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qu'on a hasardées sur la politique d'une grande puissance à l'occasion de l'évasion de Buonaparte toutes ces choses sont tellement liées ensemble, qu'elles me forcent d'observer et suivre cette avantureuse expédition dès le moment du depart de l'île d'Elbe, quoique l'histoire particulière de Lyon soit le principal sujet de ces mémoires. Je raconterai: on jugera (1).

Le 26 février 1815, à cinq heures du soir, Buonaparte s'embarqua à Porto - Ferrajo, sur le brick l'Inconstant, de 26 canons, capitaine Chautard. Trois autres bâtimens qui se trouvaient dans le port, suivant les uns, et dont il se saisit; quatre felouques et deux bombardes, l'Etoile, la Caroline, qu'il avait fait acheter à Gênes et à Naples, disent les autres, complettèrent le convoi.

Ses forces, suivant la première version, n'étaient que de 900 hommes, en y comprenant 100 chevaux-légers ou lanciers polonais; elles étaient, suivant la seconde, de 1140 combattans, y compris 140 polonais.

Des hommes de sa suite, en passage à Lyon, rapportèrent que pour donner le change à tous les

(1) On lit dans le Morning-chronicle, cité par le journal de Paris, du 29 mars 1815, une question ainsi posée : « lord » Castlereagh ayant par son acte d'accession au traité du 27 » avril, établi Napoléon à l'ile d'Elbe, quelles mesures a pris S. S. pour prévenir son départ de cette île ? »

observateurs, soit dans le port, soit en mer, l'Inconstant avait été repeint à neuf avec une grande célérité, la veille du départ, et que Buonaparte y avait travaillé lui-même.

A neuf heures on mit à la voile.

La plus faible croisière eût pu couler bas la flotille. Il ne se trouva devant l'île aucune croisière française, aucune croisière anglaise. En revanche, il y en avait deux auprès du rocher presque inhahité de Capraïa, celle des Français composée de deux frégates et un brick, celle des Anglais, d'une force qui n'est pas bien connue.

Le vent qui d'abord avait été favorable, ne tarda pas de mollir; la mer deyint calme. La flotille, au point du jour (le 27 ), n'avait fait que six lieues, et se trouva en vue des deux croisières. Le péril était imminent. La prudence semblait conseiller de rétrograder; c'était l'avis de plusieurs marins. Buonaparte ne le voulut pas. Il comptait, dit-il, sur l'attachement des équipages français (1). Sa témérité fut justifiée : les croisières n'eurent pas l'air de l'apercevoir. Il passa.

Parvenu vers quatre heures du soir à la hauteur de Livourne, il reconnut deux frégates, l'une à cinq lieues sous le vent, l'autre sur les côtes de Corse, et plus loin un bâtiment de guerre qui paraissait se diriger droit sur la flotille, vent ar

(1) Journal de Paris, du 24 mars 1815.

rière. Le bâtiment, les deux frégates ne s'approchèrent point. Buonaparte fila tranquillement.

. Deux heures après, il courut un danger plus grand son brick se croisa avec le brick du Roi, le Zéphir, capitaine Andrieux, et passa bord à bord. Ses soldats ôtèrent leurs bonnets et se cachèrent sous le pont. Un marin de Buonaparte, nommé Taillade, fort connu du capitaine Andrieux, lui demanda s'il avait des commissions pour Gênes. On se fit quelques honnêtetés. Le capitaine Andrieux suivit sa route sans se douter des tempêtes que recélait dans son sein le frêle navire qu'il venait de perdre de vue.

Dans la nuit du 27 au 28, autre rencontre : ce fut celle d'un vaisseau de 74 qui paraissait se diriger sur St-Florent ou sur la Sardaigne. Le vaisseau ne fit aucun mouvement pour le reconnaître.

Enfin, le 1er mars, à 3 heures du matin, la flotille échappée, on ne sait comment, à tant de périls, entra dans le golfe Juan.

Il y avait à cette époque 18 vaisseaux de ligne dans le port de Toulon, et 15,000 hommes de troupes disséminées dans la Provence il ne se trouva pas un navire, pas une batterie, pas un poste sur toute la côte.

Le débarquement dura quatorze heures, et ne fut achevé qu'à cinq heures après midi : on ignore ce que devint la flotille, l'artillerie, l'équipage.

Le débarquement ne fut pas plus inquiété que

sur une plage déserte, et Buonaparte, étonné luimême d'une pareille facilité, parut craindre quelque surprise. Il envoya So hommes à Cannes, 15 autres à Antibes, et bivouaqua avec le reste au bord de la mer, jusqu'au lever de la lune.

Le détachement envoyé à Cannes pressa le maire d'aller prendre les ordres de celui qu'on nommait le général en chef. Le maire refusa.

Le détachement dirigé sur Antibes, se présenta, suivant les uns, comme déserteur de l'île d'Elbe, et suivant d'autres, au nom de Buonaparte, pour faire au commandant de secrettes propositions. Le détachement fut arrêté et désarmé.

Un parlementaire alla ensuite sommer le commandant de la place. Il fut encore arrêté.

Un dernier émissaire se présenta pour réclamer les prisonniers. Il en augmenta le nombre.

Ce loyal militaire était le général Corsin : son nom mérite d'être conservé. Que de maux eussent été épargnés à la France, si son exemple eût été suivi par-tout ailleurs !

Mais Buonaparte n'éprouva pas d'autres contrariétés.

Informé qu'il n'y avait point de troupes autour de lui, et précédé de la sienne avec quatre pièces de canon, il prit à onze heures du soir le chemin de Cannes. Il y trouva le prince de Monaco, et lui enleva ses chevaux. Il requit d'autres chevaux, des rations. Cette ville garda un morne silence.

Le 2, à trois heures du matin, il monta à cheval et prit la route de Grasse. Sa troupe le suivait, tambours et musique en tête; il fit halte à une lieue de cette ville. Un officier-général qu'il avait envoyé devant lui, s'étant assuré qu'elle ne lui était pas favorable, il poussa, sans y entrer (1), sur St-Vallier, laissant à la porte de Grasse ses quatre canons pour la contenir ou l'observer, et alla coucher au village de Cérénon, ayant fait vingt lieues dans cette journée.

Il se porta le 3 à Barrême où il se fit délivrer 3000 rations, le 4 à Digne où il coucha.

Le 5, il fit occuper la forteresse de Sisteron par le général Cambrone, à la tête d'une avant-garde de 40 grenadiers, pendant qu'il se dirigeait luimême sur Gap, où il arriva, toujours de nuit, avec 40 grenadiers et 10 hommes à cheval. Le préfet, à son approche, se retira et fut destitué.

Le 6, à deux heures après midi, il partit de Gap pour se porter sur le bourg de Corp, où il arriva le soir. Si le préfet de Gap, ou tout autre, eût songé à faire couper le chemin d'un défilé à traverser, et qui est connu dans le pays, sous le nom de la Corniche de Corp, travail de deux ou trois heures pour quelques ouvriers, Buonaparte, dont le principal espoir reposait sur la célérité de sa marche et sur la stupéfaction où elle jetait les esprits, eût été

(1) Journal de Paris du 7 mars.

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