Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE NEUVIÈME.

LES DEUX DÉMOCRATIES.

:

Si l'on jette un regard d'ensemble sur la marche des sociétés européennes, on remarque que chacun des deux éléments qui les composent, la noblesse et le peuple, arrive l'un après l'autre au pouvoir; et cela est vrai surtout en France. La noblesse, à parler en général, a gouverné l'Europe jusqu'au siècle actuel la démocratie domine aujourd'hui parmi nous, et elle tend partout à s'étendre. Et cela est assez dans la nature des choses. A l'origine et à la formation des sociétés, ceux que les événements et leur capacité ont portés au premier rang, tiennent naturellement à y rester, et la noblesse s'établit facilement au pouvoir, tandis que le peuple encore inculte ne s'occupe guère que de la vie matérielle. Mais le cours des siècles amène naturellement aussi des changements: ceux qui étaient en bas s'élèvent; le nombre devient une puissance, et bientôt la démocratie règne.

On ne saurait nier qu'il existe encore aujourd'hui dans beaucoup de bons esprits une certaine crainte de la démocratie, et que ce mot sonne mal aux oreilles d'un bon nombre de personnes. La cause principale de cet état de choses, c'est qu'il y a deux espèces de démocratie : l'une qui est bonne, légitime, et salutaire, quand elle est renfermée dans certaines limites; l'autre qui est mauvaise, injuste et désastreuse; c'est la démagogie.

Un publiciste catholique fort distingué, Balmès, expose ainsi les éléments de la démocratie légitime. Il la flatte assurément, si l'on prend les choses telles qu'elles sont; mais ce

qu'il dit est vrai, en ce sens du moins qu'il la décrit telle qu'elle devrait être. « Elle est basée, dit-il, sur la connaissance de la dignité de l'homme, et du droit qui lui appartient de jouir d'une certaine liberté conforme à la raison et à la justice. Avec des idées plus ou moins claires, plus ou moins uniformes sur la véritable origine de la société et du pouvoir, elle en a du moins de fort nettes, de fort précises, touchant le véritable objet et la fin de l'un et de l'autre; sa constante opinion est que le pouvoir existe pour le bien commun, et que s'il ne dirige pas ses actions vers ce but, il dégénère en tyrannie. Les privilèges, les honneurs, les distinctions sont rapprochés par elle de cette pierre de touche, le bien commun: ce qui est contraire à ce bien, est rejeté comme nuisible; ce qui n'y sert pas, est élagué comme superflu. Les seules choses qui aient une valeur réelle, digne d'être prise en considération dans la distribution des fonctions sociales, sont, à ses yeux, la capacité et la vertu... Cette démocratie qui place au plus haut degré la dignité de l'homme, qui rappelle les droits sans oublier les devoirs, s'indigne au seul nom de tyrannie, etc '.

Il est facile de déterminer et de préciser les caractères qui constituent cette démocratie. On peut les ramener à six principaux. Elle admet que la nation est avec Dieu la source du pouvoir; elle enseigne que les gouvernements existent et doivent exercer l'autorité pour le bien commun; elle demande que ce soit, non pas la volonté de l'homme qui gouverne, mais la constitution et la loi; elle veut que tous puissent arriver à tous les emplois et que la raison du choix soit la capacité du sujet et le bien public; elle demande que le peuple participe de quelque manière, par ses votes, au gouvernement de la nation, et elle veut enfin que le gouvernement ne soit pas absolu, mais tempéré par des institutions modératrices du pouvoir.

Tels sont les caractères de la démocratie saine et raisonnable. Nous les examinerons au chapitre suivant dans leurs relations avec l'Eglise catholique et ses doctrines, et nous 1 BALM. Le Protest. comparé au Cath., c. LXIII.

verrons s'il y a entre les uns et les autres quelque opposition. Nous ne faisons ici que les constater comme constituant la démocratie honnête et légitime. Nous ferons seulement remarquer qu'ils ne sont pas nouveaux en eux-mêmes, et que si aujourd'hui ils sont plus en évidence et si on les revendique avec plus d'éclat et de retentissement, ils ont toujours existé à un état plus ou moins pratique et plus ou moins développé.

Mais il y a malheureusement une autre démocratie, que l'on a très bien nommée la démagogie, et qui est comme la corruption de la première. Ses doctrines sont la négation ou du moins l'abstraction de Dieu et de toute religion positive, l'abolition du mariage comme institution religieuse, l'enseignement athée, le renversement de l'ordre social actuel, et son remplacement par je ne sais quelle forme de socialisme et même de communisme. Tel est le symbole de cette misérable démocratie. Nous la connaissons déjà en France par ses œuvres. C'est à elle que revient l'honneur des excès de la grande révolution. C'est elle qui a fait les sanglantes journées de juin 1848. C'est elle qui porte la responsabilité des crimes de la Commune de Paris. Elle n'a pas été tout à fait ignorée dans les siècles antérieurs. Elle apparaît mêlée aux hérésies armées d'autrefois elle combat avec les Albigeois au treizième siècle, avec la Jacquerie au quatorzième, avec les Hussites au quinzième, les anabaptistes et les paysans au seizième. «< Erronée dans ses principes, dit Balmès, perverse dans ses intentions, violente dans sa manière d'agir, cette démocratie & partout marqué sa trace par un ruisseau de sang; loin de procurer aux peuples la vraie liberté, elle n'a servi qu'à leur enlever celle qu'ils avaient... S'alliant aux passions misérables, elle a toujours été la bannière de ce que la société a de plus vil; à ses côtés elle a groupé tous les hommes turbulents et mal intentionnés. Cette semence de troubles, de scandales, de haines acharnées a porté enfin ses fruits naturels la persécution, les proscriptions, l'échafaud '.» 1 BALM. Le protest. comparé au cathol., c. LXIII.

:

Il est assez manifeste qu'il ne peut guère exister de rapports entre la démagogie et le catholicisme, si ce n'est la guerre dont elle l'honore, et les efforts de l'Eglise pour ramener ses adeptes à la vérité; elle n'est pas du reste en meilleures relations avec la raison et le bon sens, qui ne peuvent que condamner ses théories malsaines, iniques et insensées. Elle est en outre le plus grand danger de la démocratie saine et raisonnable et de la liberté véritable, car son triomphe causerait, comme cela arrive toujours, une réaction puissante ; et j'ajoute qu'elle est le plus grave péril de la France ellemême, sur laquelle elle amènerait infailliblement de nouveaux malheurs. Puisse Dieu nous préserver de cette démagogie!

La démocratie peut exister dans une nation à des degrés divers. Sa perfection, son idée pure, c'est que le peuple ait en réalité l'autorité et l'exerce en fait, au moins quant aux choses principales, comme le vote des lois importantes, les déclarations de guerre. Il en était ainsi dans les républiques anciennes, à Athènes et à Rome, et même à Sparte, alors même qu'elle était pourvue de deux rois. Ce régime n'existe aujourd'hui nulle part dans le monde civilisé, si ce n'est peut-être dans les cantons suisses où certaines lois sont soumises au suffrage du peuple. Aux Etats-Unis d'Amérique, il n'y a, il est vrai, ni royauté, ni noblesse; mais les lois ne sont pas soumises au vote populaire. Il en est de même en France, où cependant la démocratie règne seule. Il y a sans doute des familles nobles; mais elles n'ont comme telles aucun privilège, et la capacité seule de leurs membres peut être un titre à leur conférer les fonctions administratives ou politiques.

On rencontre des hommes qui voudraient introduire en Europe, et spécialement en France, la démocratie pure. Elle ne leur semble pas régner encore assez. C'est la nation ellemême, disent-ils, qui devrait, réunie dans ses comices, être appelée à se prononcer directement sur toutes les grandes questions, sur la paix et la guerre, les lois fondamentales. Ce serait le régime plébiscitaire comme en permanence; et

« PreviousContinue »