Page images
PDF
EPUB

VIII

LA LIBERTÉ DES RÉCOLTES

(Communication à la section d'économie politique de l'Association française pour l'avancement des sciences, au Congrès de 1882, à La Rochelle.)

Je demande à la section la permission de l'entretenir des conséquences pratiques d'une thèse que j'ai eu l'honneur de soumettre récemment, au point de vue historique et légal, à l'Académie des sciences morales et politiques.

Dans diverses parties de la France, les administrations municipales ont conservé l'usage de fixer administrativement l'époque d'ouverture des diverses récoltes. C'est ce qu'on appelle les bans de moisson, de fauchaison, de vendanges. Ce sont des pratiques surannées, antérieures à 1789, d'origine féodale, et qui constituent la négation du droit qui doit appartenir à tout propriétaire ou cultivateur de faire ses récoltes au moment de son choix, quand et comme il l'entend.

Au point de vue du droit, les bans municipaux violent le grand principe de la liberté du travail et l'inviolabilité de la propriété, dont la liberté absolue des cultures et des récoltes doit être la conséquence et l'application.

Au point de vue utilitaire, le propriétaire de chaque récolte est meilleur juge de la maturité, meilleur juge de son intérêt, que l'administration municipale. Les bans veulent imposer une

DROIT PUBLIC.

T. I.

17

règle uniforme, là où la nature met la diversité, d'après l'exposition, la constitution géologique du sol, les plants et les espèces. Ils sont encore anti-économiques, en ce qu'ils forcent à employer au même moment les ouvriers et les moyens de transport, et poussent ainsi à la hausse des prix.

On ne peut plus défendre sérieusement le ban des vendanges comme moyen d'empêcher les viticulteurs de faire de mauvais vins; mais ses partisans le représentent encore comme un obstacle au vol des raisins. En réalité, les bans n'empêchent point ces méfaits. L'expérience démontre qu'ils sont commis la nuit ; et le ban des vendanges, pas plus que les autres, n'y peut rien. Dans cette voie, on arriverait d'ailleurs à détruire pour toutes les cultures la liberté des récoltes, sous prétexte de mieux assurer la police rurale, qui doit avoir d'autres moyens d'action.

Les bans de récoltes sont donc un vestige regrettable des idées d'un autre âge, et de l'ancien système réglementaire. Les économistes ne peuvent y voir qu'une violation flagrante de la liberté économique.

Le législateur de l'Assemblée constituante l'avait ainsi compris dans le Code rural de 1791, qui a proclamé la liberté du sol; sa section cinquième abolissait tous les anciens bans, sauf le ban des vendanges, qu'il ne croyait épargner que provisoirement, comme il venait de le faire, deux mois avant, pour la taxe du pain et de la viande de boucherie.

[ocr errors]

<«< Nulle autorité, dit le Code rural de 1791, ne pourra suspendre ou intervertir les travaux de la campagne dans les « opérations de la semence et de la récolte. -- Chaque pro« priétaire sera libre de faire sa récolte, de quelque nature << qu'elle soit, avec tout instrument et au moment qui lui con<«< viendra, pourvu qu'il ne cause aucun dommage aux proprié<< taires voisins. Cependant, dans les pays où le ban des ven<< danges est en usage, il pourra être fait à cet égard un règle<«<ment chaque année par le Conseil général de la commune, << mais seulement pour les vignes non closes. >>

Comment se fait-il cependant que tous les anciens bans municipaux se retrouvent en France, au temps où nous vivons?

Le Code pénal de 1810 contient un article 475, no 1, punissant d'amende « ceux qui auront contrevenu au ban de ven · «danges et autres bans autorisés par les règlements » ; et la jurisprudence de la Cour de cassation, malgré une vive controverse, a reconnu, en vertu de ce texte, la légalité non seulement des bans de vendanges dans notre droit actuel, mais aussi celle de tous les anciens bans, de moisson, de fauchaison, de de fenaison, de ramée, de troupeau commun.

C'est en présence de cette situation que s'est trouvé le nouveau projet de Code rural voté par le Sénat dans sa partie relative au parcours, à la yaine pâture et à l'exploitation de «la propriété rurale (titres 2 et 3 du livre I°r du projet du « Code rural) », soumis à la Chambre des députés par décret du président de la République du 11 mars 1882.

Dans sa rédaction actuelle, ce projet aurait pour effet de créer ou de confirmer une situation moins favorable à la liberté économique que celle voulue par le Code rural de 1791. Il ne parle que du ban des vendanges, auquel son article 12 est consacré ; il le maintient, et, non content de le maintenir, il l'aggrave en permettant aux Conseils municipaux et généraux de l'établir, même par voie d'innovation et en dehors de tout usage ancien, dans les communes où il n'existe pas. Au lieu d'une loi de progrès, c'est une loi de réaction, par rapport au Code rural de 1791 qu'il s'agit de remplacer.

En ce qui concerne les autres bans de récoltes, il en est de même : le Code de 1791 les abolissait; la jurisprudence considère que le Code pénal de 1810 (article 475, no 1) les a rétablis ; il faut donc l'abroger expressément. Le projet de Code rural, au contraire, n'en dit rien, et son exposé des motifs porte même en termes formels que ce silence de la loi nouvelle aura pour effet de les maintenir. «< Dans certains pays, peu nom<< breux, dit cet exposé de motifs, il y a des bans de fauchai<<< son, des bans de moisson. Le Code rural n'en dit rien... Il « donne l'entière liberté de maintenir ces usages ou de les laisser <<< tomber en désuétude. >>

Qu'il nous soit permis de conclure en disant qu'il est dé

sirable que ce projet de loi soit amendé par la Chambre des députés, de la manière suivante :

1° Par l'adjonction à l'article 7 d'un troisième paragraphe ainsi conçu « Tout ayant droit peut également s'entendre << avec un ou plusieurs autres pour la réunion de leurs bes« tiaux, afin de les faire garder par un seul pâtre de leur «< choix »>;

2o Par la substitution, à l'article 12, d'un article 12 nouveau ainsi conçu: « Le ban des vendanges et tous les bans muni<< cipaux en usage dans diverses parties de la France sont ex<< pressément abolis. L'article 475, no 1, du Code pénal est «‹ abrogé ».

Si la section pense comme nous qu'il est bon et urgent de solliciter le législateur d'éviter l'œuvre de réaction économique sur le point de s'accomplir, nous lui proposons d'émettre un vœu dans ce sens. Nous invoquons, à l'appui de cette demande, un fait récent et local. S'inspirant de notre premier travail sur cette question, quelques membres du Conseil général de la Charente-Inférieure, qui siège à la Rochelle en même temps que l'Association française y tient ses séances, ont pris la même initiative au sein de ce Conseil ; et, dans sa séance du mercredi 23 août 1882, il vient de voter un vou pour l'abolition des bans de récoltes et l'amendement dans ce sens du projet de Code rural. Ce vote acquiert une autorité particulière de l'importance de cette assemblée, du rang très élevé occupé dans la production viticole, tant avant que depuis l'invasion du phylloxéra, par le département de la CharenteInférieure (qui est sous ce rapport le second des départements de la France), et enfin de cette circonstance que ce vœu a été voté à l'unanimité. Il est conçu de la manière suivante; et, sans y faire entrer ce qu'il y a de plus étendu dans l'exposé de notre thèse, qui s'applique en outre aux bans de troupeau commun, nous nous bornons à demander à la section de vouloir bien le voter dans les mêmes termes : « Considérant que le ban des << vendanges, expressément conservé par l'article 12 du projet « de Code rural voté par le Sénat et soumis à la Chambre des dé

« putés, et les bans de moisson et de fauchaison, implicitement «< conservés, d'après la jurisprudence, par l'article 475, no 1, «< du Code pénal, constituent une atteinte à la liberté du tra<< vail et au droit de propriété, le Conseil émet le vœu que les <<bans de vendanges, de moisson et de fauchaison soient abo«lis par le projet de Code rural (1). »

1

(1) Ce vou, après discussion, a été voté par la section dans les termes proposés.

« PreviousContinue »