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avait abdiqué répondrait à ses espérances. Mais le despotisme réserve aux peuples qui s'y réfugient de tristes surprises et de sévères châtiments. A la perte des biens qu'ils lui ont sacrifiés se joint, tôt ou tard, celle des biens qu'ils attendaient en échange, et ils apprennent à leurs dépens que la liberté politique n'est point une abstraction inventée par quelques philosophes pour l'amusement de quelques hommes d'État, mais une réalité bienfaisante sans laquelle tous les autres biens sont à la merci du caprice et du hasard.

Au milieu mème des triomphes de l'Empire, cette vérité avait apparu à beaucoup d'esprits, d'abord éblouis ou entraînés. A la suite du désastre de Moscou, les moins clairvoyants en avaient été frappés, et, à la fin de 1812, c'est avec douleur, avec effroi, que la France comparait la position que l'Empereur lui avait faite avec celle qu'elle avait rêvée. L'abdication était pourtant complète, et à aucune époque, chez aucun peuple, le despotisme n'avait été plus maître d'accomplir ses desseins et de répandre ses bienfaits. De tout ce que la France désirait, voulait, poursuivait en 1789, l'Empire n'avait presque rien épargné. La Révolution de 1789 s'était faite pour assurer la liberté de la presse, et la presse était beaucoup moins libre que sous l'ancien régime; pour garantir la liberté individuelle, et les lettres de cachet venaient d'être officiellement rétablies; pour supprimer les juridictions exceptionnelles, et, sur un ordre de l'Empereur, des tribunaux spéciaux remplaçaient les tribunaux ordinaires; pour rendre la propriété inviolable, et la confiscation avait repris sa place dans le Code; pour abolir les distinctions héréditaires, et une noblesse nouvelle avait été crééc, avec le vieil appareil des majorats et des substitutions; enfin, pour donner au pays le droit et le pouvoir d'exercer sur son gouvernement une influence prépondérante, et les derniers vestiges de ce droit, les dernières traces de ce pouvoir avaient fini par disparaître. Ce n'était point assez d'avoir enlevé aux citoyens la nomination de leurs députés, pour la donner au Sénat,

il avait encore fallu ôter successivement au corps ainsi formé tout ce qui fait la force et l'honneur des assemblées délibérantes, l'examen des questions politiques, la faculté de discuter librement les lois civiles, le contrôle sur les actes des ministres, le vote des contingents militaires et jusqu'au vote de l'impôt. Aussi les délibérations du Corps législatif se réduisaient-elles à une formalité insignifiante, et l'Empereur ne manquait-il aucune occasion de lui faire sentir qu'il n'était rien, qu'il ne pouvait rien, et que, dans l'ordre hiérarchique des pouvoirs publics, il occupait le dernier rang. En 1808, un homme qui, avant et après l'Empire, a joué un meilleur rôle, M. Stanislas de Girardin, législateur et premier écuyer du roi Joseph, demandait à l'Empereur que, pendant son absence, sa place lui fût conservée. « Quelle place? demanda l'Empereur. — Sire, toujours la même, celle de membre du Corps législatif. — Ah! c'est vrai; vous n'avez pas été gâté par l'avancement'. » L'esprit du règne et des constitutions impériales est tout entier dans cette réponse.

Même à ce rang, le Corps législatif offusquait Napoléon, et, après avoir réduit à deux mois la durée de ses sessions, après avoir prorogé arbitrairement les pouvoirs de ses membres, après être resté un an sans le réunir, il songeait à le supprimer tout à fait, ou du moins à le convoquer, comme jadis le roi convoquait les états généraux, accidentellement et selon son bon plaisir. Et le pouvoir judiciaire n'était pas plus respecté que le Corps législatif! Par une série audacieuse de mesures générales ou spéciales, Napoléon avait mis ce pouvoir sous sa dépendance absolue, et, en dernier lieu, les plus accoutumés aux excès du despotisme avaient lu avec surprise, avec terreur, le sénatus-consulte qui annulait une déclaration du jury d'Anvers, et renvoyait devant une cour impériale jugeant, pour cette fois, sans jury, non-seulement les accusés,

Mémoires de Stanislas de Girardin.

mais encore les jurés qui les avaient acquittés. Vers la même époque, à Hambourg, un des lieutenants de l'Empereur, le maréchal Davoust, déclarait ennemis publics vingt-sept individus de toute condition, les bannissait à perpétuité et confisquait leurs biens. Et, pour justifier ces incroyables abus d'autorité, les hauts fonctionnaires et le Sénat n'avaient rien à dire, si ce n'est que l'Empereur le voulait et que l'Empereur était LA LOI VIVANTE.

Voilà ce qu'étaient devenues, sous l'Empire, les institutions et les garanties pour lesquelles, en 1789, la France entière s'était levée. Quant aux hommes, l'Empire, s'il est possible, les avait encore plus annulés. A l'avènement du Consulat, malgré les violences de la Convention et les indignités du Directoire, il se trouvait encore, dans tous les partis, des convictions fermes, sincères, honnêtes. On avait une cause que l'on servait dans la prospérité, à laquelle on restait fidèle dans l'adversité, et l'on ne s'imaginait pas que l'on pût, selon que la fortune changeait, passer de l'une à l'autre sans embarras et sans honte.

Or une des gloires du Consulat d'abord, puis de l'Empire, ce fut, on le répète tous les jours, de rapprocher, de concilier les partis et les hommes, et d'opérer entre eux une vaste fusion. Mais, dans la pensée du despotisme, rapprocher les partis, ce n'est pas satisfaire à leurs exigences légitimes, en leur imposant l'abandon de leurs prétentions excessives: c'est obtenir qu'ils renoncent à tout ce qui les caractérise, à tout ce qui les distingue, à tout ce qui les honore. Concilier les hommes, ce n'est pas leur demander le sacrifice de leurs ressentiments, de leurs préventions réciproques, tout en leur laissant leurs opinions; c'est mettre leurs opinions à prix, et, par l'appât des places ou de l'argent, les rassembler, comme un troupeau, dans une étable commune. Telle avait été la fusion commencée sous le Consulat, continuée sous l'Empire, et le jour où, de conciliation en conciliation, Napoléon en était venu jusqu'à

faire accepter par les royalistes le meurtre du duc d'Enghien, et par les républicains la suppression de la République, ce jour-là, il avait pu se flatter que sa tâche était achevée.

Ce jour-là aussi se trouva créée, au milieu de la nation française, une nation, ou, pour mieux dire, une tribu nouvelle, la tribu des fonctionnaires; tribu singulière, dont l'administration est la seule patrie, l'avancement le seul but, l'obéissance la seule vertu; pour laquelle il n'est pas d'autre bien en ce monde que le succès, pas d'autre mal que la défaite; toujours prête, par conséquent, à embrasser la cause que la fortune favorise, à déserter la cause que la fortune abandonne; condamnant aujourd'hui sans remords ceux qu'elle servait hier sans scrupule; indifférente à tout, hormis à son intérêt personnel, et n'ayant qu'une pensée quand les gouvernements s'élèvent, celle de s'élever avec eux, qu'une préoccupation, quand ils tombent, celle de n'être pas entraînée dans leur chute. En 1812, après la conspiration de Malet, plus tard, à Sainte-Hélène, Napoléon se montrait fort irrité contre cette indifférence, contre cette versatilité des fonctionnaires publics, et leur imputait, en grande partie, les malheurs de la France et les siens; mais les fonctionnaires publics étaient ce qu'il avait voulu qu'ils fussent, ce qu'il les avait faits. Si l'œuvre était mauvaise, c'est à lui-même qu'il devait s'en prendre.

Parmi ceux qui l'entouraient, royalistes ou républicains, quelques-uns pourtant avaient cru d'abord que, si toute opposition publique était interdite, les avertissements secrets et respectueux pouvaient être permis; mais là où manque l'opposition publique, les avertissements secrets ne tardent pas à devenir importuns, et les sages conseillers, s'ils tiennent à conserver la faveur du maître, en sont réduits à se résigner et à se taire. Bientôt donc le silence, un silence complet, s'était fait autour de l'Empereur, et personne n'avait plus osé manifester une autre opinion que la sienne. Entre ses serviteurs, il n'existait qu'une différence: les uns croyaient à l'infaillibilité de

son génie, les autres feignaient d'y croire; mais c'était chez tous la même docilité, le même empressement à s'effacer devant lui, le même zèle à exécuter ses ordres, quels qu'ils fussent, sans retard et sans observation; c'était aussi la même crainte que leurs rivaux n'obtinssent une plus forte part des bonnes grâces du maitre. « Ceux qui entouraient l'Empereur, « dit le duc de Rovigo, avaient la fièvre dès qu'ils le voyaient <«< parler deux fois de suite à une autre personne, et, pour « écarter l'importun, ils redoublaient de flatteries. » Aussi, sous l'empire de cette préoccupation, les délibérations, soit.du conseil privé, soit du conseil d'Etat, avaient-elles perdu toute importance. En 1813, après la défection de la Prusse, l'Empereur tint un conseil pour savoir s'il fallait négocier ou continuer la guerre. Des membres de ce conseil, il n'en était pas un qui ne fût pour la paix; mais ils virent que l'Empereur était d'un autre avis, et, presque à l'unanimité, la guerre fut résolue1. En dernier lieu, les choses en étaient venues à ce point, qu'il paraissait prudent de s'abstenir de louange aussi bien que de blame. Louer certains actes, en se taisant sur d'autres, n'était-ce pas donner à penser qu'on distinguait? Or, entre des actes également émanés de la volonté de l'Empereur, il n'y avait point de distinction à faire.

Une organisation politique qui subordonnait tous les pouvoirs à un seul; un mécanisme administratif, combiné de telle sorte, qu'il suffisait de presser un ressort pour que le même mouvement se produisit sur tous les points du territoire; un corps de fonctionnaires dont les fonctions consistaient uniquement à recevoir, à transmettre, à exécuter des ordres, et qui, dans l'accomplissement passif de leur tâche, n'imaginaient pas qu'aucune responsabilité, morale ou matérielle, pût s'attacher à leurs actes; enfin des populations façonnées au joug, dociles, habituées à tout attendre du gouvernement et à tout lui don

Mémoires du duc de Rovigo.

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