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à 17,079 francs au lieu de 16,878 francs 8 centimes qu'ils avaient tirés hors ligne.

La plus-value à payer à l'Etat est donc de 4,572 francs 60 centimes, au lieu de 4,773 francs 52 centimes, à quoi les erreurs de calcul l'avaient fait élever.

M. le comte de Chavannes s'obligea, par acte du 17 avril 1819, à verser cette somme la caisse qui lui serait indiquée, ainsi qu'à payer les frais d'expertise et les droits d'enregistrement.

Ces opérations soumises à l'examen du comité des finances, il fut d'avis, le 23 février 1821, que la réclamation de M. le comte de Chavannes ne pouvait être accueillie; et cet avis fut approuvé par M. le ministre des finances, le 26 mars sui

vant.

Les motifs de cet avis sont que si la loi du 12 septembre 1791 autorisait les échangistes à rentrer dans les objets cédés par eux en contre-échange, pour des droits supprimés depuis, sans indemnité, cette faculté leur avait été retirée par la loi du 10 frimaire an Il, et qu'il en résultait que les droits supprimés étaient regardés comme une propriété qui s'était détruite entre les mains des échangistes, et dont la perte devait rester à leur charge.

M. le comte de Chavannes se pourvut contre cette décision, et elle fut annulée par une ordonnance du roi du 4 février 1824, qui maintint la décision du 3 juin 1809, qui avait relevé M. le comte de Chavannes de la déchéance.

Votre commission a pensé, Messieurs, que, ne s'agissant plus que de l'exécution de cette dernière décision, M. le comte de Chavannes devrait, conformément aux dispositions de l'article 12 du décret du 23 juillet 1791,être admis à rentrer dans le bois par lui cédé, en contre-échange des droits seigneuriaux qui lui avaient été transmis, et qui, depuis, ont été supprimés sans indemnité par l'Etat;

Que la loi du 10 frimaire an II ne peut faire obstacle à l'exercice de cette faculté, parce que cette loi, qui prononce la révocation de toutes les aliénations et engagements des domaines et droits domaniaux, ne peut s'appliquer au bois de Verneuil, qui est une propriété patrimoniale du comte de Chavannes;

Que d'ailleurs la maxime res perit domino est sans application, lorsque, comme au cas présent, c'est par le fait de l'une des parties contractantes que la choses a péri;

Qu'enfin l'article 12 du décret précité a jugé la question, en autorisant l'aliénataire à rentrer dans l'objet donné en contre-échange des droits seigneuriaux supprimés.

Ainsi, en supposant que le bois de Verneuil se trouve dans le cas d'exception prévu par l'article 15 du même décret, c'est-à-dire incorporé à un domaine de l'Etat, dont il ne pourrait être séparé sans le détériorer (ce qu'il serait bien rigoureux de prononcer dans l'espèce), la proposition faite par le gouvernement, et acceptée par M. le comte de Chavannes, de recevoir, en échange du bois de Verneuil, le bois de la Tournelle, serait de toute justice.

Mais, dans ce cas, la jouissance de M. le comte de Chavannes devant remonter à la date de l'expertise, on a pensé qu'il était juste de charger l'échangiste qui profitera de l'accroissement des feuilles depuis 1812, de payer à l'Etat, indépendamment de la soulte de 4,572 francs 60 centimes, l'intérêt à 5 0/0 de cette somme, à compter de cette dernière époque jusqu'au jour de sa libération, ainsi que les frais de garde à raison de

120 francs par an, et la contribution foncière, conformément aux dispositions de la loi du 19 ventôse an IX (10 mars 1801).

Il demeurera chargé, én outre, de payer la totalité de frais d'échange et d'enregistrement, et, par moitié avec le domaine, les frais d'expertise. Telles sont, Messieurs, les conditions de l'échange soumis à votre approbation.

Il a paru à votre commission que l'avantage que cet échange procure au domaine, de conserver le bois de Verneuil dans l'eménagement de la forêt royale de Chaux, dont il fait maintenant partie, et la juste indemnité qu'en reçoit l'échangiste, devaient déterminer la Chambre à adopter cette première partie du projet de loi.

2o ECHANGE.

M. le prince de Chalais, comte de
Périgord.

Le second échange que le gouvernement vous propose de confirmer, Messieurs, est de si peu d'importance, qu'après avoir été provoqué au mois d'avril 1823 par M. le prince de Chalais, comte de Périgord, qui avait alors produit toutes les pièces justificatives de sa propriété du bois Ballot, qu'il demandait d'échanger contre une portion de bois d'une égale étendue, à l'extrémité de la forêt royale de l'Ile-Adam,avec laquelle il fait masse, l'administration des forêts, dans un rapport qu'elle fit, le 29 juillet suivant, à M. le ministre des finances, estimait que la proposition d'échange était inadmissible, attendu qu'elle ne présente pas des intérêts d'une assez haute importance pour que le gouvernement se détermine à la soumettre aux délibérations des Chambres.

Mais Son Excellence en pensa autrement, et les expertises furent ordonnées et faites dans les formes prescrites. Il en résulta que le bois Ballot, contenant 3 hectares 75 ares 32 centiares, déduction faite de l'emplacement d'un chemin qui le traverse, et du terrain réservé pour l'exercice du droit du tour d'échelle, à raison de sa non-mitoyenneté du mur du parc de Mafflier, appartenant à M. le prince de Chalais, a été estimé à 10,496 francs 92 centimes, et que les 3 hectares 96 ares 78 centiares de la portion de bois à distraire de la forêt de l'Ile-Adam, en contre-échange du bois Ballot, ont été estimés en fonds et superficie 11,845 francs 14 centimes.

Ce qui donne lieu à une soulte de 1,348 fr. 22 c. à payer par M. de Chalais.

Votre commission s'est assurée, Messieurs, que toutes les opérations prescrites pour la validité de cet échange ont été régulièrement faites, et qu'il n'existe aucune inscription sur le bois Ballot.

Elle a pensé avec le conservateur et le sousinspecteur de l'arrondissement où les bois qui sont l'objet de l'échange proposé sont situés, que, le bois Ballot étant le seul qui, dans ce triage, n'appartienne pas à l'Etat, il était important de l'y réunir, afin d'en faciliter la surveillance, et que la portion cédée par l'Etat à M. de Chalais devant être réunie à son parc pour le rendre plus régulier, la forêt royale de l'lle-Adam serà de toute part séparée des propriétés particulières, et par cette raison plus à l'abri de dégradations.

Ces avantages respectifs qu'offre l'échange proposé, ont décidé votre commission à voter l'adoplion du projet de loi sur cette partie.

3e ÉCHANGE. La ville d'Avignon.

Le troisième échange dont il me reste à vous

entretenir, Messieurs, est celui d'une chapelle sous l'invocation de Saint-Nicolas, où l'on administrait des secours aux noyés ou asphyxiés, et provenant d'une ancienne corporation laïque, connue à Avignon sous la dénomination de Portefaix.

Cette chapelle est devenue propriété de l'Etat depuis la Révolution, et, par un décret du 21 septembre 1808, elle fut affectée au service de l'administration des contributions indirectes, pour y établir le bureau de l'octroi de navigation, la situation de cette chapelle sur la rive gauche du Rhône et hors de l'enceinte de la ville la rendant propre à cette destination.

Depuis la Restauration, les portefaix de la ville d'Avignon ont réclamé la restitution de cette chapelle, pour la rendre à son ancienne destination. Mais aucune loi n'ayant rapporté celle du 18 août 1792, qui a supprimé les congrégations ecclésiastiques et laïques, sans aucune exception et déclaré domaniaux les biens qui en dépendaient il ne fut pas possible d'accueillir leur demande.

Mais le conseil municipal d'Avignon, cédant au désir qui lui était exprimé, et qui a trouvé d'augustes appuis, proposa au gouvernement d'échanger cette chapelle contre une des tours du rempart appartenant à la ville, en vertu des lois des 1er décembre 1790 et 14 ventôse an Vil, et offrit de verser à la caisse du domaine une somme de 908 francs reconnue nécessaire pour les réparations indispensables à l'établissement, dans cette tour, des bureaux de perception, qu'il s'obligea en outre d'y faire transférer à ses frais, et de payer ceux d'échange.

L'une et l'autre de ces propriétés ont été évaluées à 1,000 francs chacune; elles n'ont aucune dépendance et n'occupent en superficie que sept à buit mètres de terrain.

Ces propositions ont été agréées par les autorités administratives et par M. le directeur des contributions indirectes, approuvées par M. le ministre de l'intérieur, et, les parties contractantes étant d'accord, il a paru à votre commission qu'il serait très-inutile d'exiger des expertises et des estimations longues et dispendieuses, pour confirmer une convention qui ne peut présenter aucune chance défavorable, ni au domaine de l'Etat, ni à la ville d'Avignon, qui agissent ici en parfaite connaissance de cause.

Cependant, pour éviter toute difficulté dans l'exécution de ce contrat, votre commission croit devoir proposer d'amender le dernier paragraphe de l'article 3 du projet, et de le rédiger ainsi :

Blle (la ville) supportera également les frais d'enregistrement auxquels l'échange pourra donner lieu.

Les termes toutes les autres dépenses ont quelque chose d'indéfini qu'il faut éviter.

J'ai, en conséquence, l'honneur de proposer à la Chambre, au nom de sa commission, d'adopter le projet de loi qui comprend les trois échanges dont je viens de lui rendre compte.

La Chambre ordonne l'impression et la distribution du rapport, et fixe la discussion du projet de loi à vendredi prochain 31 du courant. La séance est levée.

CHAMBRE DES PAIRS.

Séance du mercredi 29 mars 1826,

PRÉSIDÉE PAR M. LE CHANCELIER.

A une heure, la Chambre se réunit en vertu de l'ajournement porté au procès-verbal de la séance d'hier.

Lecture faite de ce procès-verbal, la rédaction est adoptée.

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion, ouverte dans la même séance, sur le projet de loi relatif aux successions et aux substitutions.

M. le garde des sceaux, chargé de la défense de ce projet, est présent.

Sont également présents le ministre des finances, président du conseil, le ministre de l'intérieur, et les pairs de France, ministres des affaires étrangères, de la guerre, de la marine, des affaires ecclésiastiques et de la maison du roi.

La parole est accordée à un quatrième orateur, inscrit pour combattre l'adoption du projet.

M. le baron Pasquier (1). Nobles pairs, en entreprenant la discussion à laquelle je vais me livrer devant vous, j'ai dû chercher à me rendre compte de toutes les difficultés de la matière que j'avais à traiter; mais cette matière n'est pas seulement difficile, elle est immense; elle touche aux intérêts les plus nombreux, les plus délicats, les plus puissants de la société; elle soulève les questions les plus ardues dans l'ordre et dans l'économie politiques. Elle peut donc s'envisager sous les aspects les plus différents; et on conçoit que de très bons esprits embrassent à son sujet les opinions les plus contraires. Moi-même je manquerais de sincérité si je ne me hâtais de convenir qu'appelé souvent, par les diverses circonstances de ma vie publique et privée, à réfléchir sur les conséquences de notre législation en ce qui concerne les droits de succession, il m'est arrivé plusieurs fois de ne pas les envisager sans quelque sollicitude,et de craindre qu'elles ne fussent pas assez favorables à la conservation de ces grandes existences dont la sage et solide indépendance, dans quelque état et sous quelque forme de gouvernement que ce soit, est aussi précieuse pour la défense des libertés que pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité publique. C'est en ce sens que j'ai plusieurs fois, à une autre tribune défendu,comme je la défendrais encore, l'existence des majorats telle qu'elle est combinée et restreinte par notre code. C'est encore dans le même sens que, lorsqu'il s'est agi, au milieu de vous, de la loi sur l'établissement des corporations religieuses de femmes, dont je reconnaissais hautement les pieux et utiles services, auxquelles j'étais loin de refuser le juste tribut d'estime et d'intérêt qui leur est du, j'ai cependant combattu les dispositions qui me semblaient de nature à accélérer la diminution des fortunes que je croyais important de conserver. Je conçois donc très bien que la sagesse royale ait cherché à placer dans nos lois un moyen de consolidation qui, s'il était en effet praticable, ne devrait pas être dédaigné par notre ordre monarchique et constitutionnel. Mais cela étant une fois rappelé et convenu, je dois ausst

(1) Le Moniteur ne donne qu'une analyse du discours de M. le baron Pasquier.

ajouter que rarement il m'est arrivé de vouloir faire un pas plus décisif, et d'avoir à méditer sur quelque proposition formelle de changement ou de modification à notre droit commun, sans m'être trouvé aussitôt environné de difficultés presque insurmontables, et sans qu'il m'ait fallu le plus souvent reconnaître l'inutilité et même l'impossibilité des mesures que j'avais d'abord envisagées comme utiles et praticables. Alors la question a nécessairement changé de face à mes yeux, ou plutôt elle s'est considérablement agrandie. J'ai eu à me demander si le mal que je croyais entrevoir, et dont je redoutais les conséquences, était de ceux qu'on guérit par une simple volonté législative; si, en voulant y appliquer un remède peu sûr et malhabilement choisi, on ne risquait pas d'abord de compromettre l'autorité de la loi, et ensuite d'altérer même le bien qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître dans l'ordre de choses qu'on a la prétention de réformer, et de détruire ainsi les compensations naturelles qui ne demandent le plus souvent qu'à s'établir d'elles-mêmes dans les affaires de ce monde, pour peu qu'on ne les contrarie pas trop rudement. Enfin, non moins désireux que qui que ce soit de défendre la monarchie contre les invasions d'un fol esprit démocratique, et dans ce but, ayant, en plus d'une occasion, participé aux efforts qui ont été faits pour soutenir, défendre, conserver et réunir les éléments aristocratiques que n'avait pas entièrement détruits notre tourmente révolutionnaire, presque toujours cependant il m'a fallu, en approfondissant les idées qui, comme celles dont vous allez vous occuper, avaient été conçues dans le but de ressusciter ou de créer une aristocratie capable de retenir l'Etat dans la pente où on craignait qu'il ne fût entraîné, il m'a fallu, dis-je, reconnaitre que la création surpassait les forces qui pouvaient y être employées, et que l'impuissance de quelques efforts malheureusement tentés aurait pour conséquence inévitable d'accroître, s'il existait réellement, le danger auquel on avait la prétention de parer. Il n'est pas plus donné aux législateurs qu'aux autres hommes de refaire à volonté, ni de devancer l'ouvrage du temps, et il y aurait peu de sagesse à dire et redire habituellement à une société très vivace et très active qu'elle n'est pas telle qu'on la voudrait, et qu'on entend la refaire. C'est une vérité sur laquelle je supplie Vos Seigneuries de vouloir bien dès à présent fixer leur attention, car elle doit trouver son application dans presque tout le cours du débat qui va nous occuper.

Vous le voyez, nobles Pairs, quand on entre consciencieusement dans une semblable discussion avec soi-même, on arrive promptement à considérer les choses sous des faces bien diverses, et il est difficile, en des matières si délicates, de ne pas tomber au moins dans un doute qui est presque, lui seul, un motif de décision. Dans ces matières, en effet, la témérité serait grande de celui qui oserait y porter la main sans la plus intime conviction que le changement poursuivi doit amener les résultats désirés, et surtout qu'il n'est pas de nature à causer un mal beaucoup plus grand que celui auquel on voudrait remédier.

En me livrant, au reste, ainsi que je vais le faire, à une investigation un peu étendue des principes, des faits et des conséquences qui s'offrent naturellement à la pensée dans un si vaste sujet, je dois craindre moins que jamais le reproche d'abuser du droit de la parole, car je ne ferai, nobles Pairs, qu'accomplir pour ma part l'enga

gement que vous avez tous porté dernièrement au pied du trône. Cet engagement, l'autre Chambre à cru devoir le prendre non moins expressément. Ainsi, l'examen le plus consciencienx, le plus scrupuleux du projet important qui vous est soumis est un devoir également senti partout où on est appelé à en délibérer, et le besoin qu'on a eu de s'exprimer à cet égard est un avertissement et un encouragement pour ceux qui entreprennent de parcourir la carrière où je vais m'engager, et où je ne craindrai pas de tout aborder, parce que rien ne pourrait y être dissimulé sans péril.

Mais, comme j'ai bien moins le désir de vous exprimer mon opinion que celui de vous offrir les documents qui me semblent les plus propres à former la vôtre, mon exposé sera une sorte d'instruction contradictoire dans laquelle les vérités et les raisonnements contraires se trouveront alternativement présentés. Peut-être aurai-je ainsi l'avantage que les conséquences s'offriront en quelque sorte d'elles-mêmes. Je ne ferai, du moins, pour les amener, aucun de ces efforts qui supposent des artifices ou des habiletés de langage dont le temps est, je crois, heureusement passé. Les jours où nous vivons ne ressemblent pas à ceux où une brillante déclamation de Mirabeau, lue, à la vérité, presque à côté de son cercueil, suffisait pour enlever les suffrages. Ce qu'on demande à présent, surtout dans une assemblée aussi grave que celle où j'ai l'honneur de me faire entendre, ce sont des principes clairs, des faits positifs, nettement exposés, et des déductions dont la bonne foi ne puisse être révoquée en doute.

Comme votre commission a admis la base fondamentale du projet de loi; comme les amendements qu'elle vous propose ne changent rien à cette base, je crois qu'il sera teraps de s'en occuper lorsqu'on entrera dans la délibération des articles. Je me renferme donc pour le moment dans l'examen de la proposition telle qu'elle vous a été présentée. Pour procéder à cet examen avec une complète méthode, il faudrait, avant tout, discuter le principe de la loi proposée dans ses rapports avec le droit naturel, avec le droit civil et politique; il faudrait le considérer sous le point de vue de ses avantages et de ses inconvénients, dans la sphère des idées qu'on est convenu de ranger sous le titre d'économie politique.

Le principe a dmis, il resterait à discuter les moyens qui ont été choisis pour en faire l'application, puis l'opportunité de cette application, et la comparaison de ses avantages avec ses inconvenients dans l'état actuel des choses. Sans m'astreindre à suivre trop rigoureusement cette distribution de mon sujet, je tâcherai de n'en négliger entièreDent aucune partie.

L'étendue et les bornes du droit naturel sont assez difficiles à atteindre et à fixer; et cependant il est encore plus aisé de comprendre et de saisir la théorie de ce droit que d'en écrire l'histoire. Il n'est autre chose, après tout, que l'application la plus simple de la faculté de distinguer le juste et l'injuste, faculté innée dans le cœur de l'homme, et de tous les dons qui lui ont été faits, celui qui plus incontestablement le met à la tête de la création. Ce peu de mots suffit pour fonder une théorie. Quant à l'histoire, ce qu'on peut assurer, c'est que, malgré la pureté et la haute dignité de son origine, le droit naturel a eu peu d'efficacité tant que l'expression n'en a été consignée nulle part; et du moment où cette expression s'est trouvée écrite, elle est devenue une loi civile, souvent même une loi politique. La loi ci

vile et politique, à son tour, par une alliance dont tout le monde sent la nécessité, s'est accommodée autant que possible avec le droit naturel; elle l'a dû sous peine de révolter les esprits et les cœurs auxquels elle était appelée à commander. Quand donc Montesquieu, parlant du droit des enfants de succéder à leurs pères, a dit qu'il n'était pas une conséquence du droit naturel; quand il n'a voulu lui donner d'autre base que le droit civil et politique, il a fait une distinction tout à fait vaine; et s'il fallait prendre ses paroles dans un sens rigoureux, il aurait rompu l'alliance entre les deux droits, là où elle est au contraire le plus intime. Cette erreur est un tribut que ce beau génie a payé à l'habitude de classer, de diviser, de systématiser, de chercher des origines à tout prix, habitude qui a produit le côté faible de son admirable ouvrage. Il est hors de doute que la transmission régulière de la propriété du père aux enfants n'a pu s'établir solidement que par les conventions sociales qui ont définitivement placé le droit d'hérédité au-dessus de celui du plus fort; ces conventions, dès lors, ont pu, ont dû régler cette hérédité suivant le plus grand intérêt de la société; et comme la première base de la société a été l'esprit de famille, comme le pouvoir paternel a été la première source de tous les pouvoirs, la première de toutes les souverainetés, comme on ne lui a pas contesté même le droit de vie et de mort, il est simple que les premières dispositions du droit civil lui aient donné la plus grande part dans le règlement du partage des successions. C'est ainsi que le père, toujours obligé en effet de nourrir ses enfants, a pu n'être pas obligé de leur faire un égal partage; mais cependant, si l'égalité n'a pas alors été commandée, l'inégalité ne l'a pas été non plus tout a été abandonné à la sagesse, à la prudence, à la bonté, à la justice du père, et là où sa volonté s'est tue l'égalité a repris son empire. Il y a, dans cette large application de la puissance paternelle, un côté moral qui ne peut échapper à personne. Sans doute aussi on doit reconnaître qu'elle seule était capable d'imposer silence aux voix qui ont dù s'élever plus d'une fois au milieu des enfants du même pére, toutes s'écriant: Ne sommes-nous donc pas issus du même sang? n'arrivons-nous pas au même titre au partage des biens dont se compose l'héritage paternel? comment se peut-il

que ce partage soit inégal entre nous? Et ces voix, en effet, ont été apaisées par l'instinct de respect et de soumission que Dieu même a placé dans le cœur des enfants pour l'autorité de celui qui leur a donné le jour. J'ajouterai que, surtout avant l'établissement du christianisme et en l'absence des principes d'équité qu'il a seul fait penétrer complètement dans toutes les parties de la société humaine soumise à son influence, aucune loi plus morale et plus douce ne pouvait être imposée à la famille, puisqu'elle émanait du représentant le plus immédiat au milieu d'elle, du souverain créateur de toutes choses.

Ainsi donc, il est juste de dire qu'avec ou à côté de l'égalité des partages, ce qu'il y a de plus naturel au monde, c'est la plus large extension donnée à la volonté du père. De si grands exemples et de si grauds assentiments ont plaidé pour cette volonté, que j'incline volontiers la tête devant elle, et que là où la situation de l'ordre social permettrait de l'admettre dans toute son étendue, je pourrais manquer d'arguments pour la combattre. Mais une fois qu'on sort de l'égalité ou des effets de la volonté paternelle, du moment où on arrive à mettre à leur place la volonté

d'une loi quelconque, on est obligé, pour faire accepter cette loi, de prouver avec la dernière évidence qu'elle est non seulement utile, mais même indispensable au maintien et à la prospérité de la société.

Ceci conduit immédiatement à l'examen des plus grandes questions de politique et d'économie politique. Ici, la matière est si vaste que, pour ne pas franchir toutes les bornes d'une discussion parlementaire, il est indispensable de s'attacher sur le champ aux points qui sont indiqués plus clairement, comme devant être l'objet du débat.

A en juger par l'exposé des motifs de M. le garde des sceaux, le principal but de la proposition serait d'arrêter le morcellement des propriétés foncières, qu'il regarde comme essentiellement contraire au principe monarchique; de fonder, de conserver les familles, et de créer ainsi pour le gouvernement monarchique des appuis qui soient, comme lui, uniformes et invariables. Tel est le résultat qu'il croit pouvoir attendre des deux premiers articles du projet. Le troisième a pour objet de faire qu'un certain nombre de propriétés se perpétuent dans un certain nombre de familles, plus spécialement intéressées dès lors à maintenir autour d'elles, et dans l'Etat, la stabilité dont elles jouissent.

Examinons d'abord la question du morcellement des propriétés foncières, et examinons-la sans attachement formé d'avance à aucune opinion. Cet examen nous mènera, je crois, à conclure qu'il est difficile de la trancher d'aucun côté d'une manière absolue.

Deux excès peuvent être à craindre en cette matière la trop grande agglomération, la trop grande division. Je ne ne dissimulerai pas plus les dangers de l'une que de l'autre; mais (chose très digne de remarque) l'expérience est déjà faite pour ceux de l'agglomération; elle ne l'est point encore pour ceux du morcellement. Dans cette dernière hypothèse, tout est spéculatif. On ne connaît pas, en effet, de pays où l'agriculture ait péri par le morcellement des propriétés, où la richesse publique ait été tarie par le morcellement, où le gouvernement ait été privé par lui de ses moyens d'action et d'existence. On en connaît au contraire où l'agglomération des propriétés a causé tous les genres de ruines. L'Italie, par exemple, à la fin de l'empire romain, l'Espagne, la Sicile, et la campagne de Rome, dans les temps modernes. Quant à l'Italie, dès le temps de Cicéron il était avéré et reconnu par lui-même que Rome, centre de tant de richesses et de puissance, ne renfermait pas plus de deux mille propriétaires. Peu après le règne d'Auguste, un écrivain qui fait autorité en cette matière ne craignait pas d'avancer, en parlant de l'immensité des propriétés rurales, que la grande culture qui en était la suite, après avoir ruiné l'Italie, ruinerait insensiblement l'agriculture de tous les pays soumis à l'empire romain.

En Espagne, c'est-à-dire le pays où les substitutions à l'infini ont régné le plus absolument depuis la fin du treizième siècle, où les propriétés, sans distinction de nobles ou de non nobles, ont fourni la matière de majorats, où la loi les a permis aux hommes de toutes les conditions, et où les effets d'une telle législation n'ont pas été contrebalancés par les circonstances que nous ferons bientôt remarquer dans un autre pays, on peut y aller apprendre de nos jours jusqu'où peuvent s'étendre les conséquences d'un faux système dans la transmission, l'agglomération et la conservation des propriétés dans les mêmes mains.

Je pourrais craindre de n'être pas cru, si je disais à combien peu de propriétaires appartiennent aujourd'hui la campagne de Rome et la Sicile. Aussi cette île, qui a été si longtemps le grenier de la Méditerranée, s'est-elle vue plusieurs fois, dans ces derniers temps, ne pas récolter assez de grains pour sa subsistance.

A ces exemples on peut, à la vérité, opposer celui de l'Angleterre, où l'agglomération des propriétés foncières a toujours été considérable, et où elle a fait encore de grands progrès depuis cinquante années, et certainement l'Angleterre prospère avec un tel ordre de choses. Mais il ne faut pas le séparer, dans la pensée, d'un certain nombre de circonstances accessoires, qui en ont constamment tempéré les inconvénients. A la tête de ces circonstances on doit placer une prospérité commerciale qui n'a presque jamais été interrompue, et qui a fourni à l'universalité des citoyens des ressources à l'aide desquelles le plus grand nombre a pu supporter sans souffrance l'inconvénient de se trouver hors de toute participation à la propriété foncière; et cependant cet ordre de choses peut-il être regardé comme irrévocablement et décidément jugé, même en Angleterre? On en a déjà subi, dans ce pays, des conséquences qui méritent de fixer l'attention des législateurs et des hommes d'Etat. Il a presque anéanti la petite culture, et par cela seul, en diminuant de beaucoup le nombre des bras employés au travail de la terre, et en rendant, à la vérité, les revenus de cette terre plus fructueux, puisqu'ils ont été produits plus économiquement, il a forcé la population à déserter les campagnes, et à refluer dans les villes. Ces villes, il est vrai, en lui offrant des ressources d'un travail industriel très fructueux, ont fourni presque toujours aux besoins de cette population, et lui ont même donné les moyens de s'accroître considérablement. Toutefois, pour quiconque ne se dissimule pas de combien de chances sont entourés les travaux manufacturiers, il est permis de n'être pas sans inquiétude, à la longue, sur le sort d'une masse aussi considérable d'individus auxquels une guerre malheureuse, ou une habile rivalité, peuvent enlever presque subitement la plus grande partie de ses moyens d'existence. Déjà, pour les lui assurer, il a fallu grever la propriété foncière d'une taxe, si énorme, qu'elle effraie l'imagination la plus accoutumée à multiplier les chiffres. Si ce danger n'est pas sans quelque réalité pour l'Angleterre, combien ne serait-il pas plus redoutable dans un pays moins avantageusement situé, et ayant, sous le rapport commercial, des antécédents moins favorables que les siens?

Mais il y a plus encore si l'agglomération des propriétés allait toujours croissant en Angleterre, ne finirait-elle pas par priver le pays de l'immense avantage qu'il recueille pour son administration intérieure, de cette quantité de propriétaires d'un ordre moyen qui remplissent les fonctions de juge de paix et toutes celles d'administration gratuite auxquelles on doit le bel ordre intérieur admiré de l'autre côté de la Manche? Sans doute, ce résultat n'est pas encore atteint, mais est-ce à dire qu'il ne faille pas l'entrevoir? A cet égard, une observation très importante me semble à faire et d'autant plus qu'elle peut s'appliquer à toutes les situations. Ceux qui désirent aujourd'hui parmi nous une agglomération de propriétés croient ne la pouvoir attendre que du secours de la législation. Sans doute, à force de prescriptions impératives et peut-être exorbitantes, la législation peut avoir ce résultat; mais ne doit-il

pas naître, jusqu'à un certain point du moins, de l'augmentation des capitaux dans un état quelconque ? Ces capitaux ne peuvent s'augmenter sensiblement sans s'agglomérer dans quelques mains. De là, les grandes acquisitions, les grandes réunions des propriétés foncières. L'Angleterre s'offre encore ici pour servir d'exemple. L'agglomération qui s'y est fort accrue depuis cinquante ans a principalement pour cause cette particularité, d'autant plus remarquable qu'elle a produit son effet alors que la législation prêtait moins de secours à la conservation des propriétés dans les mêmes mains. Personne n'ignore, en effet, combien, dans les temps modernes, la jurisprudence anglaise, qui exerce tant d'empire sur l'application des lois, a restreint l'effet des substitutions.

Nous avons examiné les conséquences de l'agglomération poussée aussi loin qu'elle peut aller; venons à celles du morcellement. Ici, le danger est presque tout entier, nous devons le répéter, dans des considérations spéculatives. Mais le législateur, il faut aussi.se hâter de le reconnaître, doit porter ses regards sur l'avenir et prévoir les conséquences de la marche nécessaire ou probable des choses dans l'ordre social qu'il est chargé de défendre et de conserver. On peut donc dire que le morcellement continuel des propriétés foncières, tend à faire tomber promptement dans un état voisin de la misère, les familles les plus aisées; que dès lors ces familles arrivent à un état de dissolution qui doit perpétuellement appeler des fortunes et même des familles nouvelles à venir prendre la place des anciennes; et que, dans ce mouvement continuel de rotation de la société sur elle-même, il n'y a plus de point d'appui solide pour rien, pour aucune institution, pour aucune forme de gouvernement. Ce serait, en effet, une grande et redoutable expérience que celle-là; mais la supposition est-elle complètement admissible? et ne se rencontret-il pas, dans les chances de la vie sociale, une foule de circonstances qui doivent, dans les familles ayant quelque aisance et où cette aisance se partage entre tous, créer assez habituellement à l'un des membres de ces familles, des moyens de conserver son existence, de l'accroître même et souvent de recueillir les parts trop divisées et qui par cela même tendent à se réunir dans les mains qui peuvent les assembler? Or, il suffit que cela arrive ainsi dans un certain nombre de familles pour que le danger soit évité. Qu'on fasse encore à cette hypothèse l'application de ce que nous avons dit il n'y a qu'un moment sur les conséquences de l'augmentation, dans un pays quelconque, de la masse des capitaux, et on entreverra facilement toute l'étendue du remède que cette combinaison peut apporter au mal qui resulterait d'un morcellement sans bornes sur toute l'étendue de la propriété foncière.

Le morcellement, au reste, sans même aller aussi loin qu'on le redoute, peut encore avoir des conséquences qu'il importe de signaler. Il tend à diminuer la grande culture, à affaiblir par conséquent la masse des productions susceptibles d'être portées sur les marchés; et en même temps il peut accroitre la population agricole au delà des moyens d'une subsistance douce et facile telle qu'on doit la souhaiter. A cet égard, l'Irlande offre un triste exemple; mais celui-là, à la vérité, résulte d'un grand morcellement de fermages, de faire-valoirs, et non de propriétés, ce qui est très différent. Si le temps ne me pressait, j'aurais sur cette différence une foule de choses à dire. A ces inconvénients il faut encore ajouter la considé→

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