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Cependant, le grand-vézir prétend mettre dans les nouvelles capitulations, que les étrangers qui voudront venir en Turquie, sous la bannière de France, seront considérés comme les Français et recevront le même traitement. Mais ces termes ne les obligent pas à y venir sous votre bannière, comme ils y sont obligés par les anciennes capitulations; ils les laissent dans une liberté qui les fait aller de pair avec vos sujets et met une égalité qu'il ne convient pas de souffrir, d'autant que, quand les nations étrangères sont en guerre avec les Turcs, elles y viennent sous la bannière de Votre Majesté, et continuent ainsi leur commerce que vos sujets feraient seuls dans ces temps, et quand elles ont fait leur accommodement, elles y viennent sous leur propre bannière, sans entrer dans les frais que la nation française a été obligée de faire pour satisfaire à l'avarice et aux avanies des Turcs.

Sur le troisième point, il ne s'agit pas de donner aux sujets de Votre Majesté un moyen de s'enrichir par le commerce du Levant, qu'on ne doive songer aussi à la conservation des biens qu'ils y ont acquis, et à la sûreté de leurs personnes.

C'est peu de choses d'obtenir les deux pour cent de diminution sur la douane, si, en renouvelant les anciennes capitulations, on n'y fait pas insérer l'article le plus important de tous, sans lequel les sujets de Votre Majesté ne peuvent négocier avec sûreté dans ce pays.

Cet article, dans les anciens traités, porte que les sujets du grand-seigneur, ne seront point reçus en témoignage contre un Français en matière civile, et qu'ils ne pourront être condamnés au payement de ce qu'on leur demandera que sur leurs billets écrits et signés de leur main, ou sur un acte public. Il est vrai qu'il y avait quelques termes qui faisaient naître quelquefois des difficultés. Il paraît très-nécessaire de faire éclaircir ces termes dans les nouvelles capitulations. Or, ce n'est pas remédier à ce désordre que se contenter de ce que le grand-vézir offre, savoir qu'on n'écoutera pas les faux témoins; car il sera toujours impossible de prouver qu'un Turc est un faux témoin. Il faudrait pour cela avoir des témoins turcs, et jamais un Turc ne portera témoignage contre un autre Turc en faveur d'un chrétien : c'est leur usage, c'est leur pratique constante. D'ailleurs les Français ne sont point reçus à porter témoignage contre un Ture. On nous regarde comme des infideles, dont le temoignage ne doit point être reçu en justice. Le Français dans une semblable rencontre sera accablé par une nuée de témoins turcs, il sera déclaré faux témoin, et comme tel puni sur le champ de la peine du talion. Il faudra donc qu'il se résolve à perdre son bien sans oser se plaindre, parce qu'il ne trouvera personne qui veuille dire la vérité en sa faveur.

La diminution des deux pour cent n'est pas générale pour tous les étals du grand-seigneur. On paye vingt pour cent pour celle d'Egypte, et le

grand-seigneur n'en veut rien diminuer. Ainsi, ce modique avantage ne serait que pour le reste des états du grand-seigneur, et le commerce que l'on y fait n'est pas à comparer avec celui d'Egypte, et par conséquent ne peut être que très-peu considérable pour le commerce.

Il est constant, Sire, ainsi que j'ai eu l'honneur de le représenter à Votre Majesté dans mon premier mémoire, que les Turcs sont les plus fiers et les plus arrogants de tous les hommes. Ils croient que tout leur est dû et que les manières honnêtes qu'on a pour eux sont bien moins des marques de notre politesse naturelle que de notre faiblesse et du besoin que nous avons d'eux. Mais un très-long usage m'a convaincu qu'ils ne sont jamais amis que de ceux qui les maltraitent, et qu'ils n'accordent jamais rien que par la force. Ils sont incapables de goûter les meilleures raisons. que quand elles partent de la bouche du canon. Il faut même observer que les coups suivent de bien près les menaces, ou imiter les Allemands qui frappent avant que de menacer. Tout cela bien ménagé et bien soutenu fera infiniment plus d'effet sur ces sortes de gens que tous les ménagements et toutes les politesses qu'on a pour eux, et dont ils ne sont pas susceptibles.

Le renouvellement des capitulations, comme le grand-vézir l'offre, n'étant point du tout convenable à la gloire de Votre Majesté ni au bien de ses sujets, il semble qu'il conviendrait que Votre Majesté ordonnât à M. de Nointel de laisser le grand-vézir se rapprocher de lui-même, et faire de bonne grâce ce qu'il a refusé avec tant de hauteur jusqu'à présent; car, quelque mine qu'il fasse, il craint extrêmement une rupture avec la France. Ses ennemis en profiteraient, et on verrait infailliblement un soulèvement général contre lui.

Votre Majesté peut mettre ce ministre et tous les Turcs à la raison, sans qu'elle soit obligée à d'autre dépense qu'à celle qu'elle fait ordinairement dans la Méditerranée. Et si elle prend ce parti, elle verra les Turcs venir au devant de tout ce qui peut être agréable à Votre Majesté, et renouveler les capitulations de telle manière qu'elle voudra l'ordonner.

En voici le projet :

Votre Majesté a déjà quinze vaisseaux de guerre qui croisent dans la Méditerranée. Ils sont suffisants, si elle ne veut pas en augmenter le nombre jusqu'à vingt, y compris les brûlots. Elle peut en donner le commandement à M. de Nointel, qui connaît parfaitement les Turcs, ou à tel autre de ses lieutenants-généraux que Sa Majesté connaîtra avoir assez de résolution pour faire réussir cette entreprise.

Il faudrait les faire partir, sans que le dessein fût éventé, et qu'ils allassent mouiller à la vue des premiers châteaux, d'où on détacherait trois vaisseaux et deux brûlots qui iraient mouiller aux îles du Prince, où l'on débarquerait la personne que Votre Majesté aurait choisie pour porter ses

ordres et les faire exécuter, dont le premier serait de faire embarquer M. l'ambassadeur, qui demeurerait dans les vaisseaux sans plus mettre pied à terre, et que l'envoyé de Votre Majesté partirait aussitôt pour se rendre à la cour du grand-seigneur, et ferait savoir au grand-vézir que Votre Majesté a ordonné à son ambassadeur de s'embarquer et de repasser en France avec tous les marchands français, et lui déclarera en même temps que l'ambassadeur est déjà embarqué, et que tous les marchands de Constantinople et des autres échelles ont des ordres positifs de s'embarquer, aussitôt qu'ils auraient payé ou se seraient fait payer ce qui leur serait dû réciproprement sur les lieux; il l'assurerait aussi que Votre Majesté ne veut plus avoir de commerce avec eux.

Une pareille déclaration faite avec une fermeté convenable ferait faire des réflexions au grand-vézir et à toute la cour ottomane. Ils seraient sans doute informés du nombre de vaisseaux qui seraient aux châteaux, et, quoique préoccupés de la force de ces châteaux, ils en connaissent fort bien la faiblesse et savent qu'il n'est pas impossible de s'en rendre mattre en les attaquant avec un peu de vigueur. La description que j'en ai faite le prouve clairement. D'ailleurs, il se verraient comme bloqués et en peu de jours on réduirait cette grande ville à une étrange famine, car elle ne tire sa subsistance journalière que par la mer. On ne fait jamais de provisions, on vit au jour le jour. Dès que cette porte est fermée pendant dix jours, on crie à la famine, le peuple se soulève, et malheur au grand-vézir et peut-être au grand-seigneur. Leurs têtes ne tiennent guère sur leurs épaules, surtout si les vaisseaux de Votre Majesté arrêtaient tout les saïques et autres bâtiments de quelque nation qu'ils fussent, qui se trouveraient chargés de provisions pour cette ville si aisée à affamer.

D'ailleurs, le bruit des conquêtes et de la puissance formidable de Votre Majesté s'est répandu dans tous les états du grand-seigneur. On les admire, on craint Votre Majesté, et on aimerait mieux rompre avec tous les autres princes chrétiens qu'avec elle. Ils sont éloignés et vous êtes à leur porte, vous les auriez bientôt affaiblis, terrassés, et votre puissance qui croît à vue d'œil fera toujours respecter Votre Majesté des Turcs comme des autres nations que vous avez vaincues en tant d'occasions. Le moment est favorable pour exiger des Turcs tout ce qui conviendra à votre gloire, et à l'avantage de vos sujets, et le grand-vézir qui a de l'esprit et de la politique ne risquera jamais sa vie, sa fortune et celle de son maître pour soutenir ce que l'inhabileté de ses ministres lui a fait entreprendre, il se prêtera à tout. Votre envoyé doit avoir à la main les nouvelles capitulations et leurs additions toutes prêtes, et dire au grand-vézir avec fermeté : signez ou je me retire; sachez que si vous me faites la moindre violence, les vaisseaux de l'empereur, mon maître, inonderont vos mers, pilleront vos côtes, désoleront vos sujets, ruineront votre commerce, vous affame

ront et me vengeront d'une manière que les siècles à venir s'en souviendront.

Que si, malgré ces vives représentations, qui sont fondées sur la justice. et sur le respect qu'on doit à Votre Majesté, le grand-seigneur était assez mal conseillé, et son ministre assez fier pour ne pas se rendre, il semble que le parti le plus convenable à l'honneur et à la gloire de Votre Majesté, et même au bien de ses sujets, serait de rompre tout commerce avec eux ou du moins de l'interrompre pour deux ou trois ans, afin de les voir venir. J'ai dit que ça serait plus avantageux aux sujets de Votre Majesté que de souffrir plus longtemps qu'ils soient exposés, comme ils sont, aux caprices des grands-vézirs, gouverneurs des provinces et des villes et aux avanies continuelles qu'on leur fait.

Il ne faut pas craindre que cette interdiction porte aucun préjudice notable au commerce des sujets de Votre Majesté. Ils pousseront leur commerce en Espagne et sur toutes les côtes chrétiennes de la mer Méditerranée, ils en rapporteront des soies et de l'argent, au lieu que tout l'argent qu'on tire d'Espagne va s'abîmer dans les états du grand-seigneur, d'où il n'en revient jamais la moindre parcelle. En second lieu, il est constant qu'il y a à Marseille des marchandises du Levant, depuis plus de dix ans, qui ne sont pas vendues et qui suffiront pour la consommation qui s'en fait en France plus qu'il n'en faut pour vingt ans. Et enfin, je puis assurer Votre Majesté que les marchands les plus expérimentés du royaume, et ceux qui sont le plus au fait du commerce souhaitent, pour une infinité de bonnes raisons, que Votre Majesté les délivre des avanies qu'on leur fait dans toutes les échelles du Levant, en y interdisant le commerce ou pour toujours ou pour un temps, et que Votre Majesté, au lieu d'un ambassa deur, n'ait qu'un consul ou tout au plus un agent qui aura soin des affaires du commerce à beaucoup moins de frais qu'un ambassadeur.

Je dois ajouter à ce que j'ai eu l'honneur de dire ci-dessus de la facilité qu'il y a à se rendre maître des châteaux, que, si Votre Majesté entrait en guerre avec le grand-seigneur, elle se mettrait en possession de toutes les îles de l'Archipel en moins d'un mois ou de six semaines. Les peuples qui les habitent soupirent après cet heureux moment, parce qu'ils se trouveraient affranchis du joug insupportable des infidèles, qui, outre les pillages et les avanies continuelles qu'ils leur font, leur enlèvent la cinquième partie de leurs revenus, non pas comme ils sont en effet, mais comme ils supposent qu'ils doivent être.

Ces peuples seraient ravis d'avoir Votre Majesté pour souverain. Ils lai payeraient avec joie ce qu'ils payént aux Turcs, et cela suffirait pour en tretenir l'armée qui agirait contre les Turcs. Les échevins de Milo m'ont assuré ce que j'avance ici dans les conférences que j'ai eues avec eux, pendant que nous y avons séjourné.

Douze coups de canon peuvent mettre par terre le château de Smyrne, qui est à l'embouchure de la rade, après quoi rien n'empêche qu'on ne prenne la ville et qu'on ne la pille. On en tirerait de grandes richesses.

Chio n'attendrait pas qu'on tirât un seul coup de canon pour porter les clefs à l'officier qui commanderait l'armée, et l'épouvante se répandrait bientôt dans toute l'Asie.

On peut encore assurer que les saïques et autres bâtiments qu'on prendrait dédommageraient la dépense, et bien au delà, que l'armement aurait coûtée. Il faudrait seulement observer de donner le commandement des vaisseaux, autant qu'il se pourrait, à des officiers qui ont fait la course dans le pays, parce qu'ils connaissent mieux que les autres les endroits où l'or peut attendre et attaquer les infidèles. Mais, sur toutes choses, il faut du secret, car on est assuré de vaincre les Turcs dès qu'on les prend au dépourvu.

Si Votre Majesté daigne faire quelque attention à ce mémoire et le mettre à exécution, je la supplie de trouver bon que je ne sois pas des derniers à y être employé, parce que je ne désire rien avec tant de passion que de contribuer tout ce que mon zèle et une assez longue expérience pourront me fournir pour finir ma vie au service de Votre Majesté.

(No 4). — D'après le préambule des notes de M. de Brèves aux lettres-patentes de 1604 (V. la note 1 aux lettres-patentes de 1604), et d'après quelques vagues indices que nous ont fournis nos recherches, il paraîtrait que, depuis les lettres-patentes de 1581, M. de Brèves, envoyé comme ambassadeur à Constantinople, à l'avènement de Henri IV, avait obtenu des sultans Mourad III et Mohammed III des actes additionnels contenant ou la confirmation des anciens droits ou la concession de nouveaux priviléges, qui furent après insérés aux lettres-patentes octroyées, en 1604, par Ahmed I". Du nombre de ces actes nous paraît être le traité et capitulation du 25 février 1597, en faveur des ambassadeurs de France, résidents, consuls, interprètes et autres marchands français au Levant, etc., que citent dans leur recueil MM. d'Hauterive et de Cussy (Traités de commerce et de navigation de la France, etc. Paris, 1844). Hammer compte onze renouvellements des capitulations françaises : nous n'avons réussi à trouver aucune trace des renouvellements qu'il place en 1609, en 1614, en 1618, en 1624 et 1684, mais nous ferons remarquer à ce sujet qu'anciennement l'envoi des présents d'usage, à l'occasion d'un changement de règne, impliquait, dans l'idée des Ottomans, la confirmation tacite de la paix et des capitulations.

Nous donnons les premières lettres-patentes de 1569, celles de 1604 et les dernières de 1740.

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