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nous aurions ainsi la démocratie dans son idée pure et sa perfection.

Ce système paraît avant toute hérissé de tant de difficultés, qu'il semble moralement impossible, au moins pour une grande nation. Prenons le moyen de réunion le moins difficile, c'est-à-dire, les assemblées communales. Voilà donc les Français rassemblés dans leurs communes respectives. Combien dureront ces sessions nationales? On ne votera pas sans doute sans discussion; ce serait déraisonnable. On discutera donc. Mais la discussion de lois importantes est difficile et longue. Comment faire comprendre à des millions de paysans et d'ouvriers les avantages ou les inconvénients de telle ou telle disposition de lois? Est-ce que les paysans et les ouvriers qui composent la plus grande partie de la nation, sont capables de suivre des discussions de cette espèce? Est-ce qu'ils en ont le temps? Et que pense-t-on des querelles, des rixes, des émeutes qui se produiraient assez naturellement dans ces assemblées réunies sur toute la surface de la France.

Ce système a donc un petit inconvénient; il est impossible et impraticable, au moins dans une grande nation.

Mais supposons-le possible. Vaut-il mieux que le régime. représentatif? Est-il préférable?

Ce qui doit présider à la discussion et au vote des lois et de toutes les grandes affaires politiques, c'est l'intelligence, la raison. Or, à qui ferait-on croire que ce sont les paysans et les ouvriers qui sont les hommes les plus capables, les mieux préparés, les plus intelligents? C'est le contraire qui est la vérité. Ce régime serait donc certainement inférieur au régime représentatif. Loin d'être un progrès, il serait une décadence. « Le grand avantage des représentants, dit avec raison Montesquieu, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est pas du tout propre 1. »

Ce serait à tort que l'on apporterait comme preuve de la possibilité de cette forme de gouvernement l'exemple de la 1 MONTESQ., Esprit des lois, 1. XI, c. vi.

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L'ÉGLISE ET LES SOCIÉTÉS MODERNES.

Grèce, de Rome et des premiers temps de la monarchie française. A Athènes, le nombre des votants requis était de six mille; à Lacédémone, il était de dix. A Rome, il n'a jamais été fixé; mais enfin ce n'était qu'une ville, et Cicéron fait remarquer que le grand nombre des votants fut une des causes de la chute de la république 1. Que n'a-t-elle eu toujours la sévérité qu'on avait à cet égard à Athènes. Là celui qui se mêlait indùment à l'assemblée du peuple était puni de mort, comme coupable d'usurper le droit de souveraineté . Quant aux assemblées générales de la nation en France, elles devinrent impossibles lorsque le nombre des citoyens eut augmenté; et sous Charlemagne elles ne se composaient plus que des nobles, des prélats et des principaux guerriers. Le gouvernement plébiscitaire d'une nation de trente-huit millions d'hommes est un régime impossible. Il ressemblerait fort à la démagogie, et pourrait très bien contribuer à nous y conduire. La démocratie a aujourd'hui en France un développement immense. Elle doit tout faire pour ne pas tomber dans la démagogie.

1 CICER. Cfr. Lett. à Atticus, 1. IV. -2 LIBANIUS, Déclam. XVII, XVIII.

CHAPITRE DIXIÈME.

L'EGLISE EST-ELLE OPPOSÉE A LA DÉMOCRATIE?

Il ne nous sera pas difficile, après ce que nous avons dit précédemment, de donner sa solution à la question présente. Et pour cela, considérons la démocratie en elle-même et dans les éléments qui la constituent, qui composent sa nature.

Elle est, avons-nous dit, l'avénement de tous, de quelque manière, à la vie politique; non pas en ce sens que tous gouvernent, ce qui serait absurde et impossible; mais en ce sens que tous puissent être élus, s'ils sont trouvés capables, et en ce sens que tous puissent participer par leur vote, direct ou indirect, au gouvernement de la chose publique. C'est là la démocratie en elle-même, dans son essence.

Or, y a-t-il entre cet état social et les doctrines catholiques. quelque opposition? Absolument aucune. L'Eglise a-t-elle condamné cet état de choses de quelque manière? En aucune manière. Il est impossible de trouver, soit dans les doctrines qu'elle enseigne, soit dans celles qu'elle a proscrites, absolument rien d'où l'on puisse tirer une condamnation ou un blâme quelconque. Il y a plus, un des docteurs les plus autorisés dans l'Eglise est assurément saint Thomas d'Aquin. Or il enseigne que dans un Etat bien ordonné « le gouvernement appartient à tous, soit parce que les gouvernants peuvent être élus entre tous, soit parce qu'ils sont élus par tous, » ou, pour parler la langue actuelle, parce que tous sont éligibles et tous sont électeurs principatus ad omnes pertinet, tum quia ex omnibus eligi possunt, tum quia etiam ab omnibus eligun

tur. Et il ajoute que tout bon gouvernement doit être composé d'un élément démocratique; democratia, id est potestate populi, in quantum ex popularibus possunt eligi principes, et ad populum pertinet electio principum 1.

Parcourons rapidement les autres éléments principaux qui entrent dans la démocratie, et que nous avons indiqués au chapitre précédent.

Avant tout elle s'appuie sur cette base, que la nation est la source immédiate du pouvoir. Or nous avons démontré précédemment deux choses; d'abord que c'est là la vérité; et en second lieu que tous les principaux théologiens, que toute l'Ecole enseigne cette doctrine; ce qui, comme nous l'avons fait remarquer, serait absolument impossible, si l'Eglise lui était le moins du monde opposée 2. A qui fera-t-on croire qu'elle est défavorable à une doctrine que tous ses théologiens enseignent?

Il n'y a donc sous ce rapport aucune opposition entre l'Eglise catholique et la démocratie.

Un autre élément de celle-ci, une des tendances qu'elle manifeste le plus volontiers, c'est que tous puissent arriver, s'ils en sont dignes, aux emplois publics, et que la raison du choix soit la capacité. Or c'est là un principe que l'Eglise a toujours professé, une règle qu'elle a toujours admise. Ecoutons à cet égard un écrivain qui n'est pas suspect de partialité envers elle, le protestant Guizot. « Quant au mode de formation et de transmission du pouvoir dans l'Eglise, dit-il, il y a un mot dont on s'est souvent servi en parlant du clergé chrétien et que j'ai besoin d'écarter, c'est celui de caste. On a souvent appelé le corps des magistrats ecclésiastiques une caste. Cette expression n'est pas juste; l'idée d'hérédité est inhérente à l'idée de caste... Là où il n'y a pas d'hérédité, il n'y a pas de caste... On ne peut appliquer ce mot à l'église chrétienne. Le célibat des prêtres a empêché que le clergé chrétien ne devînt une caste. Vous entrevoyez déjà les consé

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quences de cette différence. Au système de caste, au fait de l'hérédité est attaché inévitablement le privilège; cela découle de la définition même de la caste. Quand les mêmes fonctions, les mêmes pouvoirs deviennent héréditaires dans le sein des mèmes familles, il est clair que le privilège s'y attache, que personne ne peut les acquérir indépendamment de son origine... Rien de semblable ne s'est rencontré dans l'Eglise, et non seulement rien de semblable ne s'y est rencontré, mais l'Eglise a constamment maintenu le principe de l'égale admissibilité de tous les hommes, quelle que fût leur origine, à toutes ses charges, à toutes ses dignités. La carrière ecclésiastique... était ouverte à tous. L'Eglise se recrutait dans tous les rangs, dans les inférieurs comme dans les supérieurs, plus souvent même dans les inférieurs. Tout tombait autour d'elle sous le régime du privilège; elle maintenait seule le principe de l'égalité, de la concurrence, elle appelait seule toutes les supériorités légitimes à la possession du pouvoir'. »

On le voit donc, l'Eglise n'est nullement opposée au principe de l'admission de tous à tous les emplois, et elle le pratique depuis bientôt deux mille ans tous ses emplois, toutes ses dignités sont accessibles à tous, et ont été constamment confiés à tous dans la longue série des siècles chrétiens. Elle est divisée, comme chacun sait, en innombrables parties que l'on appelle des paroisses, régies par des curés. Or quel est le mode de nomination aux cures? C'est la loi du concours. Des examinateurs, nommés par le clergé lui-même en assemblée synodale, examinent ceux qui veulent concourir, et l'évêque choisit le plus digne parmi les premiers sur la liste qui lui est présentée. Telle est la loi de l'Eglise. Je sais bien qu'en France elle n'est guère observée. Mais d'abord on y revient même parmi nous, et quelques diocèses commencent à l'appliquer; et en second lieu, c'est la loi générale de l'Eglise, et des exceptions ne peuvent pas l'infirmer.

Mais continuons notre examen. La démocratie demande que l'autorité existe et s'exerce et que les lois soient faites et 1 GUIZOT, Hist. génér. de la Civilis. en Europe, leçon 5o.

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