Page images
PDF
EPUB

tremblaient que je ne remontasse une vieille royauté à l'aide de mon armée. Les royalistes accréditaient ce bruit, et se plaisaient à me présenter comme un imitateur inconsidéré des anciens monarques. D'autres, plus adroits, répandaient sourdement que je ne prenais la peine de restaurer le pouvoir, que pour en faire hommage aux Bourbons, lorsqu'il serait en état de leur être offert.

Les têtes médiocres, qui ne mesuraient pas ma force, ajoutaient foi à ces bruits. Leur résultat était de renforcer le parti royaliste, et de me décrier dans le peuple et dans l'armée; car ils commençaient l'un et l'autre à douter de mon attachement à leur cause. Je ne pouvais pas laisser courir une telle opinion, parce qu'elle tendait à nous désunir. Il fallait à tout prix détromper la France, les royalistes et l'Europe, afin qu'ils sussent tous à quoi s'en tenir avec moi. Une persécution de détail contre des propos ne produit jamais qu'un mauvais effet, parce qu'elle n'attaque pas le mal à sa racine. D'ailleurs ce moyen est devenu impossible.

J'appris bientôt que Moreau avait eu des relations avec ces conjurés. Ceci devenait plus délicat, parce qu'il avait une popularité colossale. Il était clair qu'on devait le gagner. Il avait trop de réputation pour que nous fussions bons voi

Attentat sur le duc

sins. Le plan de campagne de 1800, qu'il ne sut ou ne voulut pas apprécier, avait jeté entre nous la pomme de discorde et dévoilé ses prétentions. Il se croyait trop de supériorité pour m'obéir passivement. Il fallait trouver une manière honnête de nous séparer: il la trouva en frondant à tout propos les mesures de mon gouvernement sans se laisser toucher par les avances que je lui faisais pour me l'attacher.

On a dit que j'étais jaloux de lui : c'est une erreur; mais il l'était beaucoup de moi. Je l'estimais, parce que c'était un bon militaire. Il avait pour amis tous ceux qui me portaient envie, c'est-àdire beaucoup de gens. Ils en auraient fait un héros, s'il avait péri. Je n'en voulais faire que ce qu'il était, c'est-à-dire un homme secondaire. J'ai réussi : l'absence l'a perdu, ses amis l'ont oublié, et on n'y a plus songé.

Un incident plus grave vint se rattacher à ce d'Enghien. fameux procès. Ma police extérieure avait reçu à la fois des avis certains du complot formé contre moi à Londres par Georges, Pichegru, et autres agents royalistes, ainsi qu'à Stuttgardt par un agent anglais nommé Drake. L'accord qui existait entre ces projets n'était pas bien démontré. A la même époque, le duc d'Enghien se trouvait sur les bords du Rhin, et on assurait que Dumouriez venait d'y arriver. Aussitôt grande rumeur parmi

la gent fouchéenne; nul doute que le prince ne soit l'ame du complot : que viendrait faire sans cela un Bourbon aux portes de Strasbourg, dans un pays où il a d'étroites relations, à la vérité, mais où il court des dangers? Comment croire que sa présence et celle de Georges et de Pichegru à Paris ne fussent pas une chose concertée? En concentrant la révolution sur ma tête, j'avais rendu plus facile le projet de la renverser. Il semblait que le premier consul disparaissant, il n'y avait plus qu'à présenter un drapeau blanc pour le remplacer. On se trompait; mais toutes les circonstances de cet événement cadraient d'une manière incroyable avec celles qui me portaient à fixer l'opinion de la France.

Le désir de me plaire excita les chefs de la police secrète à dévoiler cette trame; quelques lettres saisies suffirent pour me décider à faire enlever ce prince, persuadé, d'après les rapports, que nous trouverions dans ses papiers mille preuves pour une de ses projets.

Il m'importait d'un côté de faire cesser les clameurs du parti qui avait voulu la révolution sans démagogie, mais qui craignait la réaction royaliste, et de l'autre de dégoûter les chefs des royalistes de l'envie de semer de nouveaux troubles en France. Je résolus donc de frapper un coup décisif, indispensable pour fixer l'opinion

des deux millions de Français qui avaient adhéré à la révolution et combattu pour elle.

Des ordres furent donnés à Strasbourg pour faire passer de nuit une petite colonne à Kehl, afin d'entourer le village d'Ettenheim, où séjournait le duc d'Enghien, d'y enlever, ainsi qu'à Offenbourg, tous les étrangers qui s'y trouvaient et de les conduire à Paris. Mon aide-de-camp Caulaincourt, qui se trouva être de service, fut porteur de ces ordres, dont il devait justifier l'exécution près du grand-duc de Baden. On sait que Dumouriez ne se trouva pas, parce qu'il y avait eu une méprise dans les noms; on avait pris le comte de Thumeri pour lui. Tout fut d'ailleurs ponctuellement exécuté.

La police continuait à assurer l'existence d'un grand complot et l'arrivée prochaine de plusieurs malles de papiers qui le prouveraient de reste. Mon projet était d'assembler une haute cour nationale, d'y appeler une partie du sénat, de la haute magistrature et des chefs de l'armée, et de faire prononcer un jugement solennel: mes ordres furent donnés à cet effet. Le colonel des cuirassiers Préval, officier distingué, avait été appelé de Compiègne pour faire le rapport de l'affaire d'après la législation existante. Comme son père avait été sous le duc d'Enghien colonel du même régiment, il repoussa noblement cette tàche. Dans l'intervalle, la police

avait fait examiner les papiers du prince; on reconnut qu'il n'y existait aucun indice du complot. Il fallut renoncer à l'idée d'un jugement solennel par la haute cour, parce que l'absolution du prince rendrait plus odieuse la violation du territoire de l'empire et toute la conduite de cette affaire. Il restait deux partis à prendre : le premier et le seul raisonnable, de le détenir jusqu'à la paix générale par mesure de haute police, comme ayant voulu exciter des troubles en Alsace; le second, de le livrer à une commission militaire comme émigré ayant porté les armes contre la France, sauf à recourir à la réclusion jusqu'à la paix, s'il était acquitté par la commission. Je m'arrêtai au dernier moyen, qui fut aussi l'avis des principaux fonctionnaires.

On voit que je fus conduit par la fatalité dans cette circonstance; car si j'avais su qu'on ne trouvât aucune trace d'un complot avéré je me serais gardé de faire violer le territoire de Baden, et de me donner tout l'odieux d'un enlèvement qui tournerait contre moi, quelle qu'en fût l'issue. Ce furent les infames rapports de ma police occulte qui causèrent tout le mal. Si nous eussions pris les malles de papiers qu'elle annonçait, et que la culpabilité du prince eût été reconnue par une haute cour nationale, tout eût été d'accord avec les principes les plus sévères et avec mon premier dessein.

« PreviousContinue »