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verser la vie aux bouches qui la réclament? A une condition tout au moins, c'est que cela ne leur sera pas interdit; c'est que se faire le pourvoyeur de la faim de ses semblables ne sera pas s'exposer à être traité d'affameur, et, comme tel, emprisonné par les magistrats, pendu par la populace ou brûlé avec sa marchandise, moyen original, on en conviendra, de diminuer la cherté en accroissant le déficit et en faisant déserter le marché.

On a appelé accaparement à diverses époques et dans divers pays, en Angleterre notamment, le fait d'acheter du blé pour le revendre, ou simplement d'en garder chez soi au delà d'un certain nombre de jours. On interdisait aux cultivateurs en France, au siècle dernier, de vendre ailleurs que sur le marché le plus voisin; on leur enjoignait de l'y porter eux-mêmes, avec leurs propres chevaux et voitures. Et, une fois sur le marché, défense leur était faite de l'en rapporter; quel que fût le prix, il fallait l'y laisser. On a demandé en Belgique, il n'y a que quelques dizaines d'années, que cette prescription fut appliquée à toutes les denrées d'alimentation, et qu'il ne fût permis à personne d'en garder plus de buit jours.

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Assurément, avec de telles mesures, on aurait facilement raison des accapareurs et de l'accaparement. Mais on aurait raison, du même coup, je ne dirai point des commerçants, mais des consommateurs « Vous me dites d'apporter mon blé au marché, si je l'ose, écrit Franklin, pour que vous me l'achetiez à vil prix ou que vous me le preniez pour rien. Fort bien, autant le garder pour nourrir les rats et en multiplier l'espèce; ils ne m'en auront pas moins de reconnaissance que les gens habituellement nourris par moi. > Vous vou ez absolument, pour activer la circulation et accroître l'abondance, que tout soit livré à la consommation aussitôt produit, répondront les marchands auxquels vous interdisez de faire des approvisionnements et de choisir leur moment. Fort bien. Voilà nos magasins vides; vos estomacs le seront

bientôt. Car où diable voulez-vous que nous puisions de quoi les satisfaire, lorsque, suivant vos ordres, tous les approvisionnements existants auront été, dans les huit jours, versés sur le marché? Nous avions constitué à votre intention des réservoirs. Vous voulez qu'ils soient sans fond? Tant pis pour vous si vous n'y trouvez plus rien.

La conclusion, c'est qu'il faut que la vente et l'achat, c'est-à-dire le commerce, soient libres; que chacun, suivant ses impressions et ses désirs, puisse garder en magasin ou apporter au marché; et, comme l'ont dit successivement Adam Smith et Molinari, qu'il n'y a qu'un moyen d'éviter la disette et la famine, c'est d'accaparer, c'est-à-dire de conserver pour le jour du besoin, les moyens de subsistances. Supprimez les lacs et les glaciers des hauteurs; ouvrez toutes grandes les sources cachées dans les entrailles de la terre, envoyez aux rivières, aux fleuves ou à la mer toutes les eaux, à mesure qu'elles sont descendues des nuages; et vous aurez l'inondation d'abord, la sécheresse ensuite.

Et si l'on vous dit, ce qu'en effet on ne manque point de dire que les grains, une fois entassés dans leurs magasins, les commerçants qui les détiennent peuvent les y garder indéfiniment, pour vous faire mourir de faim ou pour les amener à des prix de monopoles dont ils seront les maîtres, souvenez-vous d'abord, comme je le disais tout à l'heure, que les grains coûtent non seulement à acquérir, mais à conserver; que c'est, n'en déplaise à l'histoire de Joseph, une marchandise qui fond entre les mains qui la détiennent; et que, si l'on s'est trompé dans ses calculs et dans ses prévisions, si l'on a élevé ses prétentions au delà du point auquel le véritable état du marché devait amener les prix, on est puni par l'arrivée inévitable de la baisse et ruiné pour avoir voulu trop gagner. Souvenez-vous ensuite que nous ne sommes plus au temps de Joseph, alors qu'un Pharaon, maître absolu des intérêts comme des existences, pouvait tout détenir et tout régler. Nous sommes

dans un temps de concurrence universelle, où tous les marchés, en dépit de toutes les restrictions et de toutes les barrières de douanes, sont en communication incessante; et où il suffit que sur un de ces marchés, chez l'un de ces commerçants, les choses soient vues autrement, pour que toutes les habiletés de la spéculation malhonnête soient déjouées. Le grand réservoir de vie, auquel s'alimentent les millions de bouches du genre humain, n'a pas, comme les silos du patriarche, une seule clef ou un seul robinet; il en a des centaines et des milliers; les régions diverses sont toutes, qu'elles le veuillent ou non, à l'état de vases communiquants, et, plus ou moins vite, plus ou moins difficilement, le niveau tend toujours forcément à s'établir. Bon gré, mal gré, il faut, sous peine de ruine, que le commerce y travaille.

Tout cela est du sens commun, de l'évidence. Mais les préventions ont été si fortes, qu'à l'évidence même elles résistent. Les faits, d'ailleurs, en disent plus que les raisonnements. Il ne sera pas inutile de justifier par quelques exemples, ce que je crois avoir démontré par le raisonnement; je le fais dans un autre travail; on verra si la pratique est en désaccord avec la théorie.

Frédéric PASSY.

UN PRÉFET INDÉPENDANT

SOUS NAPOLÉON.

VOYER D'ARGENSON A ANVERS ".

Le 26 mars 1809, les députations de divers collèges électoraux défilaient aux Tuileries. Napoléon, qui venait de quitter l'Espagne pour déjouer les plans de la maison d'Autriche, écoutait d'une oreille distraite les adulations traditionnelles. Un discours pourtant parut l'intéresser: celui qui était prononcé au nom du collège de la Vienne. Non que le thème en fût bien neuf, ni la forme particulièrement saisissante. On y exaltait la gloire militaire et le génie administratif de l'empereur; on lui disait que sous son règne chaque jour voyait naître un nouveau bienfait ». Depuis dix ans, des flatteries autrement raffinées avaient blasé son amour-propre. Mais ce qu'il y avait de plus remarquable que ces pauvretés, c'était la personnalité de celui qui les débitait.

(1) Les éléments de cette étude sont empruntés aux récits des contemporains, aux papiers de d'Argenson, publiés en partie dans le premier volume de ses Opinions et discours, et surtout à des documents inédits, tirés des Archives nationales. On a consulté spécialement le dossier personnel de d'Argenson comme préfet, plusieurs cartons de la série F. 7 (police) et les cartons consacrés aux Deux-Nèthes dans les deux séries départementales F. 1, b. II et F. 1, c. III.

I

Marc-René-Marie de Voyer d'Argenson était le petit-fils d'un des deux ministres de Louis XV, du « d'Argenson de la guerre, comme on l'appelait par opposition avec le pacifique secrétaire d'État des affaires étrangères. Son père, le marquis de Voyer, avait trouvé le moyen de scandaliser la société du xvIII° siècle par le cynisme de son impiété. Ses fanfaronnades d'athéisme choquèrent un jour le jeune et étourdi comte d'Artois, à qui il offrait l'hospitalité; elles froi-sèrent plus d'une fois le scepticisme correct et la diplomatique réserve de l'abbé de Périgord. Talleyrand a précisément raconté comment Louis XVI fit au marquis, pendant un séjour à Marly, une si violente scène de reproches que Voyer en tomba malade et mourut presque subitement.

Demeuré orphelin, le jeune Marc-René s'était attaché à La Fayette, auquel il avait servi d'aide-de-camp en 1792; mais au lieu de passer la frontière à sa suite, il avait réussi à se faire oublier pendant la Terreur. Après la tourmente, il avait offert son dévouement, puis son nom à la noble veuve du prince Victor de Broglie, et reconstitué avec la vigilance d'un père le patrimoine de l'enfant qui devait être le ministre de Louis-Philippe.

Depuis lors, sourd aux avances du pouvoir et aux remontrances de ses amis, sa vie s'était écoulée dans sa terre des Ormes, en Poitou, entre les joies du foyer et les soins d'une grande exploitation agricole. De sa liaison avec La Fayette, il avait gardé la haine du despotisme: mais plus chimėrique encore dans ses rêves que son ancien général, il aspirait à une refonte complète de l'organisation sociale et à une plus équitable répartition des richesses. En attendant, trop fier pour solliciter dans le drame qui se jouait alors un rôle de comparse, il se contentait de celui de spectateur,

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