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dedans; sans amis, sans alliés au-dehors; sans espérance de revoir ses princes que l'Europe aveuglée semblait avoir trahis pour toujours, la France était comme une proie réservée au premier ambitieux qui oserait porter au sceptre une main sacrilége. Tel était l'excès du malheur et de l'humiliation où elle était descendue, que, dans sa détresse, elle fut réduite à accueillir en libérateur un homme que l'Egypte à peine venait de lui rendre en fugitif (1).

Cet homme était Napoléon Buonaparte.

Simple lieutenant en second au régiment de la Fère, en 1786 (2), il avait fait ses premières armes contre des Français, d'abord au siége de Toulon en 1793, et ensuite dans les trop fameuses journées de vendémiaire à Paris; puis après quelques succès en Italie, il avait été chargé de la fatale expédition d'Egypte.

Devenu presque inopinément maître de la couronne de St. Louis, il trouva dans un concours inoui de circonstances extraordinaires, des moyens inespérés d'affermir son autorité naissante.

D'un côté, se rangèrent autour de lui, comme autant d'alliés naturels, tous ceux qui avaient concouru à précipiter les Bourbons de ce trône dont il venait s'emparer, ou qui s'étaient as

(1) 9 octobre 1799.

(2) Voyez l'almanach militaire de cette année-là.

sociés de quelque manière à ce grand attentat tous ceux qui avaient de scandaleux salaires à conserver, ou une honteuse existence à défendre; tous ceux qui avaient bu à la coupe empoisonnée du fanatisme révolutionnaire et des doctrines irréligieuses; tous ceux enfin qui avaient de fàcheux souvenirs à effacer ou de mauvaises consciences à calmer.

De l'autre, son adroite politique sut attirer à lui les ennemis les plus déclarés de la révolution, en déchirant la loi des ôtages qui avait porté la terreur dans des milliers de familles ; en faisant clore les listes d'émigrés, ce gouffre qui menaçait toutes les fortunes; en faisant admettre dans la conscription établie avant lui, le principe des remplacemens, où il trouva le double avantage de se concilier les familles aisées, et de se procurer de meilleurs soldats; en peuplant sa Cour d'hommes choisis dans les classes auparavant proscrites par la révolution; en appelant simultanément aux emplois, des nobles et des plébéiens, des révolutionnaires et des émigrés; en tournant au profit de sa popularité, jusqu'au souvenir de la tyrannie qui avait fait si long-temps de la France un objet de pitié non moins que d'effroi.

Enfin, les églises subitement rouvertes et dotées, un système imposant de lois uniformes, des encouragemens aux sciences et aux arts, une sorte de protection au commerce, de nombreux

monumens, des entreprises hardies, des succès militaires, tous ces prestiges de gloire, toutes ces apparences de prospérité, achevèrent de lui soumettre une nation légère et malheureuse, également impatiente d'effacer dans les combats ou d'oublier dans les douceurs de la paix domestique, ses longues et cruelles infortunes. Les plus sages y furent pris, les plus clairvoyans trompés (1). Les royalistes se flattèrent de trouver en lui un nouveau Monck. Le Roi lui-même, dans son exil, toujours attentif aux destinées de ses enfans ingrats, avait été touché de tant d'améliorations: Je ne confonds pas, disait ce bon Prince, M. Buonaparte avec ceux qui l'ont précédé.... Je lui sais gré de plusieurs actes d'administration; car le bien que l'on fera à mon peuple me sera toujours cher (2).

Ainsi, s'apaisaient, se rapprochaient les partis les plus opposés; ainsi se consolidait l'autorité nouvelle par ce mêlange adultère des amis et des ennemis de l'ancienne monarchie, des oppresseurs et des opprimés, des bourreaux et des victimes.

Pendant qu'à l'intérieur, tant d'élémens opposés semblaient s'unir pour assurer l'Empire à

(1) M. de Châteaubriand, de Buonaparte, des Bourbons, etc., page 12.

(2) Courrier de Londres, du 26 juillet 1813. .

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Buonaparte, la victoire au-dehors s'était plue à cimenter son élévation par les conquètes les plus rapides.

Des colonnes d'Hercule aux confins du Croissant, du détroit de Carybde aux bouches de la Vistule, tout reconnaissait son autorité ou était soumis à son influence.

Maître des Pays-Bas, de la Hollande, des principales villes anséatiques et du cours du Rhin ; maître encore de presque toute l'Espagne, du Piémont, de la Ligurie, de la Toscane, du Milanez, de Naples, des états Vénitiens, de ceux du Saint-Père, de la capitale du monde chrétien, il avait agrandi de quarante départemens l'ancienne France, donné des royaumes et des principautés à ses frères, à ses sœurs et ses généraux, soumis à sa protection l'Helvétie ainsi que tous les états secondaires d'Allemagne ; et du centre de tant de provinces subjuguées, il exerçait sur les autres états une prépondérance non contestée. Le chef auguste de l'église avait enfin consacré ce pouvoir, au nom de Dieu même, en le cou

ronnant.

Il ne manquait plus rien à une si étonnante fortune, que des alliances. Elles ne se firent pas attendre. Les maisons souveraines de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, parurent s'unir à ses destinées, en donnant des princesses à Eugène Beauharnais son fils adoptif, alors vice-roi d'Ita

lie; à Jérôme Buonaparte, alors roi de Westphalie; au maréchal Berthier, l'un des plus fidèles compagnons de Napoléon; à M. Tascher, parent de l'impératrice Joséphine. Deux D.lles Tascher, de la même famille, entrèrent dans les maisons illustres de la Leyen et d'Aremberg. Lui-même reçu sous la protection de ses victoires dans l'auguste maison des Hapsbourg, avait eu l'honneur de meler son sang à celui des Césars, en partageant son trône avec l'archiduchesse Marie-Louise.

C'est ainsi qu'à l'exception de l'Angleterre, où semblait s'être réfugié tout ce qui restait d'indépendance au monde politique, l'Europe entière courbait devant son ennemi, une tête humiliée.

Ce colosse a disparu : une campagne de trois mois a suffi pour le renverser. Il a tenté de se relever une campagne de trois jours l'a brisé pour jamais.

Malheur à celui qui dans le spectacle d'une catastrophe si mémorable, ne songerait qu'à satisfaire une curiosité vaine! le philosophe doit se proposer un plus digne but, celui de tirer des causes qui l'ont produite, une moralité salutaire, et c'est en cela peut-être que la chute de Buonaparte offre aux hommes de toutes les classes un plus grand sujet d'intérêt et une plus éclatante leçon. Comment un personnage qui tenait asservis vingt peuples à sa domination, s'est-il tout-àcoup trouvé abandonné à lui-même ? Comment

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