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cessions, arrachées par la nécessité, étaient provisoires, et il se promettait de les reprendre le lendemain de sa première victoire. De là les contrastes et les inconséquences qui étonnaient et déroutaient ses amis comme ses ennemis. Au fond, Napoléon était en 1815 le même qu'en 1813; mais, placé dans une autre situation, il croyait utile d'avoir une autre attitude et de parler une autre langue. Néanmoins le masque n'était pas si épais que sa vraie physionomie n'apparût quelquefois et ne révélat sa vraie pensée. On retrouvait alors tout entier le Napoléon des temps passés, et on voyait d'avance le Napoléon des temps futurs, si ces temps lui étaient accordés.

Les patriotes et les libéraux, que la haine des Bourbons ou la crainte de l'invasion étrangère avait rapprochés de Napoléon, savaient ou devinaient ses intentions, et s'en montraient fort préoccupés. Ils redoutaient donc presque également de le voir vainqueur ou vaincu, et flottaient entre deux peurs, celle de l'affaiblir contre l'étranger, et celle de le fortifier contre la France. Dans l'armée même, beaucoup de généraux et d'officiers, à qui onze mois d'opposition, sous un gouvernement libre, avaient inoculé l'esprit nouveau, craignaient de combattre pour le pouvoir absolu en même temps que pour l'indépendance nationale. La nécessité seule, une nécessité impérieuse, les attachait encore à Napoléon, et c'est tristement et sans enthousiasme qu'ils se préparaient à le défendre.

Les royalistes se divisaient en deux classes fort distinctes : ceux qui regrettaient la monarchie des Bourbons, mais à qui l'idée de la voir rétablie, par la main de l'étranger, sur les ruines de la patrie vaincue et humiliée, était profondément douloureuse, et qui, placés entre des sentiments et des souhaits contradictoires, ne savaient auquel de ces sentiments et de ces souhaits s'abandonner; ceux qui, fidèles aux traditions de la première émigration, voyaient dans les soldats étrangers d'excellents alliés, de vrais compatriotes, et qui demandaient seulement à la coalition, quand Bonaparte serait abattu, de châ

tier sévèrement la nation ingrate et folle qui, pour la seconde fois, venait d'expulser ses maîtres légitimes. Les premiers attendaient tristement, dans le silence et la retraite, une catastrophe dont le résultat, quel qu'il fût, devait être funeste à la France; les seconds s'agitaient et conspiraient sans utilité pour leur cause et sans danger pour eux-mêmes.

Quant aux bonapartistes purs, encore plus dépaysés que leur maître, au milieu de la France de 1815, ils regardaient sans voir; ils écoutaient sans entendre, et, chaque jour, presque chaque heure, ils changeaient d'allure et de ton. Détestant les royalistes et craignant les patriotes républicains ou libéraux, ils s'appuyaient alternativement sur les uns contre les autres, et ne réussissaient qu'à les mécontenter tous. Il était aisé de voir que la confiance leur manquait, et qu'en veillant au salut de l'Empire, ils entendaient veiller à leur propre salut. Ils ménageaient donc ceux par qui, plus tard, ils pouvaient avoir besoin d'être ménagés, et prenaient acte de leur indulgence. Comme leur maître, d'ailleurs, ils espéraient que bientôt une victoire viendrait les affranchir de toute contrainte, et que la France leur appartiendrait alors comme par le passé.

Nous ne parlons ni des orléanistes, qui ne formaient pas un parti, ni des jacobins, qui étaient en petit nombre. Bien qu'à son arrivée Napoléon eût trouvé les masses populaires froides et résistantes, le sentiment patriotique et la haine de l'étranger les avaient un peu ranimées en sa faveur; mais elles savaient, elles voyaient qu'il n'avait en elles aucune confiance, et elles étaient disposées à lui rendre la pareille. En acceptant, pour la forme seulement, le concours des fédérés, et en les faisant défiler devant sa cour, il avait d'ailleurs produit deux effets que son génie aurait dû prévoir : les fédérés avaient effrayé la cour; la cour avait mécontenté les fédérés, et les salons des quartiers riches s'étaient plaints comme les ateliers des faubourgs.

Quelques royalistes purs et quelques bonapartistes exclu

sifs, puis, au milieu, une foule d'hommes plus ou moins libėraux, plus ou moins bienveillants pour les Bourbons ou pour Napoléon, mais désireux avant tout de préserver l'indépendance nationale, de rétablir la paix, de mettre à l'abri de toute atteinte les droits et les intérêts de la France nouvelle, et prêts à accepter ces bienfaits de toute main : voilà Paris au lendemain du champ de mai. A vrai dire, le reste de la France n'en différait pas sensiblement, et les mêmes opinions, les mèmes sentiments, les mêmes partis, s'y rencontraient partout, bien que dans des proportions diverses, selon les contrées. Dans les départements de l'Est, le sentiment patriotique dominait tous les autres et assurait au parti bonapartiste une prépondérance incontestable; l'Ouest se divisait entre les royalistes et les patriotes libéraux, auteurs de la fédération bretonne, et dont l'illustre Lanjuinais était la représentation la plus fidèle; le Midi inclinait en majorité vers l'opinion royaliste, surtout à Bordeaux et à Marseille; mais dans quelques départements, dans le Gard notamment, la querelle religieuse se mêlait à la querelle politique, et allumait, entre les royalistes catholiques et les libéraux protestants, des haines ardentes qui, malheureusement, devaient survivre aux Cent-Jours; le Centre était, en général, immobile et paraissait indifférent; dans le Nord, enfin, les opinions se trouvaient classées à peu près comme à Paris et dans les mêmes proportions.

Si maintenant, de la France, on tourne les yeux vers l'étranger, on voit, à Gand, un petit rassemblement de Français se disputant, par anticipation, le gouvernement de la France, et une royauté nominale s'efforçant péniblement de maintenir l'équilibre et la paix entre des ambitions spéculatives et des ministres en expectative; on voit, à Vienne, la succession de Napoléon mise en quelque sorte au concours, et les trois candidats, Louis XVIII, Napoléon II et le due d'Orléans, débattus et pesés, mais sans que ces dissidences relâchent en rien les nœuds du pacte conclu ou ralentissent la marche des armées;

on voit enfin, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, partout, excepté peut-être en Italie, les rois et les peuples resserrer, en présence du grand ennemi commun, les liens d'une union presque rompue, et des bataillons innombrables, animés d'une ardeur patriotique et militaire à la fois, marcher sur Paris sans aucune des hésitations ou des diversions qui, en 1792, lors de la première coalition, paralysèrent si heureusement les ennemis de la France. Est-il besoin de dire d'où vient cette différence? C'est qu'en 1792 la France montrait aux peuples, dont les souverains étaient conjurés contre elle, l'image de la liberté, et qu'en 1815, malgré quelques faux semblants, cette image avait été remplacée par celle du despotisme.

Au milieu de ces agitations et de ces mouvements, préliminaires confus d'une grande lutte et d'une prochaine catastrophe, un homme, sans haine et sans amour pour personne et pour rien, avait l'œil et la main partout, et se mettait en mesure de profiter de toutes les circonstances. En sortant du cabinet de l'Empereur, cet homme correspondait avec M. de Metternich à Vienne; avec Monsieur à Gand; avec le duc d'Orléans à Londres; et, tandis que, par le moyen de ses agents, il faisait connaître à M. de Metternich et à Monsieur ce qui se passait à Paris, par le moyen des mêmes agents il faisait connaitre à Napoléon ce qui se passait à Gand et à Vienne, trahissant et servant ainsi tous les partis à la fois, et parvenant à se faire considérer par tous comme nécessaire. Il n'était pas un projet qu'il ne connût, pas une combinaison dans laquelle il n'entrât. pas une intrigue dont il ne brouillat ou ne débrouillât les fils à son gré, et ce n'était point dans l'ombre, en silence, timidement, qu'il jouait ainsi tous les jeux, et se préparait à partager avec le gagnant, quel qu'il fût : c'était publiquement, à haute voix, avec une audace incomparable! Certes, il ne peut y avoir deux jugements sur la moralité d'une telle conduite; mais il est impossible d'en méconnaitre la puissance et l'originalité.

Cependant, un personnage nouveau allait entrer en scène, un personnage, selon nous, mal connu et mal jugé, la Chambre des représentants. Nous allons essayer d'exposer, avec une impartialité scrupuleuse, les actes de cette Chambre, avant et après la grande bataille qui décida du sort de Napoléon, et l'on verra si elle mérite les accusations dont tous les partis, d'un commun accord, se sont plu à la charger.

FIN DU TOME DEUXIÈME.

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