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DE L'AUTOMATISME

DANS

L'IMPROVISATION MUSICALE

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I

Le mot automatisme est plus nouveau non seulement que la chose cela va sans dire mais que l'observation de la chose. L'automatisme psychologique est découvert depuis qu'il est des psychologues et qu'ils out commencé d'étudier l'habitude.

Dire que l'habitude est automatique, c'est dire qu'elle est inconsciente. J'ai conscience d'écrire. Mais j'en ai conscience en bloc. Je sais que j'écris, ce que j'écris. Si je veux savoir comment j'écris, l'analyse me permettra de distinguer quatre ou cinq mouvements, pas plus: 1° celui d'élever le bras pour atteindre la hauteur de l'encrier; 2° de l'abaisser pour atteindre l'encre; 3° de le relever et 4° de l'abaisser de nouveau afin d'écrire; 5o d'écrire. Je ne puis écrire une phrase sans en écrire les mots; ni en écrire les mots sans en écrire les lettres. En ce moment j'ai beau être persuadé qu'à l'acte d'écrire un mot défini correspondent des états de conscience définis, je ne les distingue qu'à grand'peine, si même je les distingue. Et si je les distingue, ce ne peut être qu'en bloc. Les sourds auxquels on parle par signes en viennent à ne plus épeler mentalement épeler en s'aidant des yeux les mots qu'on leur dessine « dans l'air ». Le

musicien expérimenté reconnaît un air, mais il ne peut immédiatement le solfier. Ces cas sont analogues les uns aux autres. Ils ont ceci de commun à savoir qu'ils sont automatiques.

Ils sont inconscients: personne n'en doute. En raison du grand nombre d'actes susceptibles de devenir habituels, on les constate et on ne leur trouve rien de mystérieux, comme s'il n'y avait de mystérieux que le miraculeux. La grande part d'inexpliqué que contient l'ordinaire, ou échappe si l'on est homme de sens commun car on n'a pas le temps de s'étonner de ce qui arrive tous les jours ou rebute si l'on est philosophe. On sait alors que la question comment ne saurait être posée à l'infini. Aristote a dit cela en d'autres termes. Lui, plus avisé peut-être que nos modernes scientifiques, subordonnait le comment au pourquoi qu'il savait avoir un terme. Vivant de nos jours et questionné sur le pourquoi de l'automatisme psychologique, il donnerait des raisons tirées de la nécessité de s'avancer sans relâche dans la direction du bien. Il verrait dans l'automatisme de l'habitude la condition du progrès. Il expliquerait que plus l'automatisme se soumet d'actes, plus il affranchit la réflexion et l'effort libre, lesquels peuvent se plier à l'acquisition d'habitudes nouvelles, qu'ainsi la réflexion et l'automatisme travaillent l'un pour l'autre,... etc.

Le problème n'en subsiste pas moins. Comment des actes peuvent-ils devenir inconscients, et à un degré tel, que si la conscience tente de les ressaisir, elle n'y parvienne jamais qu'imparfaitement? C'est là, je le répète, un problème, et un problème selon la définition aristotélique (Problème, chez Aristote, est synonyme d'actuellement insoluble). Les physiologistes se vantent de pouvoir le résoudre, en quoi ils ne font, j'en ai peur, que substituer à l'énoncé d'un fait réel celui d'un fait imaginaire. Expliquer l'automatisme de l'âme par celui des éléments organiques, la mémoire de l'âme par celle de la cellule, c'est remplacer, si l'on peut

dire, une image psychologique, par là même flottante, tranchons le mot, insaisissable, par une image visuelle. Mais l'élément mystérieux du phénomène subsiste. Et même on en a donné, qu'on nous passe le terme, une contre explication. Car il ne faut pas se méprendre sur les données du problème et répondre comme s'il s'agissait d'aller du même au même, de la mémoire de l'âme à celle des cellules. L'automatisme de l'habitude ne s'explique pas sans une certaine persistance d'impressions, ce qui est la condition même de toute mémoire. D'autre part cet automatisme n'est-il pas caractérisé par l'inconscience, par une inconscience acquise et qui n'est, après tout, que de la conscience oubliée? Dira-t-on, dès lors, que les cellules organiques ont une mémoire d'autant plus infaillible que cette mémoire s'est retirée de l'âme? Ou, pour ne point mêler deux vocabulaires, dira-t-on que les cellules ou centres inférieurs ne retiennent infailliblement qu'à la condition que les centres supérieurs leur aient transmis leurs acquisitions? Et après ? Saura-t-on plus qu'auparavant? Ni plus, ni même mieux. Peut-être saura-t-on plus mal, appuyé qu'on sera ou qu'on essaiera d'être sur une comparaison des plus grossières. L'héritier possède plus, et plus sûrement, se dira-t-on, à mesure que le donataire retient moins de ce qu'il donne. Mais en voilà assez de ces enfantillages, puisque c'est d'un autre problème que notre curiosité s'embarrasse.

L'automatisme de l'habitude ne fait pas que reproduire intégralement la même succession de mouvement. Il innove dans le détail. Il innove à l'insu de la conscience qui ne s'en aperçoit qu'après coup. On ne serait pas embarrassé d'en fournir des exemples, même parmi les actes quotidiens du premier venu. Léon Gambetta n'écrivait pas ses discours : il les improvisait. C'est assez reconnaître que nombre de détails admirablement venus lui échappaient. En général on dit d'une chose que l'on regrette et que l'on n'a point voulue, qu'elle vous a échappé. D'une chose dont on se félicite on

ne le dit point, ce qui n'implique ni qu'elle ait été voulue, ni qu'elle ait été préméditée, ni qu'elle ait été consciente si ce n'est actuellement, au moment où elle paraissait. Mais pour qu'un acte soit vraiment nôtre, il doit être conscient, si l'on peut ainsi parler, dans son avant être.

Nous voudrions mettre en saillie l'existence de cet automatisme novateur coexistant avec celui de l'habitude, irréductible cependant, par l'analyse de certains cas d'improvisation musicale. Il va sans dire que nos témoignages sont de première main et que c'est notre seule mémoire qui nous les fournit.

Des musiciens par nous interrogés auraient eu grand'peine à comprendre notre questionnaire. On sait assez d'ailleurs que, de tous les artistes, les musiciens sont les plus incapables d'analyser. Berlioz et Wagner furent en cela deux exceptions éminentes. Mais Wagner était pianiste assez médiocre. Berlioz ne jouait que de la guitare. Ils n'improvisaient pas. Ils composaient, ce qui est assez différent. Nous avons donc été réduits à des notations de souvenirs personnels. Mais nos résultats nous ont paru intéressants à faire connaître. Il nous a semblé précisément que la psychologie du musicien improvisateur permettait de découvrir une forme d'automatisme assez différente et de l'automatisme des névropathes et de l'automatisme dont, chez l'homme bien portant, l'habitude est l'évidente origine. Encore que l'habitude en partie l'explique, elle ne rend pas compte de ce qui s'y trouve d'essentiel.

Qu'est-ce qu'improviser?

II

Improviser et composer sont deux espèces dont inventer est le genre. Les mots de la langue musicale ayant une signification flottante, je me permets de fixer le sens d'un de ces mots et d'opposer le compositeur à l'improvisateur.

De même l'écrivain et l'orateur s'opposeraient fort bien l'un à l'autre. Le compositeur et l'écrivain inventent à mesure, ils ajoutent, ils effacent, et quand ils croient venu le moment de la dernière main ils s'appliquent à faire prendre à une mosaïque l'apparence d'un tout organique. On a beau prétendre qu'un bon tableau doit être fait d'un seul coup de pinceau, je crains bien qu'on ne formule là un inapplicable précepte. Mais s'il est des peintres assez heureux pour s'y conformer, je cherche vainement un musicien dont on puisse dire que ses chefs-d'œuvre soient d'une seule venue. J'aurais d'illustres exemples à fournir. Le temps me fait défaut pour insister.

Un contemporain musicien français étonnait récemment je ne sais plus quel indiscret visiteur, en lui montrant son cabinet d'étude où ne se trouvait pas le moindre instrument de musique. Le visiteur ignorait sans doute qu'il est défendu aux débutants dans les classes d'harmonie de composer au piano. Les yeux plus encore que l'oreille doivent guider la plume. Et il en est de même dans les classes de contre-point et de fugue. Le compositeur, lui, ne peut se passer de l'audition intérieure. Mais quand il note ce qu'il vient de trouver, c'est l'oeil qui le dirige. Et c'est par l'inspection des phrases précédemment écrites qu'il parvient à fixer définitivement le détail des formes musicales récemment imaginées. Le rôle de l'oreille est donc secondaire? — Il est prépondérant, mais il doit rester latent. Généralement il échappe à la conscience. Pour le rendre sensible, il vous suffirait de chanter pendant qu'un musicien compose. Ce serait merveille si vous ne l'empêchiez pas d'écrire. Causez, riez même, il causera et rira. J'en ai des témoignages. Gardez-vous de chanter. C'est donc qu'intérieurement il chante. Et cependant il n'y prête aucune attention.

Le compositeur se passe d'instrument. A l'improvisateur l'instrument est indispensable. Lorsqu'un orateur médite un discours, ou bien il prend des notes pour ordonner sa

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