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SECTION III.

La Cour d'assises a-t-elle le droit et le devoir

de ne juger l'accusé que pour les faits qui ont donné lieu à l'extradition, à moins qu'il ne consente à être aussi jugé pour les autres ?

Cette dernière question s'est également présentée dans l'affaire L..., et la Cour d'assises de la Vienne a dû la résoudre par un second arrêt.

On a vu dans la dépêche du garde des sceaux et le premier arrêt de la Cour d'assises ci-dessus reproduit, qu'un arrêt de la chambre des mises en accusation de la Cour de Poitiers, en date du 29 mai 1866, avait renvoyé L... devant la Cour d'assises de la Vienne, sous la triple accusation de vol qualifié crime, abus de confiance qualifié, et faux en écriture de commerce ou de banque.

Or, le traité d'extradition de 1843 entre la France et l'Angleterre autorise l'extradition pour le faux et non pour les deux autres crimes; et l'extradition de L... n'avait été accordée que pour le faux, et non pour les faits de vol et d'abus de confiance.

C'est ce que constatait la dépêche ministérielle du 25 novembre 1866, qui se termine par ces instructions données au procureur général près la Cour de Poitiers : « Vous devrez

vous conformer à la convention diplomatique et à mes ins«tructions, en requérant que l'accusé ne soit jugé que sur le chef de faux, à moins que l'accusé n'accepte volontairement « la décision du jury sur les autres points. »

Après le premier débat que nous avons décrit et apprécié au point de vue des principes légaux qu'il mettait en jeu, à la reprise de l'audience et aussitôt après le prononcé de l'arrêt par lequel la Cour d'assises venait de clore cet incident, M. le président Aubugeois de la Villedubost rappelle à l'accusé que son extradition n'a été accordée qu'en raison du crime de

faux, et le met en demeure de déclarer s'il consent à être également jugé pour les faits de vol et d'abus de confiance.

Après quelques hésitations et une courte suspension d'audience demandée par la défense pour lui permettre d'éclairer l'accusé sur la portée de l'interpellation qui lui est adressée, L... répond qu'il refuse son consentement.

En conséquence, M. le président avertit le jury qu'il ne sera procédé contre l'accusé qu'en ce qui concerne les faits de faux et d'usage de pièces fausses, à l'exclusion des faits de vols et d'abus de confiance.

Alors les défenseurs de l'accusé, MM. Lachaud et Lepetit, prennent les nouvelles conclusions suivantes :

<< Il est conclu à ce qu'il plaise à la Cour,

<< Attendu que L... est renvoyé devant la Cour d'assises de la « Vienne, sous la triple accusation de détournements, de vols « qualifiés et de faux en écriture de commerce ou de banque ; « Que l'arrêt lui a été signifié et qu'il comparaît devant le jury « sous cette triple accusation ;

« Attendu qu'il ne saurait être au pouvoir de personne de di• viser ou de supprimer une partie de ces divers chefs d'accusa« tion;

« Que L... n'a pas à consentir ou à ne pas consentir à être « jugé sur les crimes relevés contre lui, d'abus de confiance et « de vols qualifiés, mais qu'il a intérêt à ce que le jury soit ap« pelé à vider toute l'accusation;

« Que s'il est vrai, comme vient de le décider la Cour, que les « traités d'extradition ne peuvent jamais être interprétés par les « tribunaux, il n'est pas acceptable que, devant la justice saisie « régulièrement, on puisse, à leur sujet, modifier une accusa<< tion;

« Attendu que la lettre de M. le garde des sceaux ne renferme << que des instructions données à M. le procureur général, et ne << saurait en aucune manière empêcher l'exécution d'un arrêt de « la chambre des mises en accusation;

«Par ces motifs, dire que tous les chefs d'accusation seront « soumis au jury. »

M. le premier avocat général requiert à son tour « qu'il < plaise à la Cour disjoindre les faits relatifs aux soustractions < frauduleuses et aux détournements, et ordonner que L...

« ne sera jugé que sur les faits relatifs aux faux et usage de « pièces fausses. >>

Après le développement de ces conclusions et requisitions, l'avocat de la partie civile ayant déclaré s'en rapporter sur ce point à justice, la Cour délibère et rend l'arrêt suivant, dans la même audience du 3 décembre 1866.

<< Vu les conclusions des défenseurs de S... D..., tendant à ce << que tous les chefs d'accusation portés dans l'arrêt de renvoi « soient soumis au jury;

<< Vu les réquisitions du procureur général tendant au contraire « à ce que les débats ne portent, en l'absence d'un consentement « formel de l'accusé, que sur les chefs relatifs à l'accusation de « faux en écriture de commerce ou de banque;

<< Ouï les défenseurs, le ministère public, la partie civile, et << en dernier lieu les défenseurs de l'accusé dans leurs observa<< tions;

« Attendu qu'il résulte des documents de la cause que S... « D..., bien qu'accusé des crimes de vol qualifié, abus de confiance « qualifié et faux en écriture de commerce ou de banque, n'a été, « après sa fuite au Canada, réclamé par le gouvernement fran<«<çais et livré par les autorités britanniques, qu'à raison des « crimes de faux en écriture de commerce ou de banque, confor<< mément aux traités d'extradition existant entre la France et la « Grande-Bretagne ;

« Attendu qu'il est de principe que l'accusé ainsi extradé ne « peut être jugé contradictoirement par la Cour d'assises que sur « les chefs d'accusation pour lesquels son extradition a été accor« dée, à moins qu'il ne consente expressément à être jugé sur << tous les chefs compris dans l'arrêt de mise en accusation;

« Attendu qu'interpellé formellement à cet égard par le prési<< dent des assises, S... D..., après avoir répondu tout d'abord qu'il ne voulait ni consentir ni ne pas consentir à être jugé a sur tous les chefs d'accusation, a fini par déclarer qu'il n'y «< consentait pas;

a

<< Par ces motifs, la Cour, statuant tant sur les conclusions de << la défense que sur les réquisitions du ministère public, et fai<< sant droit à ces dernières,

<< Ordonne que les débats ne porteront que sur les seuls faits « de faux en écriture de commerce ou de banque. »

second arrêt,

Nous adhérons à la solution donnée par ce aussi bien qu'à celles du premier; mais nous demanderons la permission de constater une lacune qui, après avoir été le trait

le plus caractéristique de la partie des débats qui a précédé et préparé cet arrêt, a passé dans ses motifs.

Distinguons tout d'abord le double aspect de la question ainsi posée par les conclusions respectives des parties et ainsi résolue par ce nouvel arrêt: 1o au point de vue des pouvoirs de la Cour; 2° au point de vue du consentement que l'accusé peut donner ou refuser en ce qui concerne la position des questions relatives aux faits pour lesquels l'extradition n'a pas été accordée.

§ 1.

Droit et devoir de la Cour d'assises de ne procéder au jugement de l'accusé que sur les faits pour lesquels l'extradition a été accordée.

Il faut constater tout d'abord que la décision de la Cour d'assises de la Vienne est conforme à une doctrine à peu près unanime et à une jurisprudence bien établie, décidant que tout extradé ne doit être jugé contradictoirement que pour les faits à raison desquels l'extradition a été accordée.

Nous ne citerons qu'un des nombreux auteurs (1) qui ont formulé cette règle, M. Faustin Hélie : « La Cour d'assi<«<ses, dit-il, doit, quand elle est saisie par l'arrêt de renvoi de << deux accusations, dont une seule a donné lieu à l'extradi«<tion, scinder les débats, si cette division est possible, et, <<< dans tous les cas, ne poser au jury que les questions qui se «< rapportent au fait qui a été l'objet de la mesure. A l'égard « de l'autre fait, elle doit procéder comme en matière de con

<<<< tumace. >>

Cette règle est consacrée par un arrêt de la Cour d'assises

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(1) Faustin Hélie, t. II, p. 720. Sic Legraverend, Législation crim., t. I, p. 113; Bertauld, Cours de Code pénal, 2e édit., p. 581; Trébutien, Cours de droit crim., t. II, p. 141 ; Le Sellyer, t. V, nos 1954 et 1955; Mangin, De l'action publique, t. I, no 76; Morin, vo Extradition; Felix, Droit international, no 570, p. 580.

du Pas-de-Calais du 15 février 1843, aff. L. (1), que nous citerons de nouveau lorsque nous nous occuperons de la valeur du consentement volontairement donné par l'extradé à être jugé sur tous les chefs de l'accusation. Sur le premier point relatif au pouvoir de la Cour, cet arrêt dispose: «Que l'extradi«tion n'est accordée que pour l'objet déterminé dans la de<< mande qui en a été faite ; que les conséquences de l'extra<<dition ne peuvent pas s'étendre au delà du fait qui l'a mo« tivée ; que ce serait violer les principes du droit des gens « que de ne pas s'en tenir à l'objet et à la cause de l'extradi

<tion. >>

La Cour de cassation s'est prononcée sur le même point de la manière la plus formelle par un arrêt du 24juin 1847, Noël Pascal (2), portant rejet du pourvoi formé contre un arrêt de la Cour d'assises de la Seine, qui n'avait procédé au jugement d'un extradé que pour les faits objets de l'extradition, et s'était abstenu de poser au jury des questions relatives aux autres chefs compris dans l'arrêt de renvoi, mais pour lesquels l'extradition n'avait pas été consentie. Cet arrêt décide qu'en agissant ainsi, la Cour d'assises de la Seine « a fait une juste appli<<cation des principes sur l'extradition », et dans ses motifs il pose en thèse, mais sans le justifier autrement, « qu'il est « de principe, en matière d'extradition, que l'extradition n'est « accordée que pour l'objet déterminé dans la demande qui «en a été faite. »

L'arrêt de la chambre criminelle du 11 mars 1847, déjà cité, prend soin de constater, en rejetant le pourvoi, « que << l'extradition du nommé Cruveillé a été accordée par le gou<< vernement sarde pour un crime de faux, spécialement com<< pris dans les faits pouvant donner lieu à l'extradition par << l'article 2 du traité conclu le 23 mai 1838 entre la France et << la Sardaigne, et que c'est ce crime de faux qui a donné lieu « à la condamnation prononcée centre Cruveillé. »

(1) Sirey, 1843, 2, 223. (2) Dalloz, 47, 1, 202;

Sirey, 1847, 1, 677; — Palais, 47, 2, 171.

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