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CHAPITRE CINQUIÈME.

APPLICATION DE LA DOCTRINE PRÉCÉDENTE, RÉFUTATION DES AUTRES SYSTÈMES ET SOLUTION DES DIFFICULTÉS.

Nous avons exposé la doctrine des théologiens sur l'origine immédiate ou secondaire du pouvoir. Essayons maintenant de l'environner de plus de lumière. Et dans ce but appliquons cette doctrine à un fait, afin de la placer, pour ainsi dire, vivante sous les yeux du lecteur.

Un nombre considérable de familles quittent l'Europe pour aller peupler une terre inhabitée. Chacune d'elles occupe des terrains qui sont à sa convenance, et elles vivent ainsi pendant un temps plus ou moins long, indépendantes les unes des autres et sans gouvernement général, chacune sous l'autorité de son chef immédiat; il a dù en être ainsi à l'origine des choses. Mais bientôt les familles se multiplient et se rapprochent, et des communications plus fréquentes, des besoins nouveaux font sentir la nécessité d'une plus grande union, d'un gouvernement. Il est en effet naturel qu'un certain nombre de familles qui se développent, se multiplient, se rapprochent, s'élèvent à l'état de société civile. Elle est, nous l'avons montré, nécessaire à tous les points de vue. L'ordre, la sécurité, la paix, le développement intellectuel, moral et matériel l'exigent. Mais d'un autre côté, nous l'avons vu encore, la société civile est impossible sans l'autorité. Celle-ci en est un élément absolument nécessaire. La société et l'autorité civile étant dans la nature de l'homme, viennent par là même de Dieu, dans le sens que nous avons expliqué. Il est donc tout à fait conforme à sa volonté, que l'agglomération,

de familles dont nous parlons entre en société civile et établisse une autorité. Mais, je le demande aux partisans de la communication immédiate, a-t-il donné, donne-t-il cette autorité à quelqu'un en particulier? Assurément non. Il est impossible d'indiquer quelqu'un à qui il l'ait donnée, à qui il ait conféré le droit de commander à toutes ces familles, de les administrer et de les gouverner.

Examinons cependant et recherchons si quelqu'un n'aurait pas reçu cette autorité comme naturellement.

Il y a, je le suppose, dans cette société naissante un homme vénérable par son âge et sa sagesse, une sorte de patriarche. A-t-il par là même l'autorité civile? Dieu, la nature la lui ontils donnée? Qui oserait le dire? Où en est la preuve? Autre chose est la sagesse, autre chose l'autorité civile. Elles vont sans doute fort bien ensemble, mais l'une n'est pas l'autre, sans quoi tous les sages auraient l'autorité civile; ce qui est absurde.

Il y a aussi dans cette jeune société, qui va se former, un homme d'une grande intelligence, d'un génie profond, et qui expose à merveille ses plans pour la formation d'un gouvernement. Cela lui donne-t-il l'autorité? Pas plus que la sagesse ne la donne au vénérable vieillard dont nous parlions tout à l'heure. L'intelligence n'est pas l'autorité civile et elle ne la donne pas; sans quoi tous les hommes les plus intelligents l'auraient; ce qui est insensé.

Supposons encore qu'il y ait dans cette société un personnage connu par son énergie et son audace, et qui lui ait déjà rendu des services en la défendant contre des inondations, des bêtes féroces ou tout autre fléau. Cela lui donne-t-il l'autorité. Il ne l'a pas plus que les deux précédents. Ni la sagesse, ni le talent, ni l'audace ne sont l'autorité civile, et ils ne la donnent pas.

Nous sommes donc forcés de conclure que dans la société qui tend à se former et à s'organiser, il n'y a point d'autorité donnée par la nature ou par Dieu : il n'y a que des aptitudes.

D'un autre côté, il est certain qu'elle a un droit naturel et

essentiel à cette autorité. Elle a en effet le droit d'être et de vivre. Mais la société est impossible sans l'autorité. En second lieu, ce peuple, cette multitude, comme on voudra l'appeler, par là mème qu'elle a droit à l'autorité, a celui de se la procurer, d'en amener la réalisation, de se donner une autorité, un chef, un roi, un empereur ou un président de république. Une multitude ne peut pas se gouverner elle-même; il y a à cela une impossibilité morale; il faut donc qu'elle se donne une autorité. Comment le fera-t-elle ? En se soumettant à quelqu'un, à un chef, en se dépouillant à son égard de son indépendance, en lui vouant obéissance, et en lui donnant ainsi le droit de commander et de gouverner. Dieu sanctionne cet acte, il le veut, il le confirme, puisqu'il est dans la nature et dans le droit, et il donne ainsi par la nation et avec elle l'autorité.

Maintenant qui est-ce qui déterminera le choix du peuple? N'y a-t-il pas à cet égard des indications de la nature? Assurément. Si ni Dieu, ni la nature, ni les circonstances ne font les chefs des peuples immédiatement, ils les indiquent, non pas toutefois d'une manière absolue et qui oblige. Les trois personnages dont nous parlions tout à l'heure, ont chacun ce que l'on appelle des chances, mais aucun n'a des droits proprement dits. Et c'est le peuple en nommant son chef, ou en l'acceptant, en se soumettant à lui, qui lui donne le droit de commander et de gouverner.

Mais, dira-t-on, il peut très bien arriver que quelqu'un s'empare du pouvoir, qu'un des trois personnages indiqués, appuyé sur un certain nombre de familles, sur un parti, s'arroge l'autorité et établisse un gouvernement.

Non seulement cela est fort possible, mais l'histoire nous apprend que c'est un moyen qui n'est pas très rare d'arriver au pouvoir. Admettons, en tout cas, que cela ait lieu dans l'hypothèse que nous examinons et qui nous sert à appliquer les doctrines exposées précédemment. L'homme énergique et audacieux dont nous avons parlé, s'est, nous le supposons, emparé du pouvoir. S'il l'a fait avec l'assentiment de la

plus grande partie du peuple, son autorité est manifestement légitime. Dans le cas contraire, c'est une usurpation, et son pouvoir en lui-même est nul jusqu'à ce que la nation s'y rallie. Et précisément son pouvoir n'est pas légitime, parce qu'il n'a pas pour lui l'assentiment général, et que Dieu ne sanctionne pas l'injustice.

Voilà donc, dans l'exemple que nous venons d'examiner, la doctrine des scolastiques vérifiée dans un fait, et placée, pour ainsi dire, sous nos yeux. Ce que nous avons démontré précédemment sur la nécessité de la société, sur celle de l'autorité, sur l'origine immédiate de celle-ci, y trouve son application et sa confirmation.

Examinons maintenant directement les opinions opposées à cette doctrine: la réfutation de l'erreur est aussi une démonstration de la vérité.

La première qui s'offre à nous et dont nous avons déjà parlé, est celle de la communication immédiate du pouvoir par Dieu au prince. La nation dit-on, n'est pour rien dans cette communication; c'est Dieu seul qui le donne.

Sans aucun doute, Dieu est la source première de l'autorité, et nous l'avons démontré; la société et l'autorité étant dans la nature, viennent nécessairement de son auteur. Mais de bonne foi, est-ce que Dieu a par là même donné le pouvoir à quelqu'un en particulier? Non, répond Suarez, ex vi talis donationis non est hæc potestas in una persona 1; non, répond Bellarmin, nulli homini particulari dedit hanc potestatem 2. Mais alors qu'arrive-t-il? La nation, disent ces théologiens, en nommant, en acceptant quelqu'un comme chef, en se soumettant à lui, lui donne le droit de la gouverner, et Dieu veut ce gouvernement, il le sanctionne, il donne par et avec la nation cette autorité, et il la donne ainsi médiatement, et il oblige la conscience à lui obéir.

J'ai déjà fait remarquer l'importance capitale, dans la question présente, de la distinction faite précédemment entre l'origine générale, la cause philosophique de l'existence de l'au1 SUAR. De Leg. 1. III, c. 11. 2 BELLARM. De Laic. 1. III, c. 6.

torité considérée en elle-même, et son origine particulière dans tel ou tel homme. Pourquoi, en général, y a-t-il de l'autorité sur la terre? D'où vient qu'un tel la possède, qui est-ce qui la lui a donnée? Ce sont là évidemment deux choses tout à fait distinctes. Les opinions fausses sur cette question viennent en grande partie de ce qu'on n'a pas fait cette distinction. Donnons-en un exemple. C'est le comte de Maistre qui nous le fournira.

« L'homme, dit-il, étant nécessairement associé et nécessairement gouverné, sa volonté n'est pour rien dans l'établissement du gouvernement, car dès que les peuples n'ont pas le choix et que la souveraineté résulte directement de la nature humaine, les souverains n'existent plus par la grâce des peuples, la souveraineté n'étant pas plus le résultat de leur volonté que la société même '. »

J'espère que le lecteur qui nous a suivi jusqu'ici, voit à première vue le vice de ce raisonnement. Il est dans la preuve qui l'appuie, et vient de la confusion que nous avons signalée. « Dès que les peuples, dit le cèlèbre écrivain, n'ont pas le choix, et que la souveraineté résulte directement de la nature humaine, les souverains n'existent plus par la grâce des peuples. >>

Il est très vrai que l'autorité vient de la nature, qu'elle est une conséquence nécessaire de l'homme social, de l'homme en société, et que par conséquent il ne dépend pas de la volonté de l'homme qu'il y ait de l'autorité sur la terre. Mais que cette autorité soit dans tel ou tel homme, est-ce que cela découle nécessairement de la nature humaine? Que tel personnage en soit investi, est-ce que cela vient de la nature? Evidemment il y a ici une confusion réelle, et la conclusion de l'illustre publiciste n'est pas du tout contenue dans le moyen de preuve.

Passons à une autre opinion. Quelques écrivains enseignent que l'autorité civile est au fond la même que l'autorité paternelle, qu'elle en est une extension et comme un prolongement. 1 DE MAISTRE, Du Pape, 1. II, c. 1.

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