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ÉCONOMIE POLITIQUE

ET SOCIALISME

I

Je devrais, sans doute, en commençant cet article, prendre la même précaution oratoire que le paysan du Danube parlant devant le Sénat romain supplier les Immortels, conducteurs de ma plume, de faire que je ne dise rien qui puisse être repris. C'est que le client dont je viens aujourd'hui, non défendre, mais exposer la cause: le Socialisme, pour l'appeler tout de suite par son nom, n'a pas la sympathie de la très grande majorité des lecteurs du Journal des Économistes. Je suis cependant convaincu que, par esprit de justice, et en considération de nos relations déjà anciennes, ils me liront jusqu'au bout avant de pro

noncer.

Je conviens d'ailleurs volontiers que le socialisme ne se présente pas, d'ordinaire, avec des formes de nature à lui concilier la sympathie des gens bien élevés et d'esprit cultivé. Il s'incarne, le plus souvent, dans des foules de grévistes ameutés et quelquefois saccageurs, dans des orateurs et des auditeurs de réunions populaires où les idées les plus absurdes sont émises, avec accompagnement d'invectives et de menaces à l'adresse des « abominables capitalistes » et généralement de toutes les personnes qui sont d'une opinion contraire à celle de la réunion. Il est doublement impossible de discuter avec ces hommes, d'abord parce qu'ils ne veulent point écouter; ensuite, parce que, écoutassent-ils, ils ne comprendraient pas, faute d'instruction suffisante. Les polémiques de journal à journal, par brochure contre brochure, sont également impraticables, pour les mêmes raisons. Aussi se détourne-t-on, en disant : Fi! c'est absurde! c'est violent! c'est laid! Et l'on envoie les gendarmes ou les soldats aux grévistes, pour leur démontrer la fausseté du socialisme; et l'on accueille par un silence dédaigneux les attaques parlées ou écrites contre la Société en regrettant souvent de ne pouvoir y mettre un terme par des moyens de coercition.

Les philosophes indulgents disent : « Il faut leur pardonner, car ils ne savent ce qu'ils font. »

II

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Si les manifestations violentes du socialisme ouvrier collectiviste ou anarchiste expliquent la défaveur dont est frappé le socialisme en général dans les milieux instruits et riches, elles ne justifient pas l'indifférence dont on y fait généralement profession à leur égard. Il y a autre chose que l'expression d'idées confuses et plus ou moins contradictoires dans les revendications populaires : il y a la manifestation, le mot paraîtra peut-être exagéré, mais il ne l'est point, il y a, dis-je, la manifestation d'une véritable foi; oui, d'une foi, c'est-à-dire d'un sentiment collectif, d'une opinion a priori, d'un credo, lequel se formule ainsi : « La société doit être organisée de manière à ne pas permettre la misère imméritée. » Cette foi nouvelle se répand avec une rapidité très grande parmi les populations industrielles et même agricoles. Plusieurs des grandes transformations qui ont changé la face des familles de sociétés humaines, à travers des commotions formidables, ont eu des commencements plus modestes, et n'ont pas été moins combattues à l'origine, tant à cause de la condition ou du caractère des promoteurs de l'idée nouvelle, que du cachet révolutionnaire de celle-ci.

J'ai donc raison de dire qu'il n'est pas permis à un homme intelligent et d'esprit généralisateur, de rester indifférent en présence des manifestations du socialisme populaire. D'ailleurs, des corporations d'hommes avisés entre tous, les clergés de diverses églises, ont compris la gravité de la situation. Le pape Léon XIII, dès le lendemain de son exaltation au trône pontifical, a fait une proposition d'alliance contre le socialisme, à tous les gouvernements conservateurs, même hérétiques, et il l'a renouvelée à diverses reprises; puis récemment, on l'a vu, par un revirement bizarre, bien que très explicable, accorder, sinon sa protection, du moins sa bienveillance à l'ordre des Chevaliers du Travail, l'armée organisée de la révolution sociale aux États-Unis.

III

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Si le socialisme n'était que la manifestation d'un sentiment populaire irraisonné, il serait déjà digne de la plus sérieuse attention, car, nous savons, nous économistes, que lorsque les consommateurs manifestent le besoin d'un produit nouveau, il se trouve toujours des hommes pour en organiser la fabrication. La fonction des démagogues, des politiciens de tout ordre, même des souverains autocrates et des ministres tout puissants comme M. de Bismarck, est de faire des lois pour donner satisfaction au peuple. C'est l'œuvre que nous voyons s'ac

complir actuellement, en dépit de la résistance des économistes individualistes, dans presque tous les pays civilisés d'Europe et d'Amérique. La France est certainement la nation qui met actuellement le moins d'activité à cette besogne.

Mais le socialisme ne mérite pas seulement l'attention des sociologistes à titre de phénomène, de manifestation d'une tendance irrépressible des peuples; il la mérite également à cause d'un certain nombre d'hommes qui en ont été les promoteurs, et d'autres qui en sont les applicateurs aujourd'hui. Ce n'étaient ni de purs sentimentalistes, ni des démagogues, ni des hommes non cultivés et dépourvus de toute discipline intellectuelle que les Saint-Simon, les Enfantin, les Charles Fourier, les Robert Owen, les Pierre Leroux, les Auguste Comte, les Proudhon, les Colins, les Cabet, les Louis Blanc, les Stuart Mill; voire même les Karl Marx et les Lasalle. Les brillantes pléiades de savants, dont beaucoup en France sortaient de l'École polytechnique, d'écrivains et d'artistes, qui ont formé les états-majors des diverses écoles de la seconde moitié de ce siècle, méritent aussi d'appeler l'attention. Dans un passé plus éloigné, Thomas Morus, pour ne citer qu'un nom, chancelier d'Angleterre, ne fut pas le premier venu. Dans le présent, M. Gladstone, ancien et futur premier ministre de la reine Victoria, M. de Bismarck, qu'on ne saurait qualifier de démagogue ni d'utopiste sentimental, sont encore des personnalités qui prouvent qu'il peut exister des socialistes en dehors des hommes du peuple et des politiciens qui cherchent à plaire au peuple.

Je m'empresse de reconnaître que ni le sentiment populaire, ni la haute valeur de beaucoup d'hommes qui ont professé et professent encore le socialisme, ne sont des causes suffisantes pour reconnaître le bien fondé de ce système, ou plutôt de ces divers systèmes, car les adhérents de la nouvelle Église sont divisés en sectes, et la libre pensée agit en outre avec intensité parmi eux. J'ai voulu, en produisant ces arguments, démontrer simplement que le socialisme n'est pas un simple engouement passager d'esprits non cultivés. D'ailleurs, je le répète, je n'ai pas l'intention, nonobstant mon opinion personnelle,de défendre ici le socialisme; mais simplement de faire un exposé objectif, laissant aux lecteurs le soin de conclure.

IV

En quoi consiste donc le socialisme, puisque les hommes qui le professent ne sont pas, le plus souvent, d'accord entre eux, qu'ils se combattent et s'excommunient avec autant d'ardeur que le faisaient aux époques de ferveur religieuse, les adeptes des différentes églises? Y a-t-il

une idée, un principe qui leur soit commun à tous, une sorte de pivot autour duquel évoluent tous les systèmes? Si ce principe commun existe, les socialistes des diverses sectes, eux-mêmes, ne semblent pas le connaître.

Oui, ce principe commun existe, et je revendique l'honneur de l'avoir déterminé. On m'a objecté quelquefois, que je m'étais fait un socialisme à moi, ce qui me permettait d'en voir partout. Cela n'est point exact : j'ai déterminé le principe commun des divers systèmes socialistes, en constatant le point sur lequel tous sont en dissentiment avec l'école économique libérale (ou libertaire), qui a pour principe le «< laisser faire, laisser passer ». Aucun socialiste ne veut «< laisser passer » ; aucun ne veut laisser faire » tous veulent faire eux-mêmes, ou du moins veulent que le gouvernement fasse en appliquant leurs idées. Les dissentiments entre les écoles ne portent que sur ce qu'il y a à faire. Le principe du socialisme c'est le dogme de l'intervention de l'autorité sociale dans les phénomènes de la répartition des richesses, produits du travail.

J'ai fait une soigneuse vérification de l'existence de ce dogme commun à tous les systèmes, même chez les plus libéraux, le fouriérisme par exemple. J'ajoute que l'origine et la forme de l'autorité sociale importent peu; ce qui fait que M. de Bismarck, l'empereur Guillaume et le czar Alexandre III, Napoléon III et le comte de Chambord, peuvent et ont pu être aussi socialistes que les démocrates Louis Blanc et Pierre Leroux, que l'ochlocrate Lasalle, et que les aristocrates Saint-Simon et Auguste Comte. De là encore, cette situation psychique, que les socialistes purs n'ont pas d'opinion politique, qu'ils sont prêts à se rallier à n'importe quel gouvernement qui appliquera leur système: préférant la proie des faits à l'ombre des formes.

V

J'ai souvent entendu dire le socialisme est en contradiction avec l'économie politique; or, l'économie politique étant une science, ne peut pas ne pas avoir raison; donc, le socialisine est une erreur.

Je ne prétends pas démontrer ici que le socialisme soit une vérité ; mais je désire établir que si certains systèmes socialistes sont en contradiction avec l'économie politique, ce n'est pas le cas du socialisme en soi, en tant que principe, tel que je l'ai formulé.

Pour faire cette démonstration, il est nécessaire qu'après avoir défini le socialisme, je définisse l'économie politique.

L'économie politique est une science, dit-on; mais qu'entend-on par ce mot: science, qui a trois applications? Est-ce une science mathéma

tique, une science naturelle ou une science morale? La première question doit être évidemment résolue par la négative: l'Institut de France répond affirmativement a la troisième, moi je donne raison à la seconde. A mon avis, et je crois pouvoir le démontrer, l'économie politique est ane « science naturelle. Sur ce point, d'ailleurs, je sais heureux d'être d'accord avec M. de Molinari, rédacteur en chef de ce journal.

Qu'est une « science naturelle »? C'est une science qui s'occupe des phénomènes de la nature, qui se forme par l'observation desdits phénomènes, et qui se constitue par leur classement en séries et groupes d'abord, par la déduction des lois on conditions de leur accomplissement, ensuite. Qu'est-ce qu'une science morale? C'est une science qui s'occupe des spéculations purement intellectuelles que peuvent élaborer les cerveaux ; la philosophie, la métaphysique sont des sciences morales; mais l'économie politique n'en saurait être une, car elle est née et s'est développée, non par la méditation des penseurs, mais par l'observation des phénomènes naturels d'un certain ordre 1.

De quoi s'occupe cette science? Ici les opinions sont partagées : les pères de l'économie politique prétendaient réduire son domaine aux phénomènes de la production des richesses, en laissant de côté tout ce qui a trait à leur consommation, c'est-à-dire à leur répartition; mais cette définition est aujourd'hui abandonnée, et les économistes s'occupent tout aussi bien de la consommation que de la production. Il est d'ailleurs impossible de séparer ces deux ordres de phénomènes. La production est régie par l'échange, et l'échange c'est la répartition, c'est-à-dire la consommation. Cependant, je ferai observer, en passant, que si l'économie politique ne s'occupait que de la production des richesses, elle ne serait pas en contradiction avec le socialisme, qui n'a en vue que leur répartition.

L'économie politique s'occupe de la production et de la répartition des richesses; mais à quel titre? Pourquoi faire ? Il est permis de poser, pour l'économie politique, la question que posait Aristote pour la politique est-elle un art ou une science? Question oiseuse semble-t-il au premier abord, puisqu'il est entendu que c'est une science. Question très

1 Je vais même plus loin, je crois que la morale, elle aussi, est une science, naturelle, basée sur l'observation des phénomènes d'un certain ordre. Est moral tout ce qui est favorable au bien-être physique et intellectuel des hommes, - pris individuellement et collectivement, tout ce qui, par conséquent, contribue à l'amélioration de l'individu et de la société; est immoral tout ce qui est nuisible aux hommes, et tend, comme conséquence, à la diminution ou à la destruction de l'individu et de la société. C'est là, incontestablement, un ordre d'idées purement phénoménal, naturel et expérimental.

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