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nière goutte de son sang. Il est plus aisé de concevoir que de décrire tout ce qu'il y eut de déchirant dans cette scène. Chaque officier, chaque soldat fondait en larmes : le Prince lui-même était vivement ému; mais fidèle au dévouement généreux qui l'avait porté à traiter, le spectacle même d'une si touchante fidélité, ne servit qu'à l'affermir dans sa résolution. Il rassurait, il consolait chaque officier, presque chaque soldat; il les remerciait avec attendrissement de leur attachement, de leurs services. Enfin il capitula et prit avec sa suite la route du Pont St-Esprit, sans autre escorte qu'un détachement de chasseurs rebelles.

Avant de partir il avait exigé la délivrance des `passeports, et fait distribuer à ses braves tout l'argent de sa cassette.

Il descendit au Pont St-Esprit chez le maire, où il ordonna aussitôt des dispositions pour prendre la route de Cette dans la nuit même.

La maison du maire, en attendant, fut entourée des troupes et de l'artillerie du général Gilly.

A l'heure indiquée, les voitures furent prêtes, et les chevaux atelés. Mais le général Grouchy, qui avait été prévenu de la capitulation par un courrier, survint en ce moment, et s'opposa au départ sous prétexte que la capitulation avait besoin d'être ratifiée : déloyauté si honteuse à ses propres yeux et à ceux de toute la faction, qu'on chercha à en rejeter l'opprobre sur les gardes na

tionales qui n'avaient pas voulu, disait-on (1), reconnaître la capitulation.

Aussi fut-elle foulée aux pieds avec barbarie, même à l'égard des soldats. A peine les divers corps de l'armée royale se furent ils soumis à leur licenciement, qu'on ne leur tint aucun compte, ni de leurs passe-ports, ni des engagemens qui avaient été pris pour la sureté des personnes et pour la protection de leur retraite; les uns, et sur-tout les officiers sont arrêtés, la faction elle-même s'en vanta dans les journaux (2); d'autres sont dépouillés, massacrés au passage du Pont St-Esprit, ou jetés au Rhône ; ceux-ci trouvent des traitemens inhumains, la mort même, dans les champs, dans les chemins les plus détournés ; ceux-là dans l'intérieur des maisons où ils avaient cru trouver l'hospitalité; et les chefs, soit impuissance, soit complicité, ne réprimèrent point ces fureurs.

Cependant, le général Grouchy avait adressé la capitulation au maréchal Suchet à Lyon. Ce général était, dit-on, à table, avec son étatmajor et d'autres officiers, lorsqu'arriva l'aide-decamp porteur de la dépêche. Des officiers par

lèrent de l'événement avec inconvenance. Le Maréchal les rappela au respect qui était dû au

(1) Journal de Paris, 15 avril 1815. (2) Moniteur du 17 avril.

malheur.

malheur. Un moment après, ils revinrent sur ce sujet et témoignèrent l'empressement qu'ils auraient de voir le Prince à Lyon, au pouvoir de Buonaparte. La capitulation s'y oppose, reprit le Maréchal sauvons au moins l'honneur ; c'est tout ce qui nous reste. Quel parti prendriez-vous donc si le Prince passait ici? - Celui de lui rendre tous les honneurs dus à son rang (1).

Le Maréchal transmit au gouvernement de Buonaparte, la dépêche du général Grouchy, par la voie du télégraphe.

Pendant qu'on suspendait ainsi l'exécution du traité, le Prince était étroitement resserré dans la maison qu'il habitait; bientôt on plaça des gendarmes jusque dans son appartement. D'indignes soldats faisaient entendre autour de lui des cris, des vociférations effrénées. Ses serviteurs étaient dans les plus vives alarmes; la France entière frémissait au souvenir de la tragédie de Vincennes. Lui seul était tranquille et calme.

Un jour il entendit un factionnaire chanter à demi-voix, sous ses fenêtres, l'air chéri de vive Henri IV. Le Prince surpris entr'ouvre doucement sa croisée, et laisse tomber une pièce d'or. Le militaire, un moment après, voyant le duc de Guiche qui passait pour aller visiter l'illustre prisonnier, l'arrêta, lui raconta ce qui venait de se passer.

(1) Tableau historique.

Р

Dites au Prince, ajouta-t-il, avec émotion, en mettant la main sur son cœur, dites-lui que sa pièce est là... là.

C'est dans ces tristes circonstances que le Prince donna le plus sublime exemple de la véritable grandeur. S'oubliant lui-même pour ne songer qu'à la patrie, et à l'honneur de son auguste race, il écrivait du fond de sa prison, avec cette simplicité d'un héros Je suis résigné à mon sort. Je ne crains ni la mort ni la prison. Que le Roi ne consente à rien d'indigne de sa couronne pour me tirer d'embarras. Paroles mémorables, et que répétera avec respect la postérité la plus reculée.

Enfin, Buonaparte s'expliqua : le temps révélera peut-être un jour les véritables conseils qui dirigèrent sa politique. Il donna ordre de remettre le Prince en liberté. Voici ce qu'il écrivit au comte Grouchy, le 11 avril.

<< M. le comte Grouchy, l'ordonnance du roi >> en date du 6 mars, et la déclaration signée » le 13 à Vienne par ses ministres, pouvaient » m'autoriser à traiter le duc d'Angoulême » comme cette ordonnance et cette déclaration >> voulaient qu'on traitât moi et ma famille. » Mais, constant dans les dispositions qui m'a» vaient porté à ordonner que les membres de » la famille des Bourbons pussent sortir librement » de France, mon intention est que vous don>> niez des ordres pour que le duc d'Angoulême

>> soit conduit à Cette, où il sera embarqué, et » que vous veilliez à sa sureté, et à écarter de >> lui tout mauvais traitement.

>> Vous aurez soin seulement de retirer les fonds » qui ont été tirés des caisses publiques, et de » demander au duc d'Angoulême, qu'il s'oblige » à la restitution des diamans de la couronne » qui sont la propriété de la nation.

» Vous lui ferez connaître en même-temps les >> dispositions des lois des assemblées nationales, qui ont été renouvelées, et qui s'appliquent » aux membres de la famille des Bourbons qui >> entreraient sur le territoire français, etc. »

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Aussitôt que cet ordre fut parvenu, le Prince fut dirigé sur Cette. Il était accompagné de MM. de Guiche, d'Escars, de Damas, et Melchior de Polignac ses aides-de-camp; de M. de Levis, officier d'ordonnance, et d'un secrétaire. L'escorte était commandée par le lieutenant-général Radet. Les autres personnes de la suite du Prince obtinrent des passe-ports et prirent d'autres directions. Il arriva à Cette le 16 avril à huit heures du soir, et descendit chez M. Ratye fils, maire de la ville. Deux heures après, il s'embarqua sur un bâtiment suédois, appelé le Scandinavia, qui se dirigea vers Cadix.

Le bruit a été généralement répandu que le Prince avait été indignement dépouillé avant de partir du Pont St-Esprit, et que son épée tomba

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