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LES ACCAPAREURS.

Dans son charmant livre : « Paris en Amérique », Laboulaye raconte l'anecdote suivante :

< Un quaker, de ceux qui ont la paix sur les lèvres plutôt que dans le cœur, reçoit tout-à-coup, au moment où il la désirait le moins, la visite d'un gros chien, parfaitement inoffensif au fond, mais quelque peu turbulent. Furieux d'être dérangé, peut-être aussi légèrement effrayé, notre homme veut se venger de l'importun. Mais comment faire? Ses principes religieux lui interdisent tout acte de violence. Qu'à cela ne tienne; il est avec les principes des accommodements, et M. Tartuffe est de toutes les religions, voire de toutes les irréligions.

« Je ne lèverai pas la main sur toi, vilaine bête, lui ditil. Je ne te jetterai pas de pierres et ne te donnerai pas de coups de bâton; pour toute vengeance, je te donnerai un vilain nom. Et, mettant ses mains à sa bouche, pour donner plus de portée à sa voix, il se met à crier derrière la malheureuse bête qui s'en va tranquillement: « chien enragé, chien enragé! avant d'avoir atteint le bout de la rue, l'animal avait succombé sous les coups des voisins épouvantės.

Ce n'est pas aux chiens seulement qu'il suffit de donner un vilain nom pour leur faire un mauvais parti. Traitez à certaines époques, un homme de clérical ou de jésuite, à d'autres d'athée, de libre-penseur ou de franc-maçon; dénoncez celui-ci comme vendu à l'influence de l'Angleterre, celui-là comme aristocrate; cet autre comme anarchiste; appelez-le, suivant les lieux ou les temps, blanc ou bleu,

mauvais chouan ou brigand de la Loire, économiste sans entrailles, partisan de l'abominable doctrine du « laissez faire, exploiteur du pauvre affamé, accapareur; et cela suffira pour a tirer sur sa tête tantôt l'animadversion publique, la haine, les injures, tantôt, si les temps sont troublés et les passions déchaînées, les mauvais traitements, les violences, la mort même. Il n'en fallait pas davantage, il n'en fallait pas tant, il y a précisément un siècle, pour envoyer à l'échafaud, comme André Chénier. On a vu de simples citoyens, de pauvres paysannes, n'ayant jamais songé à la politique et ne connaissant pas la loi du maximum, guillotinés pour avoir eu chez eux quelques mes res de blé ou de pommes de terie, ou quelques demi-douzaines d'œufs. Ils avaient commis, les malheureux, le crime d'accaparement, en soustrayant au peuple affamé, des objets d'alimentation.

Arrêtons-nous, un moment, sur ce mot d'accaparement, puis qu'aussi bien il est de ceux qui ont eu, dans toute notre histoire, le plus vilain renom, et qui aujourd'hui encore soulèvent presque inévitablement les plus vives préventions.

C'est partciulièrement en matière de subsistance, de blé surtout, que ces prévisions se sont, de tout temps, manifestées. Garder ses blés dans son grenier quand on est cultivateur, avec la pensée de les vendre plus avantageusement plus tard; en acheter quand on est commerçant, et les emmagasiner au lieu de les porter immédiatement au marché; en envoyer d'une localité dans une autre et d'un pays dans un autre, surtout; chercher à gagner sur cette marchandise, en un mot, comme on cherche à gagner sur toutes les autres, c'est, aux yeux de beaucoup, faire une chose abominable, spéculer sur la faim et sur la misère.

Et ce n'est pas toujours la foule ignorante qui souffre de la rareté et du haut prix, ce sont souvent des hommes à

d'autres égards, éclairés des magistrats, des ecclésiastiques, des fonctionnaires, qui professent ces idées. Je me souviens d'un ancien conseiller ou procureur général qui, vers 1854, s'indignait à la pensée qu'on eût pu lui offrir de prendre part à une opération destinée à faire venir du blé de Russie ou d'Amérique, comme si on lui avait proposé de s'associer à une tentative d'empoisonnement ou d'assassinat en grand. Il s'agissait pourtant, dans ce cas, de contribuer à préserver la vie de ses compatriotes, en appelant, du dehors, une partie des aliments qui leur manquaient. Mais le préjugé est si fort, que dès qu'il est question de blé, on ne raisonne plus.

Il faut raisonner, comme disait Bourdaloue lui-même, à ces prétendus croyants qui ont peur de se rendre compte de leur foi et de ses fondements.

Il faut rai-onner sous peine d'être déraisonnable. Et ceuxlà sont singulièrement déraisonnables, qui ne se donnent pas la peine de se demander comment il se fait que, bon an mal an, avec plus ou moins de peine, en payant plus ou moins cher, nous arrivions à manger du pain tous les jours, depuis la récolte passée jusqu'à la récolte prochaine.

Car, enfin, c'est une marchandise qui ne se fabrique pas en toute saison, que le blé! Il ne se produit, dans notre pays et dans la plupart des autres, qu'une fois par an. Et, une fois produit, il est impossible d'y ajouter un grain. Íl faut, de toute nécessité, ou que la consommation en soit réglée et répartie sur tout l'ensemble du territoire et sur la longue suite des jours et des semaines, de façon à en conserver jusque pour la dernière heure, ou que l'on meure de faim.

Quel est donc le merveilleux mécanisme qui fera, sans erreur, cette répartition délicate ?

Quel administrateur, doué d'une clairvoyance infaillible et d'une puissance irrésistible, saura dire, à chacun, à chaque instant, s'il doit restreindre sa consommation ou

l'élargir, et faire respecter par l'innombrable multitude des parties prenantes, ce rationnement indispensable?

L'autorité qui essaierait de remplir une telle tâche, commettrait inévitablement les plus grosses bévues (j'en donne ailleurs, quelques exemples) et se briserait fatalement contre les plus insurmontables résistances.

Eh bien, ce que nulle autorité ne peut faire, ce que nul gouvernement n'oserait essayer, ce qui, tout au plus dans des circonstances exceptionnelle, sur un navire en dẻtresse, dans une ville assiégée, peut être momentanément imposé par la claire vue du péril imminent, il y a une puissance qui le fait à toute heure, en tous lieux, pour tout le monde, sans autre pression que la douce, mais irrésistible influence de la différence des prix. Cette puissance, c'est celle du commerce, ou, comme l'on dit dans la langue économique, la loi de l'offre et de la demande.

Quand les prix sont bas, on consomme davantage; quand ils sont élevés, on consomme moins. Si, en présence d'une récolte ordinaire, à plus forte raison en présence d'une récolte médiocre ou mauvaise, les prix, par suite de fausses informations ou par suite de fausses mesures administratives, ne s'élèvent point; si, au contraire, ils sont artificiellement abaissés, on se laisse aller à dépasser la mesure et, plus tard, le déficit arrive; avec lui les prix excessifs et bien autrement douloureux. Au contraire, qu'une hausse légère se produise, le public averti modère ses consommations, les détenteurs de grains veillent avec plus de soin à les conserver, les qualités inférieures, en d'autres temps livrées aux animaux ou à la distillation, sont réservées pour la nourriture des hommes. Et, non sans quelque difficulté, mais sans disette proprement dite, sans grande souffrance, la mauvaise période est franchie. « Cherté foisonne > dit un proverbe vulgaire. « Il n'est pas de récolte si abondante qui, gaspillée, ne puisse aboutir à la famine », a dit Adam

Smith; il n'en est pas de si médiocre qui, bien ménagée, ne puisse suffire. >

Cela était vrai dans les siècles antérieurs aux nôtres, du moins depuis que des moyens de communication plus faciles ont permis aux localités de s'assister les unes les autres. Car ce n'est pas seulement dans le temps, c'est dans l'espace que la récolte produite inégalement suivant les lieux, doit être répartie. Cela est vrai surtout et mille fois davantage depuis que les chemins de fer, la navigation à vapeur et les télégraphes ont mis en rapport, non plus seulement les diverses parties de chaque pays, mais les divers pays entre eux, et fait du monde entier un marché unique constamment ouvert au commerce universel. Et voilà pourquoi encore, toutes les mesures restrictives du commerce sont des mesures qui vont à l'encontre du bien-être général, et tendent à contrarier artificiellement ce nivellement des besoins et des ressources, qui constituent, pour l'ensemble de l'espèce humaine, une véritable assurance mutuelle.

Or à quelles conditions ce nivellement peut-il se produire? A quelles conditions se trouvera-t-il des hommes pour prendre la peine, parfois fort grande, de garder du blé du mois d'août pour des gens qui auront faim en mai, en juin ou en juillet, c'est-à-dire de le défendre contre les rats et les oiseaux, contre les charançons, contre l'échauffement, de le remuer, de l'aérer, de le pelleter; toutes choses qui, intérêt du capital et inévitable déchet compris, représentent 15 à 16 0/0 ?

A quelles conditions d'autres prendront-ils la peine, non moins grande, de se tenir au courant des quantités produites sur les points les plus divers; de comparer les ressources de ceux-ci avec les besoins de ceux-là, de construire des navires ou d'en affréter, de calculer les frais de douane, de transport, d'assurance et le reste, et de distribuer, directement ou indirectement, en gros, en demi-gros ou en détail, cette manne partout attendue, c'est-à-dire de

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