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CHAPITRE TROISIÈME.

DE L'ORIGINE IMMÉDIATE DU POUVOIR.

Nous entrons dans la partie difficile de la question qui nous occupe, non pas qu'elle offre en elle-même une grande difficulté intrinsèque, mais parce qu'elle est comme environnée de préjugés et de confusions, et que la solution qui semble avoir prévalu depuis un siècle parmi nous, en France, chez un certain nombre d'écrivains défenseurs de l'ordre, est opposée à la doctrine enseignée dans les écoles catholiques dans les âges précédents.

Nous chercherons donc la vérité avec grand soin; procédant avec méthode et lenteur, marchant pas à pas, allant de ce qui est certain à ce qui le paraît moins d'abord, et n'avançant aucune proposition sans l'environner de certitude et de clarté. Et ainsi la chaîne logique des idées nous conduira à la vérité que nous cherchons. Si du reste il demeure dans l'esprit quelque doute et quelque obscurité, nous achèverons de dissiper ces nuages dans les chapitres suivants, celui-ci ayant pour but d'arriver d'abord à la vérité en elle-même et en quelque sorte toute brute.

Du reste la doctrine que nous allons démontrer, est celle même, comme nous le verrons, des théologiens scolastiques. Et cela importe beaucoup plus, relativement au but de cet ouvrage, que si elle n'était que la doctrine d'un simple écrivain elle a une autre autorité et de plus larges conséquences. Entrons donc en matière.

Le peuple n'est pas le premier souverain, nous l'avons vu

dans le chapitre précédent; il y en a un au-dessus de sa tête qui est plus grand que lui; il y a le Maître des peuples et des nations. Le peuple n'est pas l'origine première et essentielle de l'autorité; c'est Dieu et la nature de l'homme qui sont cette cause première de la société et de l'autorité. Mais la nation, le peuple ne sont-ils pour rien dans l'existence de celle-ci? D'où vient l'autorité qui est dans les chefs des peuples? Qui est-ce qui la leur a donnée? Je ne demande plus comme précédemment, d'où vient qu'il y a de l'autorité sur la terre, quelle est la cause primitive de ce fait général considéré en lui-même; je m'enquiers de son origine particulière et immédiate, de son existence positive dans les chefs des peuples. D'où vient qu'ils ont l'autorité? Qui est-ce qui la leur a donnée? D'où leur vient ce droit de commander, de régir et de gouverner les nations?

Il est d'abord manifeste qu'une nation, quelle qu'elle soit, que toute nation, que tout peuple a un droit naturel et essentiel à l'autorité, à être régi et gouverné par elle. Nous l'avons vu, en effet, l'homme est par sa nature même destiné à la société civile, à vivre dans son sein; ses aptitudes, ses tendances, ses besoins, ses passions et ses vices même lui en font une nécessité. Il a donc droit à cette société; il y a un droit naturel, puisqu'elle lui est naturellement nécessaire, et que sa nature même la lui prescrit. Or, par là même il a également droit à l'autorité, car elle est un élément nécessaire et constitutif de la société civile, qui ne saurait absolument exister sans elle, car elle entre, nous l'avons vu, dans son essence même.

L'homme a donc droit par sa nature à l'autorité; une réunion d'hommes, une peuplade, une nation quelconque y a droit. Mais où est cette autorité, où la trouver? Où est le droit de commander, de gouverner? Cette autorité existe-t-elle quelque part? D'où peut-elle venir? Qui est-ce qui la communique? Comment quelqu'un peut-il l'avoir?

Et d'abord la nature elle-même donne-t-elle le pouvoir à quelqu'un ? Un homme peut-il l'avoir par lui-même, par sa nature?

Evidemment non. En effet, avant l'établissement du pouvoir dont il s'agit, à l'origine, par exemple, d'une dynastie monarchique, ou bien, à la fondation d'une république, nul homme n'a, par sa nature, le droit de commander aux autres. Tous sous ce rapport sont égaux, et nul n'a par lui-même le pouvoir politique. La naissance, dans une monarchie héréditaire établie, peut bien être un moyen d'arriver au pouvoir; parce que cela a été établi ainsi d'une manière positive. Mais la nature seule ne nous donne rien, si ce n'est la nature humaine. Personne du reste n'a jamais, que je sache, enseigné le contraire. Cherchons donc autre. chose.

L'aptitude, le génie, aidés de circonstances favorables, ne donnent-ils pas le pouvoir? Ne communiquent-ils pas l'autorité?

Pas davantage. Autre chose est l'aptitude, autre chose est le pouvoir. Le génie et l'autorité politique sont deux choses différentes. Qu'est-ce que l'autorité? C'est le droit de commander. Mais le génie n'est pas un droit, et par lui-même n'en donne pas. Il n'est qu'une capacité, qui peut très bien être une raison de communication du pouvoir, mais qui ne le donne pas. Vous avez du génie; cela vous donne-t-il le droit de commander à la France et de la gouverner? Assurément non. Et s'il y a plusieurs hommes de génie, qui estce qui commandera?

Ecoutons un écrivain distingué recherchant l'origine du pouvoir. « Des familles, dit-il, issues les unes des autres, établies sur le mème territoire,... ont vu la sûreté de leur vie et de leurs propriétés menacée par un ennemi puissant, par le débordement d'un fleuve, ou par des animaux féroces, et dans le récit des exploits de ses héros fameux, la mythologie a conservé des traces de ces événements des premiers âges. Un danger commun a réuni toutes ces familles; mais cette foule sans un conseil et une direction ne pouvait que fuir, et il fallait combattre. Qu'au milieu de cette foule consternée,... il s'élève un homme fort en paroles et

en actions, qu'il soit écouté, qu'il entraine la multitude dans son avis, voilà le pouvoir 1. »

Je demande pardon au célèbre publiciste; mais il confond ici deux choses différentes, et dont l'une n'est pas du tout l'autre et ne la contient pas, c'est-à-dire, l'aptitude au pouvoir et le pouvoir lui-même. Et si deux hommes capables, deux rivaux, se présentent, lequel a l'autorité? Autre chose est le talent, la capacité, autre chose le droit de commander ou l'autorité. La nature et le talent donnent l'aptitude; elles ne donnent pas le droit. Les circonstances ne le donnent pas davantage. Elles peuvent bien être une occasion favorable pour l'obtenir. Ne confondons pas les occasions avec les causes; les premières peuvent bien exciter à appeler au pouvoir, les secondes appellent. Le personnage en question a le talent nécessaire pour commander et gouverner; mais encore une fois l'aptitude n'est pas le droit. J'ai une aptitude très grande à administrer parfaitement la fortune de mon voisin; est-ce que cela me donne des droits?... Poursuivons donc notre recherche.

Est-ce Dieu qui déterminera ici l'autorité dans quelqu'un, qui en désignera le sujet et la lui donnera?

Il y a deux espèces d'action de Dieu sur l'homme et sur le monde. Il agit d'abord par les causes secondes, par la nature elle-même, et d'une manière conforme à ses lois. Il peut aussi intervenir, d'une manière extraordinaire, miraculeuse et supérieure aux lois de la nature, puisqu'il est l'Etre infini et qu'il a par conséquent une puissance infinie. Supposons du moins qu'il le puisse, comme nous l'avons déjà montré ailleurs. Il ne peut être question ici de ce mode d'action de Dieu; car s'il a eu lieu chez le peuple hébreu, comme nous le lisons dans la Bible, ce n'est là, de l'aveu de tout le monde, qu'une exception particulière à ce peuple extraordinaire qui portait le Messie dans son sein. Reste donc le premier mode d'action de Dieu. Et c'est là ce que les philosophes et les

DE BONALD, Démonst, philos. du principe constitutif de la société, c. vi. 2 Les Erreurs modernes, 1. III, et Theol. univ. t. II, De Relig. p. 2a.

théologiens appellent le concours divin, dans les actes des créatures et dans la marche régulière des forces et des lois de la nature. Dieu agit habituellement dans l'ordre de la nature avec les causes secondes et par elles. Mais nous venons de voir que ni la nature, ni les aptitudes, ni les circonstances ne donnent le pouvoir: elles ne font pas par elles-mêmes les chefs des peuples, bien qu'elles les préparent, elles ne communiquent pas le pouvoir.

Où donc le trouver? D'où viendra-t-il? Qui est-ce qui fera un chef du peuple ? Où est-il, puisque ni Dieu, ni la nature ne le désigne ? Il ne peut pas se faire lui-même, au moins légitimement, car, nous venons de le voir, ni la nature, ni le génie, ni les circonstances ne lui donnent le droit. Où est-il donc, ce chef de peuple?

Nous avons vu précédemment que toute nation, toute réunion d'hommes, toute communauté politique, comme dit l'école, a droit à l'autorité. Or, par là même, cette réunion d'hommes a droit d'en procurer la réalisation : le droit à une chose emporte celui de se la procurer. Mais ni Dieu, ni la nature, ne désigne celui qui l'aura et l'exercera. Il reste donc une seule chose, c'est que la communauté exerce son droit de se la procurer: il lui faut une autorité concrète et vivante. Mais une multitude ne peut pas, moralement parlant, se gouverner elle-même. Il faut donc qu'elle transmette son droit à quelqu'un. Et c'est ce qu'elle fait en désignant celui qui exercera l'autorité, en nommant celui que les circonstances indiquent, ou en acceptant celui qui se présente lui-même, ce qui ne manque guère d'arriver.

C'est donc une vérité la nation intervient réellement, par sa volonté, dans la création légitime du pouvoir. Dieu, nous l'avons démontré, est la source première de l'autorité; mais ni Dieu, ni la nature, n'en détermine le sujet. A l'origine d'un établissement politique, d'une dynastie monarchique ou d'une république, ni Dieu, ni la nature ne font le chef légitime de l'Etat, mais la volonté de la nation, qui le nomme ou l'accepte.

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