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procès domaniaux; où les litiges apportés devant votre Cour ont mis à jour tant de points de droit douteux ou obscurs; où vos arrêts ont pour la première fois érigé tant de doctrines, adoptées depuis et consacrées par la Cour suprême et les autres Cours souveraines de l'Empire!

A ce point de vue, l'étude sur le pays de Dabo, dont nous vous demandons la permission de vous lire quelques fragments, ne sera peut-être point ici déplacée, même dans ses détails purement historiques : elle montrera, du moins, par un exemple saisi sur le vif, à quelles nécessités il était urgent de pourvoir, quels obstacles étaient à vaincre, quel avenir est encore promis à des contrées jusqu'ici déshéritées, et par-dessus tout quelle reconnaissance est due à la forte pensée qui a conçu l'œuvre, et en a voulu l'immédiate exécution. »

M. Alexandre trace ici à grands traits l'histoire du pays de Dabo, depuis l'invasion des barbares jusqu'à l'époque où il vient se fondre dans la grande unité française, ne gardant de son passé que les ruines de son vieux burg, dont les tours féodales gardaient encore, il y a moins de cent ans, la vallée de la Zorn et le débouché de Saverne; que ses antiques forêts, restées à peu près telles qu'elles étaient lorsque les conquérants germains venaient y chasser le sanglier, et enfin la vieille charte de ses droits forestiers, que remplacera bientôt un procès-verbal de cantonnement.

Le comté de Dabo ou de Dagsbourg, car on lui donne indifféremment ces deux noms, eut d'abord pour seigneur suzerain un landgrave descendant d'Etichon, l'un des grands compagnons des rois francs. C'était alors un des plus grands fiefs des marches de Lorraine. Vers le commencement du treizième siècle, il passe, par le mariage de Gertrude, l'unique héritière des anciens landgraves, avec Simon ou Sigmund, comte de Linange, dans la maison de Linange ou Leiningen. - Le personnage que l'Autriche envoya en ambassade extraordinaire près de la Sublime Porte, quelque temps avant la guerre de Crimée, et dont la mission eut alors un certain retentissement, était un descendant de cette puissante famille.

Mais le comté de Dabo était entouré de voisins puissants et jaloux; presque chacun d'eux voulait avoir une plume de cet oiseau. Peu à peu ses frontières se resserrent; il est démembré surtout au profit du redoutable évêque de Metz. Enfin, pour sauver ce que ce dernier a bien voulu lui laisser, Frédéric III de Linange en est réduit à se déclarer homme-lige de l'évêque de Strasbourg.

L'hommage de Frédéric III exerça une influence décisive sur les destinées du comté de Dabo, qui fut dès lors rattaché fortement à l'Allemagne. Aussi, tandis que la Lorraine tend de plus en plus à devenir française, ce petit pays demeure allemand par ses mœurs, par sa langue et par sa législation locale. Il suit de là que toutes les concessions, tous les priviléges qui remontent à cette longue période de son histoire devront être interprétés et appréciés exclusivement d'après les règles du droit germa

nique. C'est ainsi, du moins, que l'ont compris la plupart des légistes appelés à interpréter le règlement forestier édicté le 27 juin 1613, par Jean-Ludwig et Philippe-Georges, comtes de Linange et de Dabo, et dans lequel sont fixés et déterminés tous les droits usagers que leurs sujets exerçaient depuis des siècles sur les forêts du comté.

La bannière des Linange n'avait pas cessé de flotter sur les tours de leur château de Dagsbourg, quand les armées de Louis XIV occupèrent les marches de Lorraine et envahirent l'Alsace. L'un des lieutenants du maréchal de Créqui, qui commandait l'armée française, le baron de Montclar, vint mettre le siége devant ce château, avec quatre ou cinq cents hommes. « On croyait, dit M. Alexandre, y trouver cachées des tonnes d'or; on n'y rencontra qu'une trentaine de montagnards qui résistèrent vigoureusement et qui obtinrent une capitulation honorable. » L'ordre de démolir l'antique manoir des Linange fut signé, et probablement aussi exécuté en 1778.

A partir de Louis XIV, le comté de Dabo est de la souveraineté et de la mouvance du roi de France. Il cesse donc d'être allemand, sinon par les mœurs et le langage, du moins au point de vue politique et juridique. La Révolution achève ce que le grand roi avait commencé, et l'ancien fief des fils d'Etichon, la puissante seigneurie des Linange, vient obscurément se fondre dans un arrondissement du département de la Meurthe.

Après avoir exposé cette intéressante étude historique, dont nous regrettons de n'avoir pu donner qu'une trop courte analyse, M. l'avocat général continue ainsi :

« La législation du comté de Dabo, messieurs, a aussi ses ruines, où l'on peut lire, également inscrits, tous les souvenirs de son histoire. Comme le rocher où s'éleva jadis la forteresse de Dagsbourg, elles dominent le pays; mais tandis que toutes les pierres de l'édifice féodal sont tombées, nous voyons, debout encore et vivants, la coutume et les usages forestiers, dont les titres primitifs se sont perdus, dont les titres récognitifs subsistent, et que vous avez eu tant de fois mission de lire, de commenter, d'appliquer les usages, qui assurent, à proprement parler, l'existence et l'industrie des habitants de l'ancien comté.

« Nous entrons ici davantage dans notre sujet.

« Nous voulons, avait dit Louis XIV, que les lois, ordonnances des empereurs et archiducs d'Autriche, et toutes coutumes et usages qui ont cours et force, jusqu'à «présent, audit pays (ancien landgraviat de haute et basse Alsace) y soient invio<lablement gardés selon leur forme et teneur, en toutes choses auxquelles il n'est < point dérogé. »

« A ce titre, messieurs, et en vertu des chartes spéciales, les règlements et coutumes du pays de Dabo s'éclairent et s'interprètent aujourd'hui encore, ainsi que nous l'avons constaté plus haut, par les règles du droit usité dans l'ancien empire germanique.

Le massif des forêts domaniales de Dabo comprend 12,552 hectares 43 ares, dont 11,060 hectares 49 ares sont situés dans le département de la Meurthe. De

magnifiques et immenses sapinières, àgées de cent cinquante à deux cents ans, donnent à ces bois une valeur qui peut être sans exagération portée à 25 millions de francs.

A toute cette région impropre à la culture des céréales, il convient d'ajouter 1,957 hectares environ de terre en friche et 2,774 hectares seulement de terres arables ou productives, lesquelles sont réparties entre les divers propriétaires des six communes de l'ancien comté situées dans le département de la Meurthe, et qui ne comptent pas tout à fait 8,000 habitants (1).

Ces vastes forêts, placées sur le faite et les deux versants de la chaîne des Vosges, se lient sans interruption aux forêts voisines, et vont, se continuant par elles, sur une étendue de plus de 35 lieues kilométriques. Sur tout ce territoire, dans la Meurthe, le Bas-Rhin, les Vosges et le Haut-Rhin, la même configuration du sol, les mêmes produits forestiers ont appelé et desservi originairement les mêmes besoins; mêmes peuples, même langue, mêmes coutumes en général : l'homme y vit et n'y a pu vivre que de la forêt, de l'industrie des bois et du pâturage des bestiaux bien plus que des produits d'une agriculture nécessairement restreinte.

« A Dabo, comme dans les autres parties de la montagne, comme dans tous les autres pays forestiers, l'origine des droits d'usage se perd dans la nuit des temps. < Mais ces usages dérivent-ils d'une concession obtenue de la générosité du prince ? Les communautés, au contraire, ont-elles eu une existence antérieure à sa prise de possession? Furent-elles jamais propriétaires de ce sol aujourd'hui grevé à leur profit d'une simple servitude réelle ? Auraient-elles été dépouillées par l'abus violent de la puissance féodale?

« Questions vastes et difficiles, à l'occasion desquelles on a remué tous les décombres de l'histoire, et dont la solution prend une haute importance pratique, alors qu'il s'agit du règlement même des litiges relatifs aux usages. Qui ne se sent, en effet, porté à interpréter largement les titres que les communautés produisent, si l'opinion doit prévaloir, qui leur est exclusivement favorable et qui a été soutenue avec tant d'éclat par le savant auteur du Traité des droits d'usage (2), ou par les autres champions de la propriété communale? D'un autre côté, si dans le Nord, tout au moins, comme presque tous les historiens modernes le constatent, les forêts et tous les biens vacants appartinrent en pleine et entière propriété (plenum dominium) au descendant du conquérant germain, au seigneur allodial ou bénéficiaire, et si la maxime féodale: Nulle terre sans seigneur, a son fondement dans l'état réel des choses, n'était-ce point tout d'abord un devoir pour le magistrat de résister à l'entraînement d'une généreuse erreur, et de faire stricte et exacte justice en consacrant le droit de propriété des anciens seigneurs; en restituant à l'Etat, leur héritier et ayant cause, les domaines usurpés par les communes durant les troubles révolution(1) Ces six communes sont :

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naires? Le trésor public et le pays tout entier ne doivent-ils pas profiter aussi des richesses et des avantages, dont une partie seulement avait été assurée aux usagers par le privilége de concessions toutes bénévoles et spéciales?

♦Déjà, en 1834, dans l'un de ces écrits où s'est à la fois manifesté le grand écrivain et le savant, l'illustre magistrat qui a longtemps présidé l'une de vos sections, M. le premier président Troplong, renvoyait à nos vieilles annales pour y trouver la vérité sur ces matières ; et les conclusions du jurisconsulte historien n'étaient autres alors que celles jadis développées par lui dans des réquisitoires brillants dont le souvenir ne s'est pas effacé.

. Certes, messieurs, toute théorie absolue conduit à d'abusives conséquences; et nous ne voudrions pas soutenir que les communautés n'aient point parfois possédé de terres, même après la conquête franque et barbare. Là où l'épée et le feu n'avaient point tout ravagé, tout détruit, fait le désert, en un mot; dans ces provinces de la Gaule méridionale où persista longtemps le système des municipes romains, les agrégations d'habitants ont pu détenir en commun des forêts, des pâturages. Il se pourrait faire même que dans la plaine d'Alsace, sur le territoire des dix villes impériales, dans la banlieue de quelques anciennes colonies romaines, tombées à l'état de simples villages, on rencontrât ces possessions appelées ut universi par les légistes; mais il n'en fut point ainsi dans la forêt et dans la montagne des Vosges. Tout concourt à le démontrer, et la nature du sol, et l'histoire, et enfin les titres mêmes et les chartes produites par les communes. Ici, les forêts furent tout d'abord attribuées au fisc royal, réservées en partie pour la chasse et la table du roi, démembrées souvent et distribuées tantôt à des abbayes nouvellement fondées, tantôt aux chefs et aux fidèles de la suite du prince. Quant aux anciens habitants, s'il y en avait jamais eu ailleurs qu'au pied même de la montagne, ils avaient disparu depuis longtemps et pour ceux nouveaux venus, nous savons, par Tacite, que les Germains aimaient mieux mériter des blessures à la guerre que labourer la terre ; qu'ils se portaient chaque année sur des territoires différents, usant en commun, sur la route parcourue par leurs bandes, de la forêt, du pâturage et de la pêche.

« Nous savons aussi « que dans le nord de la France, où le flot barbare se succéda « continuellement pendant les deux premières races, l'organisation féodale devint « une nécessité, et l'historien de l'Alsace, Schoepflin, a pu même esquisser la carte des domaines allodiaux échelonnés sur le versant du désert (eremus) des Vosges.

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<< Descendants ou héritiers des comtes mérovingiens d'Eguisheim et des landgraves d'Alsace, les comtes de Dagsbourg, et après les sires de Linange, tenaient leurs domaines en franc-alleu, ce qui est tenir terreique de Dieu tant seulement, dit Boutillier et comme cette terre salique, ainsi que l'appelle encore le pape Léon IX, n'était autre qu'une vaste étendue de forêts, ils voulurent de bonne heure y rappeler les habitants, enrichir ou du moins faire vivre ceux qui s'étaient peu à peu fixés au pied de leurs châteaux, ou, sous leur protection, dans les rares villages de la contrée. En ce point les concessions usagères du comté de Dabo ne sont autres que l'application étendue d'une loi que la nécessité dictait partout aux seigneurs. Les bois n'avaient alors pour eux qu'une valeur presque nulle: ils n'en retiraient que le plaisir de la chasse et se montraient généreux à peu de frais. La population croissante leur apportait d'ailleurs toutes sortes de sérieux avantages sous forme de services personnels, de prestations, corvées et redevances; et leur force militaire se doublait par des levées d'hommes plus abondamment pourvues.

«Telle fut, à n'en pas douter, l'origine des concessions usagères de Dabo. Encore

le titre primordial, s'il en exista jamais, s'est-il perdu de bonne heure; mais de nombreux titres postérieurs les ont consacrées et étendues. On en compte plusieurs qui portent tous le nom de règlements forestiers : le plus ancien qui soit parvenu jusqu'à nous est de l'an 1569. Mais celui que vous connaissez tous, celui qui renferme, à vrai dire, la charte forestière du pays, est l'acte du 27 juin 1613.

« Nous nous contenterons ici de récapituler les droits principaux qu'il constate. Vous les avez tant de fois interprétés dans vos décisions savantes, qu'il y aurait importune présomption de notre part à vous exposer la fatigue d'un exposé didactique. Mais établissons d'abord une distinction tout à fait essentielle. Les règlements forestiers de Dabo, comme tous ceux ailleurs établis par le seigneur, à la fois propriétaire et haut justicier, ayant en mains à toutes sortes de titres le domaine éminent et le pouvoir forestal (le jus forestale des docteurs d'au delà du Rhin), ces règlements, disons-nous, comprennent des dispositions tout à fait diverses, par leur nature même, par la sanction qui y est attachée, et par la durée des règles qu'elles prescrivent; et vous avez vous-même judicieusement établi, par un mémorable arrêt du 30 juillet 1836: « que la déclaration donnée par les comtes de Dabo... renferme des ⚫ dispositions d'un caractère différent et qui se rattachent à deux classes d'actes « essentiellement distincts, désignés dans les paragraphes 1 et 2 de l'article 218 du « Code forestier. >

◄ Vous avez dit que « dans la première de ces deux classes se placent les dispo<sitions qui tiennent au fond même des droits d'usage accordés aux habitants du < comté sur les forêts seigneuriales, qui renferment la concession et la confirmation ⚫ de ces droits et remplacent les anciennes chartes, sous la foi desquelles ces habi<tants sont venus se fixer dans ces contrées agrestes..., dispositions qui ont le ca<ractère d'actes synallagmatiques, et ne peuvent être modifiées que d'un commun accord entre les propriétaires et les usagers...

« Vous ajoutez que dans la seconde classe viennent se ranger les dispositions ⚫ purement réglementaires, celles relatives aux modes d'exercice des droits d'usage, <et qui sont propres à assurer, par des mesures de police, la perpétuité des droits ‹ par la conservation et l'aménagement méthodique des forêts... Celles-ci sont ◄ essentiellement temporaires, et doivent subir tous les changements que les abus, «< ou les progrès de la science forestière peuvent amener : elles ont été formellement « abrogées par la première partie de l'article 218 (Code forestier) et remplacées par <des dispositions analogues ou contraires, qui sont aujourd'hui applicables aux ⚫ forêts faisant partie du domaine de l'Etat. »

• Ainsi les concessions faites à Dabo constituent à toujours un droit incommutable: l'exercice des usages, au contraire, est chose afférente à la police et à l'aménagement des forêts; il pourra varier dans la forme, sans jamais porter atteinte au fond du droit.

« L'acte du 27 juin 1613 commence par faire mention du partage du comté entre les deux frères, partage, dit le bailli Kriegmann, dans sa notice de 1671, qui pa⚫ raissait avoir été fait d'une manière équitable » et qui pourtant renferme des illégalités préjudiciables aussi aux sujets, qui ne trouvaient plus dans leur part de forêts les moyens de pourvoir à leur nourriture. D'autres actes, en conséquence, furent dressés, les 7, 8, 9 avril 1614, le 21 juin 1623, « et immédiatement après le ‹ 16 juin 1624, qui ont donné plus d'éclaircissements. Chaque bailli, continue le < rédacteur de la notice, doit lire attentivement ces trois actes et les bien retenir..., ⚫ afin que dans toutes les contestations qui pourront survenir, il puisse juger et se ⚫ conduire conformément à leurs prescriptions.

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