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Il ne suffit pas de doubler le nombre des rails et des lignes ferrées pour doubler le trafic, qui ne dépend pas du nombre des wagons mis à sa disposition.

Les besoins commerciaux du monde ont augmenté certainement. En 1860, les Etats-Unis exportaient seulement 6.000.000 gallons de pétrole, en 1885, 81.000.000; en 1860, 4 millions de bushels de blés; en 1885, 84 millions. Il en est résulté une demande infiniment plus grande des moyens de transport. C'est afin d'obtenir une part de cette énorme masse de transport à effectuer qu'on a imaginé les primes, qui devaient jeter dans des mains françaises, une bonne part de l'industrie des transports de l'Atlantique, aussi bien que du commerce avec l'Amérique du Sud, l'Inde, l'Australie. Les navires français, disait-on, pourraient accepter des frets qui couvriraient seulement des frais du voyage et cependant avoir encore 10 à 12 0/0 garantis comme bénefice, gràce aux primes sur la navigation. C'est-à-dire que les contribuables seraient chargés d'assurer le béné fice des armateurs, et que l'expéditeur français ou, étranger aurait tout l'avantage de la mesure.

M. Ford est d'avis que, si l'on étudie le mouvement du commerce français, l'augmentation du tonnage employé à trafiquer avec l'Europe centrale, l'Afrique et l'Amérique n'a pas été accompagnée d'un accroissement de commerce avec ces pays. Il ne lui paraît donc pas que les primes aient produit le résultat attendu.

Il y a une substitution de pavillon français au pavillon étranger; la part du premier est plus grande. La marine à vapeur française transporte 55 0/0 du trafic entre l'Amérique du Nord et la France au lieu de 37 0/0 en 1880, 62 0/0 du trafic avec l'Amérique du Sud, au lieu de 59 0/0. Mais le commerce entre l'Amérique et la France a diminué depuis 1880.

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Est-ce que cette substitution de navires français à des navires étrangers a impliqué une baisse du fret particulier au tonnage français, une économie pour l'expéditeur français tout seul, équivalente à ce que coûte le système des primes? Les primes, en stimulant la construction et la navigation, ont augmenté le tonnage disponible hors de proportion, et la baisse du fret qui s'en est suivie, a été une source de perte pour la nation, elle a rejeté sur elle le fardeau d'une marine qui, sans l'assistance de l'Etat, n'eût pas été rémunératrice, et cela parce que l'intervention de l'Etat ne sait jamais se conformer aux véritables exigences du commerce.

Depuis qu'on a inauguré la politique des primes, il y a eu une dépréciation du prix des transports maritimes, qui a été désastreuse pour les armateurs de tous les pays. Cette baisse a eu d'autres cau

ses encore que le régime des subsides; mais elle a frappé durement cette branche d'industrie en France : elle luttait avec peine dans les jours où le fret était cher; elle n'est pas dans une situation brillante, lorsque le fret est bon marché, et cela malgré les primes les plus libérales.

Les consuls américains sont unanimes à déclarer que l'industrie des constructions navales en France n'a pas bénéficié beaucoup.

En dépit des primes, les constructeurs ont peine à soutenir la concurrence avec les chantiers anglais : le coût par tonne en France et en Angleterre est dans le rapport de 1 à 1.30. Au moment du vote de la loi de 1881, les chantiers anglais redoublèrent d'activité, parce que les armateurs français avaient avantage à faire construire en Angleterre et à se contenter de la moitié de la prime. M. Sutton, consul à Saint-Nazaire, écrivant à la fin de 1885, s'exprime ainsi :

En ce qui touche le nombre et l'origine des navires auxquels des primes ont été accordées, il semblerait que 141 steamers (49 de construction française et 92 de construction étrangère) ont bénéficié de la loi, 59 voiliers en fer (27 français, 32 étrangers) et 563 navires en bois, dont 452 bâtis en France ont également touché des primes. L'opinion générale sur la question, est que les primes ont échoué, qu'elles n'ont pas produit d'effet utile et qu'elles ont abouti à la création de quelques grandes compagnies de navigation à vapeur qui ont monopolisé le commerce des transports à l'exclusion des voiliers.

Le système des primes devait favoriser les chantiers français; il a donné une impulsion nouvelle aux constructions anglaises. Les primes n'ont réussi à donner une vie nouvelle ni à l'industrie de la construction ni à la navigation. Il est meilleur marché d'acheter des navires en Angleterre, où malgré une main-d'œuvre peut-être plus élevée, le libre échange permet la production à bon marché. M. Ford est dur dans ses conclusions : les primes qui devaient permettre de traverser la crise, ont aggravé la situation et ont été une source d'inconvénients, non de guérison.

ARTHUR RAFFALOVICH.

L'ALCOOLISME EN FRANCE

LES CAUSES INDIQUÉES ET LES REMÈDES PROPOSÉS

Notre espèce, depuis l'origine, est soumise à toutes sortes de maux. Dans son histoire, chaque époque a les siens, parmi lesquels quelques-uns lui sont propres. Le moyen âge a connu des formes d'affection morbide que le présent ne connait plus ; le présent nous en a apporté d'autres que le moyen âge ne connut pas. Mais, derrière ces diverses formes, un fonds commun persiste, la souffrance, et derrière les maux des siècles se cache ce mal éternel, la misère de l'humanité. A mesure qu'elle vieillit, l'humanité se complique ellemême, comme si elle y trouvait une volupté cruelle, les conditions de la vie et ses nécessités. Volupté qui n'est pas sans recherche coupable et ne reste pas sans châtiment ; l'homme ne se crée souvent un besoin qu'en se créant en même temps un mal. Il diffère, tel qu'il est aujourd'hui, de l'homme tel qu'il était jadis, en cela surtout que, moins à la merci des forces extérieures, il se laisse vaincre plus que jamais, dans son raffinement de toutes choses, à la dépravation savante de ses instincts et de ses appétits. Nos maux, ainsi que nos lois, ainsi que nos mœurs, jusqu'à notre âme, deviennent de plus en plus artificiels.

Au premier rang de ces maux artificiels, qui résultent de la multiplication déraisonnable des besoins et qui en sont le signe et la peine, il faut placer l'alcoolisme. Les sociétés modernes n'ont pas de pire ennemi. On a le droit de dire les sociétés modernes, car l'ivrognerie n'est pas l'alcoolisme. L'alcoolisme ajoute à l'idée d'ivrognerie l'idée d'empoisonnement, l'idée de folie, l'idée de crime, l'idée de ruine, l'idée d'appauvrissement du sang et de dépérissement de la race. A tous ces points de vue, c'est un mal moderne. C'est plus qu'un mal pour nous, c'est notre mal; il n'est personne qui ne le pense et qui ne s'en épouvante.

Aux préoccupations des publicistes a répondu l'enquête du Sénat. Cette enquête a abouti à la rédaction d'un très volumineux et très intéressant rapport de M. Claude (des Vosges), où les funestes conséquences de la consommation de l'alcool se trouvent successivement examinées et établies d'après des chiffres et des faits. On y a

joint un atlas de statistique graphique, dressé sous l'habile direction de M. Victor Turquan, chef du bureau de la statistique générale au Ministère du commerce. C'est à ces deux documents officiels que nous allons emprunter la matière de quelques observations.

I

La première question qui se présente est évidemment celle-ci : Est-il certain que le mal existe et qu'il se manifeste par tant et de si déplorables effets ? Etant donné que l'on constate, d'une part, un accroissement considérable dans la consommation des boissons alcooliques, et de l'autre une recrudescence effrayante de la criminalité, de la mortalité, du suicide, de l'aliénation mentale, est-il sûr qu'il faille voir ici des effets, là une cause, et non pas simplement deux phénomènes simultanés, sans autre relation entre eux qu'un hasard de concomitance? Est-il vrai d'abord qu'il y ait aujourd'hui plus de crimes, plus de morts prématurées, plus de suicides, plus de cas de folie qu'autrefois ? En ce qui concerne spécialement l'aliénation mentale, plus d'individus sont-ils en traitement dans les hospices, et peut-on nettement affirmer que la perte de leur raison est due aux ravages de l'alcool? La commission d'enquête du Sénat a demandé aux médecins, directeurs des asiles, de lui donner là-dessus leur avis motivé. Ils ont tous été unanimes à répondre, avec des explications plus ou moins longues et des expressions plus ou moins prudentes : « L'alcool exerce sur la santé publique une influence pernicieuse ». Sur quel genre de folie porte l'augmentation des cas, dans les dernières années ? Sur des espèces. de délire aigu et furieux, de paralysie générale chez l'homme et chez la femme, d'épilepsie, de nevrosisme; augmentation qui se marque tout ensemble en fréquence et en gravité? Un médecin écrit: « J'avance, sans crainte de me tromper, que l'usage exagéré des boissons spiritueuses est la principale cause de l'augmentation inquiétante des cas de folie ». Un autre ajoute : « Je considère ce genre d'intoxication comme un des plus grands fléaux de notre temps. Il est en Europe ce qu'est l'opium en Asie ». Le nombre des fous alcooliques soignés à l'asile de Marseille, qui était de 19 en 1882, s'élève à 23 en 1883, à 37 en 1884, à 41 en 1885. « Ces folies alcooliques remarque le directeur, proviennent d'une intoxication directe évidente ». Dans certains départements, par exemple dans l'Eure, l'alcoolisme se traduit « non seulement par des cas d'aliénation mentale bien caractérisée, mais aussi par une certaine débilité cérébrale qu'on observe chez beaucoup de personnes qui font un

abus quotidien de l'alcool ». « A haute dose, dit le directeur de l'établissement de Bonneval (Eure-et-Loir), l'alcool est un poison violent ». Un autre médecin répond: « La progression dans les cas de folie alcoolique est à peu près en rapport avec celle que nous constatons dans les quantités d'alcool livrées à la consommation de 1861 à 1885 ». C'est une progression rapide et désolante. Tandis qu'on n'attribue à l'alcoolisme, de 1861 à 1865, que 1,48 pour cent des cas de folie, de 1881 à 1885, on le rend responsable, dans la HauteGaronne, de 7,73 pour cent des cas. Partout en France le mal existe et partout il gagne du terrain, s'étendant sur nos provinces à la manière d'une tache d'huile et comme par une irrésistible contagion. Mais c'est la région de l'Ouest et du Nord qui est atteinte le plus profondément. Il en est ainsi en Ille-et-Vilaine, en Maine-et-Loire, dans le Nord, dans la Seine-Inférieure, dans le Pas-de-Calais, dans la Sarthe, dans le Calvados, etc. Il en est également ainsi dans les contrées de l'Est et du Sud-Est, département de la Meuse, de Meurthe-et-Moselle, du Rhône, de la Savoie. A l'asile de Bron (Rhône), << parmi les causes de la folie, les excès alcooliques ont toujours été la cause la plus fréquemment notée depuis 1878 » ; à l'asile de Bassens, près de Chambéry (Savoie), « le nombre des cas de folie, d'origine alcoolique, a suivi une progression ascendante depuis 1861. Au cœur même du pays, en Seine-et-Oise, le directeur de l'asile de Vaucluse estime que, sur 916 aliénés entrés pendant les années 1869 et 1870, 318 étaient des alcooliques, c'est-à-dire 34,7 pour cent; le directeur de la Ville-Evrard observe « que les formes de la folie deviennent en général plus graves depuis quinze à vingt ans et que cette gravité progressive tient aux abus progressifs des boissons alcooliques ».

On ne saurait nier, après ces témoignages, 1° que les cas de folie ne soient aussi nombreux qu'ils l'aient jamais été ; 2° que, pour un nombre égal de fous, il n'y ait pas plus d'alcooliques que jamais; 3o que pour un nombre égal d'alcooliques, il n'y ait pas plus que jamais de cas dangereux ou incurables. Mais ce n'est pas tout, et la folie alcoolique, à l'état chronique ou à l'état aigu, la paralysie générale, le ramollissement du cerveau, n'est pas la seule fin pitoyable à laquelle les intempérants se condamnent. Ce n'est pas tout qu'ils se frappent en eux; ils se frappent jusque dans les leurs. Lentement, le poison agit, sur la génération qui naît de l'ivrogne ou sur celle qui la suit, et qui héritent de leur auteur, avec son sang, ses vices et ses honteuses et terribles faiblesses. Pourquoi tel ou tel est-il en proie, par une calamité soudaine, à cette manie désespérée et triste? Il semble que son commerce prospère, qu'il soit heureux

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