au contraire, comme nous l'avons vu déjà au chapitre précédent, l'admet sans aucune hésitation. Quoi qu'il en soit, le fait de la soumission, de la non-résistance des chrétiens à leurs persécuteurs, ne fait rien du tout à la question présente. Et d'abord, du fait de cette non-résistance, on ne peut nullement conclure qu'ils n'avaient pas le droit de résister. Ils n'ont pas résisté; donc ils n'en avaient pas le droit. C'est là un très mauvais argument, dont la conclusion, dirait un élève de logique, n'est pas continue dans les prémisses. On peut parfaitement ne pas user d'un droit que l'on a, soit parce que l'on ne peut pas, soit parce que l'on juge plus convenable de faire autrement. En second lieu, il y a, pour user de celui dont nous parlons, une condition nécessaire que nous avons posée précédemment, c'est que l'on ait de grandes chances de réus sir. Or, les chrétiens avaient au contraire de grandes chances de ne pas réussir; car, bien qu'ils fussent nombreux, dispersés qu'ils étaient dans l'immense étendue de l'empire, s'ils avaient voulu résister, ils auraient été écrasés par les armées impériales et par les populations païennes. Ils auraient aggravé leur position, donné un motif plausible de les exterminer, et compromis le triomphe du christianisme.

Dieu voulait donner au monde ce spectacle merveilleux des chrétiens courant au martyre, pendant trois siècles, comme

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