Page images
PDF
EPUB

COMPTES RENDUS

LA RÉFORME ADMINISTRATIVE ET LE FAVORITISME, par M. EUG. AYMÈS, ancien chef de bureau au ministère de la guerre, officier de la Légion d'honneur. - Paris, Marescq aîné, 1887.

« Il faut être ignorant comme un maître d'école, » — pour se flatter (je n'ai pas besoin de rappeler que l'auteur de Namouna lançait en 1832 cette boutade, si irrévérencieuse aujourd'hui), pour se flatter de voir dépérir le fonctionnarisme en France, pour se scandaliser des réjouissantes révélations qui ont marqué la transformation du ministère des postes et télégraphes en direction générale. Le fonctionnarisme est la principale manifestation du socialisme d'État qui nous ronge : c'est l'ennemi. Quant à l'épisode auquel je viens de faire une discrète allusion, il n'a produit autant de bruit que parce que la corde, trop tendue cette fois, s'est rompue sous le douloureux effort des victimes contingentes d'une invasion excessive d'intrus. Mais, dans chaque département ministériel et à chaque changement de cabinet, la corde se tend souvent à faire crier. Si l'on veut connaitre la métaphysique de la pathologie fonctionnariste, on n'a qu'à parcourir le curieux petit volume dont je viens d'écrire le titre, beaucoup trop général d'ailleurs : il est, en effet, une véritable monographie du favoritisme dans l'administration centrale, cette maison-mère du fonctionnarisme, ce qui, par contre, restreint

la portée de l'ouvrage.

Le fonds de la question est trop connu pour que je puisse suivre l'auteur dans les méandres de son exposé touffu, dont les développements se devinent suffisamment par la simple transcription des titres des principaux chapitres de l'ouvrage.

Des trois parties dont il se compose, la première est consacrée à l'état général du favoritisme national et aux formes les plus ordinaires qu'il affecte, telles que l'intérêt de famille, les préférences non justifiées des divers chefs de service, les protections du dehors, notamment des députés et des sénateurs; un chapitre, qui n'est pas le moins humoristique, est en outre affecté aux « variétés » du favoritisme qui n'ont pas trouvé place dans les chapitres précédents.

La deuxième partie énumère les abus qui découlent du favoritisme (indifférence pour le service, difficulté de reconnaître les défauts des différentes administrations, affaiblissement de l'autorité et de la discipline, effets démoralisants du fléau).

C'est dans la troisième partie que se trouve la réforme proposée, à laquelle j'adresserai tout d'abord une critique fondamentale. M. Aymès ne

s'occupe absolument que de l'amélioration du sort du personnel des ministères. Il semble prendre pour point de départ ce fait que la France est une nation bienheureuse où le recrutement des fonctionnaires éprouve les plus grandes difficultés et où, par suite, il faut attirer les candidats par les perspectives les plus séduisantes. Or, c'est évidemment tout le contraire, puisque r.otre fonctionnarisme n'est malheureusement, pour les classes soi-disant dirigeantes, qu'une forme hypocrite et quintessenciée du parasitisme; j'allais dire de la mendicité, en songeant spécialement à quelques-uns de ces cumulards, grands ou petits, qui se hissent, laborieusement et cauteleusement, sur leur prétendu défaut de fortune pour se procurer une subsistance abondante aux frais des contribuables. Dès lors, ne faut-il pas jeter résolument par dessus bord les questions de personnes et commencer par courir sus aux institutions improductives, sinon destructives, par réduire considérablement les attributions de la collectivité, par décentraliser le plus possible celles qui seraient conservées et par en simplifier beaucoup le mécanisme? L'examen du mode de recrutement des agents indispensables pour mettre en mouvement cette machinery simplifiée viendrait ensuite, ainsi que l'organisation de ce personnel réduit. M. Aymès me paraît trop s'étendre sur le mystère qu'il reproche à l'établissement des notes annuelles et propositions d'avancement, sur les erreurs et les injustices dont ce mystère peut être la cause; la publicité des notes, par exemple, équivaudrait à une banalité générale et absolue, « étant donnée la nature humaine, que personne n'a trouvé le moyen de changer ». Ce n'est point à proprement parler dans ces détails secondaires que réside le desideratum politique auquel fait songer le titre donné par M. Aymès à son livre.

« Une réforme large et bien conçue est commandée impérieusement, elle peut faire cesser cette soif de places, triste et fàcheux caractère de notre époque ». Quand et où ont été prononcées ces paroles, qu'on dirait d'hier? Le 15 novembre 1830, à la Chambre des députés ! C'est décourageant; je les trouve citées au commencement de l'exposé des motifs d'une proposition de loi que (M. Ch. Beauquier a présentée, le 23 mai dernier, relativement à la réforme administrative, dit-il lui aussi, bien qu'il ne vise guère, en réalité, que les administrations centrales Cet exposé des motifs est enlevé avec beaucoup de verve et très solidement édifié; il est sans pitié pour la gent budgétivore, en donnant une énumération détaillée de ces états-majors (sans troupcs) qui nous déciment et qui pullulent toujours. Je ne saurais mieux faire que de renvoyer le lecteur à ce document parlementaire, où il trouvera un tableau instructif des dangers, des abus et des inconvénients de la plaie dont il s'agit; je me bornerai à emprunter au document ce fait que, depuis 1876, il n'a pas été créé, dans notre administration centrale, moins de

10 directeurs, 19 sous-directeurs, 51 chefs de bureau et 74 sous-chefs! A ce point de vue, je trouve même que M. Ch. Beauquier a tort de concéder, dans son désir d'être modéré, que la progression ascendante des besoins nouveaux entraîne celle des services publics. A mon sens, une conséquence logique de la civilisation doit, au contraire, être une simplification dans le sens que je viens d'indiquer à l'instant.

A ne se reporter qu'aux lois de finances où s'est particulièrement manifesté le dessein, plus ou moins franc, d'entraver la pullulation dela phalange bureaucratique, à la loi de 1843, prescrivant une réorganisation par ordonnance royale et n'aboutissant, par une amère ironie, qu'à une augmentation budgétaire de 800.000 francs; — à la loi de 1849, édictant un dénombrement général du fonctionnarisme et avortant incontinent, eu égard au volume et à la dépense du catalogue; — à la loi de 1870, rééditant la prescription de 1843, avec cette inoffensive addition, même sous l'empire, de l'intervention du conseil d'État, et d'ailleurs avortant aussi par suite de la révolution, sans que le gouvernement républicain songeât à revivifier le projet de réforme avant 1882, à cette loi de 1882 enfin dont M. Courcelle-Seneuil a fait icimême une critique très complète et, par suite, à laquelle je n'aurais rien à ajouter, à n'en juger que par ces tentatives, la question de la réorganisation de nos administrations centrales (pour qualifier exactement le sujet dans lequel se confine cette notice bibliographique) est à l'ordre du jour en France, d'une manière permanente et dans la même forme. Mais, en ce moment, sous la pression de nécessités financières, cette éternelle question paraît s'être un peu rajeurie.

En même temps que le petit volume de M. Aymès et que la proposition de loi de M. Ch. Beauquier, il me faut mentionner le substantiel et piquant article que M. Cucheval-Clarigny vient de consacrer à la question générale, dans la Revue des Deux-Mondes ', parce qu'une grande partie a nécessairement trait à la question particulière. Je le dois d'autant mieux que l'honorable publiciste, qui est fort au courant de la partie technique du problème, me semble en avoir seul proposé une bonne solution. S'inspirant sans doute d'un passage du Rapport financier que Berryer faisait, en 1850, à l'Assemblée nationale et où il signalait avec énergie les dangers sociaux de cette «ruineuse multiplication des emplois publics, qui appellent trop d'hommes, au moment de leur entrée dans la carrière, à solliciter de l'État une existence bornée, mais commode et sûre »,— M. Cucheval-Clarigny propose de ne « prendre que des hommes tout formés, instruits et capables de fournir immédiatement un travail

1 Livraison d'avril 1884.

2 Les fonctionnaires et le budget (15 août 1887).

utile, des hommes de 30 ans, préparés à leur emploi par des études spéciales et éprouvés par un concours », bien payés, assurés d'augmentations régulières et successives, pouvant éventuellement en outre recevoir de l'avancement. Je sais quelles objections de plus ou moins bon aloi peut suggérer ce système original, mais je sais aussi qu'il réduirait probablement le favoritisme et son congénère le fonctionnarisme, que, partant, il mériterait fort d'être essayé loyalement quelque part. Bien entendu il ne s'agit que du personnel auquel on demande << un travail intelligent et raisonné », les expéditionnaires et commis, formant une catégorie subalterne, et payée à la journée. N'est-ce pas là un moyen tentant d'approcher de cet idéal administratif dont je trouve la formule trop bien dictée par M. Courcelle-Seneuil pour ne pas la reproduire purement et simplement : « Obtenir du moindre nombre possible d'employés capables, bien payés, le travail le plus intense, le plus rapide et le moins coûteux possible » ?

M. Aymès voudrait la constitution d'un « état des employés civils >> comprenant l'uniformisation des grades et des traitements, idée conforme au tempérament national, mais qui se trouve en contradiction avec la diversité des situations dans les différents ministères; la détermination précise de l'engagement et des causes de la cessation, laquelle existe déjà en droit; le concours pour l'admission, évidemment inattaquable pourvu qu'on n'affecte pas de lui demander ce qu'il ne peut produire, et l'épreuve pour l'avancement dans les grades inférieurs. M. Aymès formule ses vues dans un « programme de loi. >>

Quant à M. Ch. Beauquier, il s'arrête à une solution en quelque sorte interlocutoire; il proposerait d'instituer, entre tous les fonctionnaires en activité ou à la retraite, un concours réformateur dont le juge serait une commission de 50 membres: 30 députés élus par la Chambre, au scrutin de liste et après discussion dans les bureaux, et 20 membres choisis par ces 30 élus, parmi d'anciens fonctionnaires, de notables commerçants, industriels ou financiers. Cette commission procéderait, dans les divers ministères, à une enquête pour laquelle elle jouirait des droits les plus étendus. Le concours durerait trois mois et la Chambre devrait statuer dans les six mois, soit en tout neuf mois, après lesquels sans doute les plans adoptés iraient au Sénat, dont il n'est pas question. A vrai dire, ce concours encommissionné, avec prime proportionnée à l'importance des économies réalisées par tout projet adopté même partiellement, ne me dit rien qui vaille. M. Courcelle-Seneuil, on se le rappelle, sollicitait l'indication des suppressions d'emplois inutiles au moyen de la création d'intérêts privés dont l'énergie était constamment tenue en éveil par l'appât du gain. De même, M. Ch. Beauquier veut, « pour vaincre toutes les indifférences et stimuler toutes les inerties, qu'on accorde en récom

pense aux petits employés une partie des bénéfices qu'ils auront procurés ». Pour être économiste, on n'est pas moins tenu d'être moraliste; je crois, pour ma part, que cet appel à de vilains côtés du caractère humain n'est point heureux et qu'il présenterait finalement plus d'inconvénients que d'avantages. L'arbitraire serait toujours inévitable et il est même indispensable, si l'on veut atteindre le but; quoi qu'on fasse, la réussite de la réforme projetée sera toujours subordonnée à ce qui manque décidément le plus au Français, le caractère.

Parmi les curieuses et authentiques anecdotes dont est illustrée la fort sérieuse étude de M. Cucheval-Clarigny, l'une des plus topiques est certainement celle-ci : Messire Dambray, le premier garde des sceaux institué par Louis XVIII en 1814, avait précisément fait ses premiers pas administratifs dans les bureaux de la chancellerie; il ne put retenir un mouvement de surprise en recevant les 35 membres de son personnel, le jour de son installation : « Messieurs, vous êtes bien nombreux, dit-il; de mon temps nous n'étions que 7! Que dirait-il aujourd'hui ? ajoute le narrateur..... Un magistrat, qui avait fait toute sa carrière à la chancellerie, prétendait qu'il était prêt à prendre à forfait, à raison de 100,000 francs par an, tous les services du ministère de la justice et qu'il avait la certitude d'y gagner 25,000 francs». Je suis très convaincu que, si l'on pouvait faire surgir ainsi, dans chacun de nos départements ministériels, un indiscret et compétent humoriste, on aboutirait invariablement à un résultat économique du même ordre, que d'ailleurs personne n'est en état de chiffrer en dehors de ceux dont il ne faut attendre aucune initiative à cet égard. Messire Dambray, dans un cas particulier, semblait dire que, de son temps, un faisait la besogne de cinq. M. Courcelle-Seneuil admet qu'on pourrait réduire d'un bon tiers le personnel des administrations centrales; j'irais bien jusqu'à une réduction de moitié, sans craindre de compromettre l'équilibre officiel. M. Cucheval-Clarigny se contenterait de remonter jusqu'aux cadres de la fin de l'Empire et il est certain que ce serait déjà un progrès, ainsi qu'il le démontre par des chiffres aussi instructifs qu'inquiétants, auxquels je renvoie le lecteur, craignant de le fatiguer par cette répétition persistante d'idées et même de mots qui lui sont depuis longtemps familiers. M. Aymès laisse seulement soupçonner ses idées au sujet de la multiplication exubérante du personnel dont il s'agit; mais le dernier quart de son petit volume est occupé par une « réfutation de l'idée de militariser l'administration centrale de la guerre », qu'avait émise le prédécesseur du ministre actuel et que l'auteur combat avec vigueur et compétence. Le suivre dans ses observations sur cette militarisation et sur l'organisation du contrôle de l'administration de l'armée m'entraînerait en dehors de notre sujet circonscrit; ce ne sera point en sortir

« PreviousContinue »