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ner, véritable matière inerte, aussi incapable d'être un point d'appui qu'un obstacle, voilà la France telle que l'Empire l'avait faite. C'est précisément l'idéal que les logiciens du pouvoir absolu aiment à présenter à l'admiration des peuples; mais, dans l'orgueilleuse servilité de leurs théories, ces grands docteurs ont toujours oublié de dire par quel moyen la nature humaine, dégagée de tout frein, affranchie de tout contrôle, peut être contenue dans les bornes de la justice et de la modération. Ce qu'il y a de plus corrupteur au monde, la toutepuissance, avait donc produit ses effets ordinaires, et, dans le sanctuaire où l'adoration publique le plaçait, l'Empereur avait fini par croire que les lois ordinaires du monde moral n'étaient point faites pour lui, et que ses passions mêmes étaient saintes. En même temps, son esprit, naturellement juste et ferme, avait perdu le sentiment de la réalité et s'était égaré dans les rêves d'une grandeur impossible. La soumission qu'il avait obtenue de la France, il voulait l'obtenir de l'Europe entière, et ceux qui osaient défendre, contre lui ou contre ses lieutenants, l'indépendance, la liberté de leur patrie, n'étaient plus à ses yeux des ennemis, mais des rebelles, des brigands que l'on pouvait, après les avoir vaincus, tuer et dépouiller sans scrupule1. Comme, d'ailleurs, chaque pas nouveau qu'il faisait vers la domination universelle provoquait de nouvelles résistances, il fallait, pour surmonter ces résistances, de nouveaux efforts qui énervaient, qui épuisaient la France. La prospérité matérielle, la sécurité dont on avait joui d'abord, avaient ainsi disparu, et plus de deux millions de jeunes gens, enlevés en dix ans à l'agriculture, à l'industrie, aux professions libérales, laissaient partout des vides déplorables. Cependant la terrible roue tournait toujours, et ceux qui, une première fois, avaient eu le bonheur d'y échapper, ne tardaient pas à être repris. On s'était d'abord borné à anticiper sur les levées

1 Mémoires du roi Joseph. Passim.

annuelles, et à prendre deux ou trois classes à l'avance; puis, cette ressource épuisée, on avait rappelé les classes antérieures; enfin, après Moscou, on en était venu jusqu'à faire rentrer dans l'armée active, sous le nom de gardes d'honneur ou de gardes nationaux, ceux qui s'étaient rachetés à prix d'or ou qui avaient satisfait personnellement au service. Toute la portion énergique et saine de la population était donc sous le drapeau, et les mères voyaient arriver avec effroi l'âge qui, presque à coup sûr, devait envoyer leurs fils à la mort. Le sentiment le plus puissant de la nature se soulevait ainsi partout contre l'homme qui, non pour défendre le territoire national, mais pour reculer les bornes déjà lointaines de son Empire, désolait les familles, énervait les générations et tarissait les veines de la France. Le langage officiel restait le même, et l'Empereur continuait à vivre dans une atmosphère d'adulations sans mélange; mais, si nul bruit importun ne frappait son oreille, si en sa présence l'expression même des visages était encore souriante et confiante, il en était autrement dans la vie intérieure, là où ni l'oeil ni le bras de la police ne pouvaient pénétrer. Dans la vie intérieure on se dédommageait, on se soulageait de la contrainte imposée au dehors, et les plaintes les plus vives, les pressentiments les plus sinistres, passaient de bouche en bouche; et, chose remarquable! ce mécontentement, ces inquiétudes, se manifestaient surtout parmi les fonctionnaires qui, placés plus près des événements, voyaient mieux que le vulgaire la folie des projets de l'Empereur et l'impossibilité du succès. « Il paraît <«< bien fort, disait, en août 1812, le ministre Decrès à M. Pas«< quier, préfet de police; eh bien, il est perdu! » Aussi, tandis que de tous les départements les adresses les plus bassement adulatrices venaient « mettre aux pieds du trône inébranlable de l'Empereur le sang et la fortune de la France',» au

Adresse de la ville de Cahors.

moment où ces adresses protestaient « de l'amour inaltérable des Français pour leur souverain, et juraient qu'afin d'assurer la splendeur de l'Empire aucun sacrifice ne coûterait', » ceux qui rédigeaient et signaient ces adresses, ceux qui les présentaient, ceux qui les recevaient au nom de l'Empereur, prédisaient tout bas la chute de l'Empire, et songeaient au moyen de n'être pas écrasés sous ses débris. Il y avait ainsi, entre le langage public et le langage privé, entre les sentiments dont on faisait parade et les sentiments véritables, un contraste significatif et dont tout le monde, l'Empereur excepté, comprenait la portée. Entre l'Empereur et le peuple qui l'avait mis à sa tête, on cût dit qu'il n'existait plus aucun moyen de communication, et que le monarque et ses sujets avaient cessé même de se comprendre.

Ce ne sont pas seulement les sujets, les fonctionnaires de Napoléon qui se retiraient de lui, après lui avoir été si dévoués, c'est encore sa propre famille. Son frère Lucien, pour avoir honorablement refusé à ses menaces, comme à ses prières, l'abandon de la femme qu'il avait épousée, vivait, en Italie, dans l'isolement et la retraite; son frère Louis, coupable d'avoir préféré l'intérêt de son royaume à la chimère du système continental, et de n'avoir point voulu mettre violemment la main sur les personnes et sur les biens de ses sujets, était détrôné et exilé; son frère Joseph, qui avait eu aussi la faiblesse de prendre sa royauté au sérieux, mais qui n'avait pas eu, comme Louis, le courage d'y renoncer à propos, était prisonnier à Morfontaine, sous la surveillance du ministre de la police, avec défense de venir à Paris*; son oncle, le cardinal Fesch, qui, bien que catholique peu fervent, n'avait pu s'empêcher de désapprouver sa conduite avec le pape, était en disgrâce; son frère Jérôme luimême, que, dans un accès de mécontentement, il avait mis

Adresse de la ville de Brest.

Mémoires de Roederer.

aux arrêts pendant quarante-huit heures, au milieu de sa cour', ne pouvait, malgré son attachement pour lui, oublier ce qu'un tel procédé avait d'insolite et de blessant; enfin, à l'instigation de sa propre sœur, son beau-frère, Murat, négociait, avec l'Autriche les conditions de sa défection, et préparait la proclamation par laquelle, joignant sa voix à celle des autres monarques de l'Europe, il devait dénoncer au monde la folle ambition et les coupables violences de l'empereur Napoléon2.

Si de sa famille Napoléon tournait les yeux vers ses anciens compagnons de gloire, et vers les hauts fonctionnaires civils qui longtemps l'avaient secondé, il trouvait Bernadotte en armes contre lui, Moreau au milieu des armées étrangères, Masséna disgracié, Fouché nouant en Illyrie des intrigues suspectes, M. de Talleyrand mécontent et à la veille de passer du mécontentement à la trahison. En revanche, il avait pour ministre des affaires extérieures le duc de Bassano, serviteur très-dévoué, mais dont la médiocrité présomptueuse surpassait encore le dévouement; pour ministre de l'intérieur M. de Montalivet, fonctionnaire honnête et exact, mais dont la capacité politique consistait surtout à connaître mieux que personne l'ordre des préséances et les règles de l'étiquette; pour ministre de la guerre le duc de Feltre, qui n'avait pas même, comme les deux autres, le mérite de racheter son insuffisance par une fidélité à toute épreuve.

1

Telle était la situation de l'Empire en novembre 1815,

Biographie universelle, article Pigault-Lebrun.

2 « Je sais qu'on cherche à égarer le patriotisme des Français qui sont « dans mon armée, par de faux sentiments d'honneur et de fidélité, comme « s'il y avait de l'honneur et de la fidélité à assujettir le monde à la folle ambition de l'empereur Napoléon.

« Soldats, il n'y a plus que deux bannières en Europe; sur l'une, vous «lisez religion, justice, morale, modération, lois, paix et bonheur ; <«< sur l'autre persécution, artifice, violence, tyrannie, guerre et deuil « dans toutes les familles. Choisissez.

« Bologne, 30 janvier 1814.

« Signé: JOACHIM. »

quand Napoléon, pour la deuxième fois dans la même année, revint à Paris, vaincu, affaibli, et laissant derrière lui les débris dispersés de la grande armée. Après Moscou, il était encore permis de croire que la France pouvait se sauver par les moyens ordinaires; après Leipsick, il était clair que, pour résister aux rois et aux peuples coalisés, ie génie de l'Empereur ne suffisait plus, et qu'un grand mouvement national devenait nécessaire. Ce mouvement, Napoléon l'espérait, et les alliés paraissaient le craindre. Une des illusions les plus habituelles du despotisme, c'est, en effet, de s'imaginer qu'après avoir assoupli les esprits, brisé les caractères, il lui suffit d'un mot ou d'un signe pour rendre aux esprits leur ressort, aux caractères leur énergie, et pour réparer les ruines qu'il a faites; mais la justice de Dieu ne permet pas qu'il en soit ainsi. C'est en s'appuyant sur les sentiments égoïstes de la nature humaine que Napoléon avait détruit la liberté, et ces sentiments devaient se retourner contre lui quand il demanderait au pays de défendre son indépendance. Pour relever,. d'ailleurs, la nation de son affaissement, il eût fallu alléger un peu le poids qui pesait sur elle, et rien n'était plus loin de sa pensée. Au milieu de 1813 même, après Bautzen, il déclamait, à Mayence, «< contre la bande d'imbécilles qui soupiraient au fond de l'âme pour la liberté de la presse, pour la liberté de la tribune, et qui croyaient à la toute-puissance de l'esprit pu blic.» «Eh bien, disait-il, vous allez savoir mon dernier <«< mot tant que cette épée pendra à mon côté, vous n'aurez <«< aucune des libertės après lesquelles vous soupirez'. » Et, loin de rester en deçà des paroles, les actes les dépassaient. Non-seulement, dans l'espace de treize mois, du 1er septembre 1812 au 9 octobre 1813, l'Empereur avait, sans l'intervention du Corps législatif, obtenu de la docilité du Sénat l'appel sous les drapeaux de huit cent quarante mille soldats

1

1 Mémoires de M. le comte Beugnot.

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