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-la jeunesse des combattants une fois disciplinés, l'ignorance où ils étaient des dangers de la bataille. Voilà les principes réels des nations armées.

Sous l'ancien régime, il fallait ménager les soldats. Car les souverains ne se les procuraient qu'avec peine, et ils coûtaient cher. A cet égard l'étude de l'armée prussienne au dix-huitième siècle, avec le roi Frédéric II, est pleine d'enseignement, car nulle autre part les institutions militaires, comme seules on pouvait les comprendre avant la tourmente révolutionnaire, n'avaient été portées à un égal degré de perfectionnement. On sait comment Frédéric II conduisait son armée : les troupes étaient formées en lignes minces de manière à ce que chaque soldat puisse être utilisé au rendement maximum, et sur le champ de bataille même, face à face avec l'ennemi, elles manœuvraient avec une précision de parade; ainsi aucun soldat n'échappait à la surveillance de ses chefs. Le combattant craignait d'ailleurs ceux-ci au moins autant que l'ennemi, étant absolument certain d'être bâtonné s'il n'avançait pas, tandis qu'il n'était pas sûr d'être tué s'il avançait.

Avec la conscription, il en est tout autrement : les soldats ne coûtent rien. Et s'il faut toujours, par la discipline, maintenir l'ordre dans la marche vers l'ennemi, il n'est plus nécessaire de veiller sur chacun pour qu'il serve à quelque chose; celui qui se fera tuer inutilement, sera aisément remplacé. Les généraux peuvent gaspiller leurs hommes.

Et la discipline n'a plus besoin d'être si terrible. Dans les armées d'ancien régime, le soldat était un professionnel, et il avait, par expérience personnelle, la connaissance des dangers de la bataille; il pouvait réfléchir sur sa situation en face de l'ennemi, et son désir d'épargner sa peau pouvait être plus fort que l'habitude d'obéir ou la crainte d'être bâtonné. C'est encore une légende à détruire que celle des troupes aguerries. Les armées napoléoniennes diminuèrent de qualité à chaque campagne, quand la proportion des vieux soldats augmenta ; et tandis que les recrues, bien commandées, avançaient bravement au feu, les grognards à plusieurs reprises demandèrent la paix à leur Empereur. Plus près de nous, en 1870, on vit ce que valaient les vieux soldats de la guerre d'Italie, les moblots se montrèrent autrement courageux qu'eux. Les jeunes gens sont étonnamment aptes au combat, car ils sont ardents et inexpérimentés. Avec eux la difficulté du commandement est surtout de les amener jusqu'à l'endroit où ils vont se battre ; une fois engagés dans la lutte, ils marchent bravement au devant du danger qu'ils ignorent et parce que, à l'inverse des soldats aguerris, ils l'ignorent.

Gaspiller des hommes, avoir comme combattants des jeunes gens, voilà ce que permit la loi de l'an VI instituant la conscription. La Révolution avait trouvé, par expérience, l'organisation militaire des États modernes.

Mais après l'Empire ce fut la Restauration. La

conscription était devenue tellement lourde que le gouvernement put se rendre un instant populaire rien qu'en la supprimant. D'ailleurs il voulait, autant qu'il était possible, restaurer en toutes choses les anciens temps.

Il y réussit quant aux institutions militaires et il semble que les gouvernements qui vinrent successivement s'ingénièrent à reconstituer de plus en plus fidèlement l'armée d'avant la Révolution. Ce qu'ils voulurent, c'est constituer des forces militaires permanentes avec des soldats peu nombreux, servant longtemps; seulement, au lieu de procéder par le moyen de sergents recruteurs, les gouvernements prirent au hasard parmi les gens en état de servir les soldats dont ils avaient besoin. Et le hasard pouvait être corrigé, celui que le sort désignait pouvait se faire remplacer; ce qui importait seulement, c'était d'obtenir l'effectif fixé.

En 1868, il apparut bien qu'on avait fait fausse route, qu'on avait eu tort de ne pas organiser l'armée de manière à pouvoir puiser dans la nation des soldats instruits autant qu'elle en pouvait donner. Mais il était trop tard. Il fallut le désastre de 1870 pour qu'on en revint aux principes militaires de la Révolution.

Pourquoi d'ailleurs la guerre de 1870 fut-elle un désastre?

Parce que la Prusse, elle, s'était emparée du secret des victoires révolutionnaires. Tandis que la France était revenue aux principes de l'ancien ré

gime, le gouvernement prussien avait organisé la nation armée.

léna et l'armée prussienne

Quand le roi de Prusse se mesura avec Napoléon et les armées que la Révolution avait formées, il était extrêmement fier de ses troupes, dont la renommée était grande partout en souvenir de ce qu'elles avaient été avec Frédéric II.

Cependant léna fut une défaite (1806). Les troupes prussiennes si renommées furent écrasées par les armées françaises.

Et le traité que Napoléon imposa à la Prusse vaincue accentua la défaite défense d'entretenir une armée de plus de 42.000 hommes, défense d'organiser des milices. En même temps le royaume était diminué en étendue, partant en ressources.

Mais pour ce pays humilié et presque réduit à l'impuissance avec un roi sans valeur, il se trouva un ministre dont le génie politique fut grand : Stein, et un administrateur militaire habile et ingénieux Scharnhorst. Tous deux, et leurs collaborateurs divers, surent s'inspirer des institutions militaires françaises, sans toutefois heurter les traditions étatistes et militaires qu'avait fondées le roi Frédéric II. Aussi, quand la grande armée française en retraite de Russie traversa la Prusse, quand Stein eut décidé le tsar, dont les troupes étaient tout autant épuisées que celles de Napoléon, à franchir sa frontière et à poursuivre les vaincus, les

armées prussiennes se joignirent à la poursuite; elles reprirent l'offensive contre leur vainqueur, et ce furent les campagnes de 1813, 1814, 1815. Le prussien Blücher fit Waterloo.

Entre les institutions militaires de la Prusse après Iéna et celles que la Révolution adopta, il y a une différence : tandis que les gouvernements révolutionnaires durent, sous la pression des événements, inventer, improviser les institutions militaires, les ministres du roi de Prusse procédèrent méthodiquement à l'organisation des armées. Aucune agitation populaire ne les troubla. Bien plus, ils furent soutenus dans leur œuvre par l'opinion des classes aisées et cultivées. La Révolution française avait eu une grande répercussion sur elles, mais la Terreur les avait rendues antirévolutionnaires. D'ailleurs elles n'avaient été révolutionnaires que d'une manière toute sentimentale, en pensant à l'humanité et non à la Prusse, et le désastre d'léna leur avait fait abandonner le culte du genre humain.

Contre la Révolution française et ses armées, l'État prussien se consolida, et ce ne fut pas œuvre très difficile pour des ministres tant soit peu habiles, car Frédéric II avait créé une forte tradition étatiste. La pensée maîtresse de Stein fut d'utiliser pour le bien de l'État tous les concours qui se présenteraient, et d'en provoquer s'il ne s'en présentait point. C'est ainsi, par exemple, qu'il confie à des

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