Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE QUATRIÈME.

L'ÉGLISE ET LA DOCTRINE PRÉCÉDENTE.

Je regarde ce chapitre comme ayant, relativement au but de cet ouvrage, une importance particulière, pour les amis de l'Eglise et pour ses adversaires. Sans doute elle n'a jamais rien défini quant à la communication médiate ou immédiate du pouvoir. Elle n'a défini que le dogme révélé et scriptural tout pouvoir vient de Dieu. Mais ses docteurs et ses théologiens les plus autorisés, ses écoles de théologie, ou, pour tout dire en un mot, l'Ecole enseigne, que le pouvoir a aussi sa source dans la nation, qu'il vient d'elle, et que c'est elle qui le donne de quelque manière et avec Dieu aux princes, aux chefs des peuples. Qui ne voit à première vue l'importance de ce fait doctrinal? Il ne rend pas sans doute à lui seul cette opinion obligatoire. Mais il en découle des conséquences d'une réelle importance. Et d'abord cette doctrine est, aux yeux de l'Eglise, sùre et sans danger; car s'il en était autrement, elle n'aurait pu permettre qu'elle fût l'enseignement général de ses écoles et de ses théologiens. En second lieu, les adversaires de l'Eglise sont en opposition avec la réalité des faits, lorsqu'ils la représentent comme enseignant sous ce rapport une doctrine défavorable aux peuples, et telle que les nations ne soient pour rien dans la collation du pouvoir. En troisième lieu, cette doctrine, bien loin d'être une nouveauté, une pure idée moderne, est au contraire fort ancienne, sûre et éprouvée.

Sous le bénéfice de ces considérations, entrons en matière. Rappelons d'abord l'explication déjà indiquée, que nous

donne saint Chrysostome du texte si connu de saint Paul : Il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu.

« Que dites-vous, grand apôtre? Tout prince est-il donc établi de Dieu? Je ne dis pas cela; car je ne parle pas des princes en particulier, mais de la chose elle-même. Qu'il y ait des gouvernements, que les uns commandent et que les autres obéissent, et qu'ainsi les affaires n'aillent pas au hasard, et les peuples ne soient pas ballottés comme les flots de la mer, je dis que c'est une institution de la sagesse divine. Aussi l'apôtre ne dit pas : il n'y a pas de prince qui ne vienne de Dieu; mais parlant de la chose elle-même, il dit : il n'y a pas de puissance, si ce n'est de Dieu '! »

Il est difficile de poser d'une manière plus claire la distinction capitale que nous avons faite entre l'origine essentielle et générale de l'autorité considérée en elle-même, et son origine particulière. Mais allons à quelque chose de plus explicite; écoutons des théologiens qui ont traité la question ex professo: plus d'un lecteur sera étonné de la largeur de leurs doctrines.

Saint Thomas d'Aquiǹ est, comme chacun sait, de tous les docteurs scolastiques le plus accrédité et le plus suivi. Or c'est, disent-ils, dans ses doctrines qu'ils ont puisé celles qu'ils développent et que nous allons rapporter tout à l'heure. Et en effet i les enseigne clairement en différents endroits de ses œuvres. Ainsi, par exemple, il dit que le pouvoir législatif réside dans la nation, dans le peuple, ou dans celui qui l'a reçu de lui 2. Et quant à la puissance coercitive, il dit également qu'elle réside aussi dans le peuple, ou dans la personne publique à laquelle elle a été conférée 3. Il répète ailleurs que dans certains états de société, le prince n'a le pouvoir de faire des lois que parce qu'il représente la nation, nisi in quantum gerit personam multitudinis*. Plus loin, il écrit que, dans un état bien ordonné le principat appartient à tous, principatus ad omnes pertinet, en ce que tous peuvent élire et être élus 3. 1 Chrys. Hom. xxш in Ep. ad Rom. 2 Sum. th. 1a 2 q. 90, a. 3, in corp. -3 Ibid. q. 90, a. 3, ad 2umt. Ibid. q. 97, a. 3, ad 3um.-5 Ibid. q. 105, a. 1,

5

in corp.

Après l'oracle de l'école, citons quelques-uns des principaux théologiens. Entendons d'abord le docte cardinal Bellarmin.

« Remarquons, dit-il, que le pouvoir politique considéré en général et sans descendre en particulier à la monarchie, à l'aristocratie et à la démocratie, vient immédiatement de Dieu. seul; car étant une conséquence nécessaire de la nature de l'homme, il vient par là même de celui qui l'a faite. En second lieu, ce pouvoir réside immédiatement, comme dans son sujet, dans tout le peuple; car il est de droit divin (naturel); et le droit divin ne l'a donné à personne en particulier, mais à la multitude. De plus, le droit positif ôté, il n'y a pas de raison pour que parmi des égaux l'un commande plutôt que l'autre ; le pouvoir appartient donc à tout le peuple... En troisième lieu, le peuple transfère le pouvoir à un ou à plusieurs de droit naturel (ou nécessairement); car la multitude ne pouvant l'exercer par elle-même, est obligée de le transmettre à un ou à plusieurs. Et en ce sens la puissance des princes, considérée en général, est de droit naturel et divin: le genre humain lui-même, dùt-il se réunir tout entier, ne pourrait établir qu'il n'y aurait ni princes ni gouvernement. Remarquons encore en quatrième lieu que les différentes formes de gouvernement sont du droit des gens et non du droit naturel; car il dépend évidemment de la volonté de la nation d'établir un roi, des consuls ou d'autres magistrats... Remarquons enfin que d'après ce qui a été dit, le pouvoir considéré en particulier vient de Dieu sans doute, mais médiatement par le conseil et l'élection de la part de l'homme, comme tout ce qui est du droit des gens, lequel est comme une conséquence déduite du droit naturel par la raison humaine. Et de là découle une double différence entre le pouvoir politique et le pouvoir ecclésiastique: différence du côté du sujet, car le premier se trouve immédiatement dans la nation, et le second dans un homme (saint Pierre et ses successeurs, où Jésus-Christ l'a placé); différence du côté de la cause, car le pouvoir politique considéré en général est de droit divin, et en particulier du droit des gens, tandis que

le pouvoir ecclésiastique est complètement de droit divin et vient immédiatement de Dieu '. »

Telle est la doctrine de l'illustre cardinal.

Ecoutons maintenant Suarez l'un et l'autre sont après saint Thomas d'Aquin, les deux théologiens les plus autorisés. Or Suarez traite la question qui nous occupe dans deux de ses ouvrages dans son Traité des lois et dans son écrit contre une tête couronnée dont l'origine est assez piquante. Jacques VI, roi d'Ecosse, fils de l'infortunée Marie Stuart, devenu Jacques I en montant sur le trône des trois royaumes après la mort d'Elisabeth, avait attaqué dans un ouvrage de controverse le cardinal Bellarmin, précisément pour avoir enseigné la doctrine que nous avons exposée. Le royal controversiste prétend que les princes tiennent leur pouvoir de Dieu immédiatement, et il appuie son opinion sur des raisons qui ne sont pas plus mauvaises que celles qu'on a coutume de donner. Mais laissons parler Suarez:

1 Afin que le lecteur puisse vérifier lui-même les doctrines avec plus de certitude, je citerai les textes eux-mêmes :

« Sed hic observanda sunt aliqua. Primo, politicam potestatem in universum consideratam, non descendendo in particulari ad monarchiam, aristocratiam, vel democratiam, immediate esse a solo Deo; nam consequitur necessario naturam. hominis, proinde esse ab illo qui fecit naturam hominis... Secundo nota, hanc potestatem immediate esse tamquam in subjecto, in tota multitudine, nam hæc potestas est de jure divino; at jus divinum nulli homini particulari dedit hanc potestatem; ergo dedit multitudini : præterea, sublato jure positivo, non est major ratio cur ex multis æqualibus unus potius quam alius dominetur: igitur potestas est totius multitudinis... Tertio nota, hanc potestatem transferri a multitudine in unum vel plures eodem jure naturæ ; nam respublica non potest per seipsam exercere hanc potestatem, ergo tenetur eam transferre in aliquem unum ,vel aliquos paucos: et hoc modo potestas principum, in genere considerata, est etiam de jure naturæ et divino; nec potest genus humanum, etiamsi totum simul conveniret, contrarium statuere, nimirum quod nulli essent principes vel rectores. Quarto nota in particulari singulas species regiminis esse de jure gentium, non de jure naturæ; nam pendet a consensu multitudinis constituere super se regem, vel consules, vel alios magistratus, ut patet... Quinto nota, ex dictis sequi, hanc potestatem in particulari esse quidem a Deo, sed mediante consilio et electione humana, ut alia omnia quæ ad jus gentium pertinent, jus enim gentium est quasi conclusio deducta ex jure naturæ per humanum discursum. Ex quo colliguntur duæ differentiæ inter potestatem politicam et ecclesiasticam : una ex parte subjecti, nam politica est in multitudine, ecclesiastica in uno homine tamquam in subjecto immediate; altera ex parte causæ efficientis, quod politica universe considerata est de jure divino, in particulari considerata est de jure gentium: ecclesiastica omnibus modis est de jure divino et immediate a Deo. » (Bell., De laicis, 1. III, c. vi.)

« Le pouvoir civil, toutes les fois qu'on le trouve en un homme, en un prince, est émané, de droit légitime et ordinaire, du peuple et de la communauté, immédiatement ou d'une manière éloignée, et on ne peut l'avoir légitimment par une autre voie 1. »

On l'avouera, il est impossible d'être plus formel et plus clair. Auparavant il avait dit et montré que le pouvoir se trouve par la nature même des choses dans la communauté; dans la nation elle-mème :

« Il faut admettre, dit-il, que le pouvoir n'est donné par la nature à aucun homme en particulier, mais se trouve dans la communauté. C'est là l'opinion commune, et elle est certaine; elle est aussi la doctrine de saint Thomas 2. »>

« Que le pouvoir soit dans tel homme, dit-il encore, c'est le résultat de la donation faite par la nation, comme je l'ai montré, et sous ce rapport le pouvoir est de droit humain. De même, que le gouvernement de telle nation ou de telle province soit monarchique, c'est le fait de l'institution des hommes, comme je l'ai encore montré plus haut; donc aussi le pouvoir luimême vient des hommes. Ce qui le prouve encore, c'est que, suivant les conventions intervenues entre la nation et le prince, le pouvoir de ce dernier est plus ou moins grand; donc, absolument, il vient de l'homme 3. »

3

Dans sa réponse au roi d'Angleterre, dont nous avons parlé, Suarez défend la même doctrine.

«En cette matière, dit-il, le sérénissime roi non seulement

1 Sequitur ex dictis potestatem civilem, quoties in uno homine vel principe reperitur, legitimo ac ordinario jure, a populo et communitate manasse, vel proxime vel remote, nec posse aliter haberi ut justa sit. (De leg. 1. III, c. I.)

2 Dicendum est ergo hanc potestatem ex sola rei natura in nullo singulari homine existere, sed in hominum collectione. Conclusio est communis et certa; sumitur ex divo Thoma. (De leg. 1. III, c. 2.)

3 Potestatem esse in hoc homine est ex donatione ipsius reipublicæ, ut ostensum est; ergo sub ea ratione est de jure humano; item quod regimen talis reipublicæ vel provinciæ sit monarchicum est ex hominum institutione, uti supra ostensum est, ergo et principatus ipse est ab hominibus. Cujus etiam signum est quia juxta pactum vel conventionem factam inter regnum et regem, ejus potestas major vel minor existit; ergo est ab hominibus simpliciter loquendo, (Ibid. c. IV.)

« PreviousContinue »