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une conséquence naturelle de cette création même '... Il faut dire, écrit-il ailleurs, que ce pouvoir n'existe par la nature des choses dans aucun homme en particulier, mais dans la communauté. C'est là la doctrine communément enseignée, elle est certaine, et elle vient de saint Thomas... Il faut donc considérer cette communauté des hommes ainsi réunis en société... Et dans cette communauté se trouve le pouvoir souverain et cela par la nature même des choses, de telle sorte que nulle volonté ne peut faire qu'il en soit autrement. Et dès lors on comprend que chaque homme, par cette même nature des choses, a partiellement, pour ainsi parler, l'aptitude à composer et à former cette communauté parfaite, et que par là même l'autorité en résulte et réside en elle 2. >>

Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, le peuple pourra reprendre le pouvoir, il pourra le retirer, quand cela lui plaira. De là l'instabilité, qui est le plus grand malheur des sociétés.

Il est entièrement faux que le peuple, d'après la doctrine exposée, ait le droit de reprendre le pouvoir quand cela lui plaît. L'autorité, on le sait, peut être conférée, relativement au temps, de deux manières. Elle peut être donnée pour un temps déterminé, comme cela a lieu dans les républiques. Et alors lorsque l'époque est arrivée, le pouvoir cesse par là même, et on le confère de nouveau. Et il n'y a rien là que de légitime. Le pouvoir peut au contraire être donné d'une manière permanente et indéfinie quant au temps, comme dans les monarchies héréditaires. Dans ce cas, il n'y a qu'une chose à faire ;

1 Suprema potestas civilis, per se spectata, immediate quidem data est a Deo hominibus in civitatem seu perfectam communitatem politicam congregatis, non quidem ex peculiari et quasi positiva institutione vel donatione omnino distincta a productione talis naturæ, sed per naturalem consecutionem ex vi primæ creationis ejus. Defens. fid., 1. III.

2 Dicendum hanc potestatem ex sola rei natura in nullo singulari homine existere, sed in hominum collectione. Conclusio est communis et certa; sumitur ex divo Thoma... Consideranda est hominum multitudo quatenus... in unum corpus politicum congregatur... In lali ergo communitate, ut sic, est hæc potestas ex natura rei ita ut non sit in hominum potestate ita congregari et impedire hanc potestatem. Intelligendum igitur est singulos homines ex natura rei habere partialiter, ut ita dicam, virtutem ad componendam seu efficiendam communitatem perfectam; eo autem ipso quod illam componunt, resultat in tota illa hæc potestas. De Leg. 1. III, c. u.

maintenir la constitution. Une forme de gouvernement est établie, et tout marche dans l'Etat ; la justice, la raison, l'intérêt de la nation obligent à la maintenir. Il n'y a pas de calamité plus grande pour un peuple que l'instabilité des gouvernements et des pouvoirs; la France et l'Espagne en savent quelque chose. Y a-t-il maintenant des cas où l'on puisse ôter le pouvoir et changer le gouvernement? C'est une question que nous aurons à examiner, et qui est trop grave pour ètre résolue ici comme en passant. Mais le principe lui-même est hors de doute et n'est pas contestable; le pouvoir doit ètre durable et permanent, dans les termes de la constitution.

Si ce n'est pas Dieu qui donne seul et immédiatement l'autorité, il semble à quelques-uns qu'aucune monarchie héréditaire, aucune dynastie ne peut être légitimement établie. Et en effet, disent-ils, une génération ne peut pas engager les autres, les soumettre pour un temps indéfini à un pouvoir, à une dynastie qu'il lui plait de fonder. Dieu le peut lui, parce qu'il est le maître souverain et éternel de tous les hommes, de toutes les générations et de tous les temps; mais l'homme ne le peut pas.

Je demanderai à ceux qui font cette objection si dans une nation, une génération ne peut pas faire de contrats qui obligent non seulement elle-mème, mais les générations suivantes? Je demanderai, par exemple, si les dettes contractées n'obligent pas toujours la nation? Il faut comprendre que celle-ci est un corps moral, un dans ses générations successives, et que par conséquent le temps par lui-même et seul ne fait rien quant aux obligations contractées, lesquelles persévèrent tant qu'une cause légitime ne vient pas les détruire. Une nation n'est pas une simple juxtaposition d'individus indépendants les uns des autres. Elle est au contraire un corps vivant, qui se perpétue sans cesse, dont l'existence dans le temps est indéfinie, et dont toutes les parties successives ou générations sont solidaires. Quand un gouvernement légitime est établi et prospère, le renverser est une injustice et un malheur, et quand on est entré dans cette voie, on revient

difficilement à la stabilité. Au reste, la difficulté, s'il y en a une, existe tout entière dans l'opinion opposée à celle que nous défendons. Quand même la nation ne serait pour rien dans la collation du pouvoir, c'est elle qui détermine la forme du gouvernement; celle-ci est l'œuvre des hommes, et parmi les partisans de la communication immédiate du pouvoir par Dieu, il n'en est pas un seul, je pense, qui voudrait soutenir qu'il communique aussi lui-même aux nations la forme de leur gouvernement et leur constitution politique.

On dit encore: il est impossible que ce soit le peuple, la société qui transmette le pouvoir, par cette excellente raison qu'avant l'établissement d'un gouvernement, il n'y a pas de peuple, pas de société, mais une multitude, une foule plus ou moins confuse.

La réponse est bien simple : le peuple donne le pouvoir dans l'état où il est. S'il est en état de formation, s'il n'est encore qu'une agglomération de familles sans lien civil, il donne le pouvoir dans cet état, et en se soumettant à quelqu'un, en lui donnant le droit de le gouverner, il s'élève à l'état de société civile. Si le pouvoir existe déjà en fait, parce qu'on s'en est emparé, parce que les circonstances y ont porté quelqu'un, le consentement, l'acceptation de la nation confirme et légitime son autorité, qui n'était jusquelà qu'un fait, et assurément le fait n'est pas le droit, et le pouvoir n'appartient pas au premier occupant. En troisième lieu, s'il s'agit d'un changement de gouvernement, changement que nous supposons légitime, s'il s'agit même du passage d'une forme d'autorité à une autre, la nation, ou confère directement le pouvoir, ou légitime par son acceptation celui qui existe.

Il nous reste à répondre ici à une dernière difficulté que l'on apporte contre notre doctrine. C'est, dit-on, la doctrine des révolutionnaires et des démagogues, c'est celle de Rousseau et de ses disciples passés et présents: cela seul doit suffire pour la faire rejeter.

Il faut une grande bonne volonté ou une grande distraction

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L'ÉGLISE ET LES SOCIÉTÉS MODERNES.

pour confondre deux doctrines séparées par des différences fondamentales et radicales. Rousseau et son école enseignent que la société est une institution libre de la part de l'homme, et que Dieu n'y est pour rien; nous avons démontré le contraire. Cette école ne fait pas remonter à Dieu l'origine de l'autorité; nous avons fait le contraire, et nous le ferons encore. D'après cette école, le souverain n'est qu'une sorte de commis du peuple, qu'on peut renvoyer à volonté : nous enseignons la doctrine opposée. L'école de la démagogie enseigne même que l'insurrection est le plus saint des devoirs, et que les peuples doivent se débarrasser de leurs gouvernements, quand ils en trouvent l'occasion favorable cette doctrine est pour nous aussi insensée que criminelle. En un mot, et quant à l'origine de la société, et quant à celle de l'autorité, et quant à la nature de celle-ci, et quant à sa permanence, il y a entre notre doctrine et celle de la démagogie une différence radicale. Elle est celle des gran ds théologiens les plus autorisés dans l'Eglise, et elle est en même temps celle qui s'accorde le mieux avec ce qu'il y a de légitime dans les idées modernes.

CHAPITRE SIXIÈME.

DE LA THEOCRATIE.

Les esprits superficiels, et Dieu sait s'il y en a, ont à leur disposition un certain nombre d'expressions dont ils ne se rendent pas compte et qu'ils lancent comme des flèches contre l'Eglise catholique, à laquelle ils croient faire de graves blessures. Et en ceci ils n'ont pas tout à fait tort, vu le nombre infini d'esprits qui ne réfléchissent pas. L'expression que je viens d'écrire en tête de ce chapitre, est une de celles-là, et des plus à la mode.

Il existe en effet à notre époque une tendance malheureuse, non seulement antireligieuse, mais antiphilosophique et antirationnelle au premier chef: elle consiste à se passer de Dieu dans l'explication des choses; dans la science générale ou la philosophie, dans les sciences particulières, en morale et en politique. Je n'apprendrai rien cependant aux esprits habitués à l'étude méditative de la vérité, en disant que lorsque l'on creuse un peu profondément la nature des choses, on arrive vite à une base granitique qui porte tout, de laquelle tout part et à laquelle tout revient l'infini. La philosophie est la science des vérités essentielles ou nécessaires; or Dieu en est la première et toutes les autres s'y rattachent. On définit aussi quelquefois la philosophie, la science des principes, la science des causes; or le principe premier, la cause première, source de toutes les autres, c'est l'Etre infini. Qu'est-ce que la science de la morale et de la religion, sinon celle de l'origine, des devoirs et des destinées de l'homme? Or Dieu est son principe

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