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l'égoïsme féroce, il ne veut pas dire, à coup sûr, que la science économique tout entière soit renfermée dans la morale; il veut dire que ce qui est condamné par celle-ci ne peut aboutir qu'à une mauvaise économie politique; bien d'autres sentiments que ceux de la pure morale stimulent l'activité humaine, mais il faut toujours que la morale soit là qui veille sévèrement pour en modérer les excès; ce qui agit ne doit pas être séparé de ce qui régularise l'action.

Cet accord se résume à ses yeux dans les trois idées principales, liberté, propriété, justice.

La liberté économique, qui n'est qu'une des formes de la liberté morale elle-même, domine tout à ses yeux; elle est le grand foyer où s'entretient la vie de l'humanité; tout ce qui tend à la restreindre lui est suspect; le jeu naturel des initiatives et de la concurrence lui inspire plus de confiance que les réglementations, les organisations artificielles, et l'intervention exagérée de l'État devenant le régulateur suprême de toute activité.

La propriété a droit au même respect; il salue en elle la création personnelle de notre activité intelligente et libre; il la met au nombre des principes de droit primordial, qu'a consacrés la conscience universelle des peuples; quelles que soient les formes de progrès dont l'avenir nous réserve la surprise, il ne peut concevoir qu'une société trouve le moyen d'exister sans la propriété individuelle, parce que cela, affirme-t-il, « contredirait les lois de la constitution morale de l'homme et des nécessités économiques d'une nature permanente ».

Si la liberté est le principe même du travail, si la propriété en est le fruit légitime, la justice doit en demeurer l'élément modérateur.

S'inspirant toujours de ses principes métaphysiques, qui en font l'adversaire résolu de la philosophie de la sensation, Baudrillart combat la doctrine de l'utilitarisme; il n'admet pas que l'intérêt soit présenté comme le principal

mobile de nos actions et que la recherche sans limite de la jouissance puisse être le meilleur stimulant de notre activitė; il indique bien la vraie mesure où il faut rester dans ce sage précepte: « s'aimer soi-même est légitime; le vice, c'est n'aimer que soi ».

Hors de cette mesure, le particularisme, mal compris comme il arrive souvent et signifiant autre chose que le développement de la valeur personnelle, ne tarderait pas à devenir l'équivalent de l'égoïsme le plus brutal et le mieux fait pour armer les hommes les uns contre les autres.

Baudrillart s'applique à établir par l'observation des faits qu'on ne se perd pas dans le vague du sentiment en voulant mettre d'accord l'honnête et l'utile, le juste et le profitable; d'ailleurs n'est-ce pas faire de la morale pratique que de persuader aux hommes que le parti le plus sage que puisse commander l'intérêt bien entendu, c'est encore de vivre selon les lois de la morale.

S'il examine les différentes questions qui naissent du rapport des intérêts, la question du salaire, du crédit, du capital, de la vente, je ne saurais énumérer toutes celles auxquelles il a touché, il démontre qu'une société marche à sa ruine quand l'utilité et la justice, l'intérêt individuel et le devoir envers les autres, ne se combinent pas dans un harmonieux accord.

« J'affirme au nom de l'économie politique, dit-il, qu'il n'est pas bon que l'idée de profit devienne le but unique; » et il ajoute cette belle parole: « Il n'y a point de bien-être qui vaille la plus petite injustice. »

Il est ainsi amené à préciser le rôle qu'il entend assigner à l'assistance publique et privée; il n'est pas de l'école qui la condamne; il sait que l'inévitable concurrence crée des luttes terribles; quoi qu'on fasse, il restera toujours sur le sol plus de blessés qu'on n'en pourra relever; il sent tout le prix de la charité individuelle: N'oublions pas, dit-il, qu'elle est le lien vivant entre les classes »; il

incline même à penser qu'elle perdrait de son charme et de sa puissance si elle devenait trop défiante; ne ressemblet-elle pas à ces arbres qui ne conservent leur sève et leur fécondité que si on ne les taille pas de trop près?

C'est l'État Assistance qu'il veut contenir dans des limites plus étroites, sans lui refuser cependant ce rôle de personne morale, dont la tâche est tout à la fois d'empêcher que le mal ne soit commis, et d'aider à faire le bien; mais il ne veut pas que son action aille jusqu'à affranchir les gens du soin de se sauver par eux-mêmes, ce qui est le principal, et leur donne la funeste habitude de reporter leur responsabilité personnelle sur la société tout entière; il ne confond pas le Socialisme, dont il est l'adversaire déclarė, avec la Sociabilité dont il est l'apôtre; il ne confond pas l'action gouvernementale avec l'esprit de solidarité venant commander aux hommes ce qui s'appelle à la fois le précepte évangélique et le devoir social; peu importe le mot pourvu que l'idée demeure.

<< Sois juste, sois charitable », voilà en quels termes Baudrillart résume la loi morale qui doit présider à la production, à la distribution, à la consommation des richesses.

Dans des pages émues, écrites en souvenir des guerres civiles, auxquelles il avait assisté, et en prévision des catastrophes qui semblent planer de si près sur nos têtes, il ne trouve pas que la stricte justice, dépouillée de tout sentiment fraternel, soit suffisante pour faire régner l'harmonie dans les transactions économiques.

<< Il faut, dit-il, y joindre la charité, il en faut de la part du maître pour l'ouvrier; il en faut aussi de la part de l'ouvrier pour le maître; rien ne dispense de s'aimer les uns les autres. >

Il n'a pas vécu assez longtemps pour être témoin des premiers attentats anarchistes, son cœur en eût été profondément attristé, mais il ne se serait pas endurci; il avait déjà

entendu tonner le canon des guerres sociales de juin 1848; il avait vu les massacres de 1871; ces événements sinistres, dont le souvenir le poursuivait sans cesse, l'avaient confirmé dans cette conviction, que malgré tout et plus que jamais, c'est avec l'aide de la charité et de la justice qu'il faut poursuivre l'œuvre de la pacification sociale.

Ce qui faisait à ses yeux la grandeur de ce siècle, c'est sa sollicitude pour ceux qui souffrent.

Il l'a aimé malgré ses erreurs, parce que mieux que tout autre, ce siècle peut répéter avec le poète :

Quelque chose de l'homme a traversé mon âme
< Et j'ai tous les soucis de la fraternité » (1).

C'est cette préoccupation constante de l'union de la morale et de l'économie politique qui lui a inspiré les quatre importants volumes où il a étudié la marche parallèle du luxe avec les différents états de civilisation, développant ainsi une idée qu'il avait effleurée dans ses leçons d'histoire de l'économie politique.

Cette Histoire du luxe privé et public depuis l'antiquité jusqu'à nos jours lui a demandé douze années de travail; nous l'y retrouvons sous ses trois aspects d'historien, de moraliste et d'économiste.

Historien, il accumule les faits; il compulse patiemment tous les auteurs, et emprunte à leur érudition de nombreuses citations à l'aide desquelles il fait revivre avec art les formes variées sous lesquelles s'est manifesté à toutes les époques et sous tous les climats, et se manifestera probablement toujours, le goût instinctif de notre humanité pour ce qui flatte sa vanité et ses sens.

Il fait défiler, comme sur une scène grandiose, toutes les

(1) Sully Prudhomme.

barbaries et toutes les civilisations, les empires et les rẻpubliques, les royautés et les démocraties venant tour à tour payer leur tribut à l'orgueil, au faste, au plaisir; il promène le lecteur de la Haute-Asie en Judée, de la Judée en Égypte, puis en Grèce, en Italie, de l'Orient en Occident et le conduit jusqu'aux sociétés modernes.

Il rassemble toutes les descriptions que l'histoire ou la légende nous ont laissées; il montre tour à tour les pompes féeriques des royautés divinisées de l'Orient, les voluptueuses extravagances des satrapes asiatiques, le luxe effréné des courtisanes juives, les élégances helléniques affinées par le culte du beau, le faste de parvenu des républiques commerçantes et enrichies, les prodigalités orgueilleuses des aristocraties conquérantes, et ces superbes magnificences dans lesquelles le peuple romain, au milieu d'orgies aussi gigantesques que lui, hâtait l'heure de sa décadence. Le Christianisme se lève entin; le luxe, qu'il condamne, ne va pas disparaître; il va se purifier, devenir moins égoïste et moins barbare; il y aura encore des excès, des folies, des prodigalités, où iront se dissiper les fortunes des particuliers, des États ou des Rois; mais dans toutes ces jouissances ne se rencontreront plus au même degré qu'autrefois le mépris de la vie humaine, le dédain du faible, l'oubli de la misère; le pauvre aura sa part, l'homme de plaisir se souviendra de lui jusque dans ses fêtes; le luxe des sociétés païennes trouvera dans la charité son plus redoutable ennemi et souvent son vainqueur.

Les jugements qu'on porte sur le luxe dépendent beaucoup de la définition qu'on en donne.

Il semble pour Baudrillart que ce soit le superflu; la question n'est pas tranchée ainsi; elle est déplacée, il faudrait définir le superflu, ne varie-t-il pas à l'infini selon les temps, les individus et leur condition?

En somme, ce que les gens sages condamneut, c'est la mauvaise consommation de la richesse, oublieuse de nos

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