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M. Jules Simon s'était montré de tout temps un de nos écrivains les plus accomplis. Mais je crois bien qu'il n'a vraiment atteint qu'en ces dernières années à la perfection de son art; un art difficile, où l'on n'a point à craindre d'être trop imité, l'art d'énoncer des pensées très hautes avec une exquise netteté. « La netteté, dit Vauvenargues, est le vernis des maîtres. » J'ai songé bien souvent à cette maxime si vraie en lisant les récents ouvrages de M. Jules Simon. Est-ce une illusion? Il me semble qu'une évolution s'est produite en sa façon d'écrire. La phrase est plus brève, le tour est plus vif, le ton est plus libre. Sa plume court sans effort. C'est une causerie d'un genre très particulier, familière, enjouée, discrètement ironique, où il y a des anecdotes, des souvenirs en foule, des traits de la plus fine satire, et cette naturelle éloquence, cette passion contenue, ce souffle intérieur que nous sentons vibrer en ses écrits comme en ses paroles. Il s'est fait un style souple, alerte, primesautier, qui se prête en se jouant aux sujets les plus dissemblables. Je n'en veux d'autres preuves que ses trois récents livres : Une Académie sous le Directoire, qui est une monographie ou, pour mieux dire, le premier et capital chapitre d'une histoire de l'Académie des sciences morales; Thiers, Guizot, Rémusat, qui sont trois éloges historiques prononcés devant l'Institut; enfin, Nos hommes d'Etat, ce recueil de pamphlets si original, où il y a des passages exquis, des mots légers et pénétrants comme le dard d'une abeille, des pages dans lesquelles M. Jules Simon rajeunit le genre si français des petites lettres, et nous propose des modèles achevés en cet art où Paul-Louis Courier avait paru être sans rival '.

Mais M. Jules Simon n'est pas seulement un polémiste, un orateur, un historien. La science économique peut aussi le revendiquer. Il n'y a fait que des incursions; mais il les a faites avec cette supériorité qu'il apporte en tout. Tel de ses anciens livres : l'Ouvrière, l'Ouvrier de huit ans, n'intéresse pas moins l'économiste que le moraliste, et dans les trois ouvrages que je viens de signaler, spécialement dans Une Académie sous le Directoire, l'économie politique a sa part.

Cette

Académie sous le Directoire, » dont je vais retracer les origines, les commencements et la courte existence, n'est autre que l'ancienne Académie des sciences morales et politiques, qui fut créée par la Convention, et supprimée par le premier Consul. L'Académie des sciences morales, en sa forme actuelle, date seulement de l'ordonnance

1 3 volumes in-8°. Paris, Calmann-Lévy, 1885-1887.

du 26 octobre 1832. Mais, en réalité, l'illustre auteur de cette ordonnance, M. Guizot, alors ministre de l'instruction publique, ne faisait que rétablir dans son intégrité primitive l'Institut de France, en lui rendant un de ses organes essentiels. Il y avait eu, sous l'ancien régime, trois académies: l'Académie française, l'Académie des inscriptions et belleslettres, l'Académie des sciences physiques et mathématiques. M. Jules Simon met à part l'Académie de peinture et de sculpture, fondée en 1648, qui était, dit-il, plutôt une école qu'une académie au sens propre du terme. Des trois autres compagnies, la seconde, l'Académie des inscriptions et belles-lettres, vouée par le caractère de son institution à la seule étude du passé, ne pouvait obtenir un rôle ni un prestige très grands dans une société où les intérêts du présent et la préoccupation croissante de l'avenir régnaient sur les esprits et passionnaient les

cœurs.

Il n'en était pas de même de l'Académie française et de l'Académie des sciences. Leur influence avait grandi, dans les années qui précédèrent la Révolution, par des causes au fond semblables: « L'une avait commencé la transformation du monde matériel, et l'autre, en discutant tout, et en annonçant tout, avait préparé et rendu nécessaire la transformation du monde moral. >> L'Académie française n'était plus tout à fait la compagnie que le cardinal de Richelieu avait formée de grands seigneurs, de conseillers d'Etat et d'écrivains modestes qui ne demandaient aux lettres que la gloire innocente qu'elles promettent aux auteurs et les plaisirs qu'une âme délicate en reçoit. Au siècle de Louis XIV, l'art d'écrire est éminemment désintéressé. Il est à lui-même son objet véritable. Mais l'âge suivant vit paraître de hardis novateurs qui apportaient dans les lettres des vues fort étrangères aux lettres elles-mêmes. Il s'agissait de refaire la société. « J'aime le peuple, j'aime les hommes ; je sais combien ils seraient plus aimables s'ils étaient plus heureux; j'ai vu les moyens simples de les rendre tels'. » Cette parole ingénue du marquis de Mirabeau, où l'esprit et les illusions de son temps se reflètent, peint au vif l'entreprise de ce groupe nouveau d'écrivains. Ce groupe était celui des philosophes. La Révolution est sortie de leurs ouvrages. Or, les philosophes, dans la seconde partie du xvin siècle, dominèrent à l'Académie. Elle était loin du temps où ses membres pensaient que leur mission se bornait à célébrer le roi,

▲ Lettre du marquis de Mirabeau à la comtesse de Rochefort. Cette citation a été placée comme épigraphe en tête de l'édition que M. Rouxel a publiée de l'œuvre principale du marquis de Mirabeau : L'Ami des hommes, ou Traité de la population. 1 vol in-8°. Paris, Guillaumin, 1883.

à conserver la pureté de notre langue, et à fixer les règles du goût littéraire.

Cette évolution de l'Académie française aurait dû, semble-t-il, lui assurer la faveur ou les égards des législateurs de la Révolution. Mais ils ne voulurent voir en elle qu'une institution monarchique et qu'un vestige de ce passé maudit qu'on s'était juré d'abolir. Et puis elle était une Académie, c'est-à-dire un corps privilégié. Il n'en fallut pas davantage. L'Académie des sciences elle-même, malgré les services qu'elle rendait, malgré son autorité, reconnue des assemblées révolutionnaires qui la consultaient comme un pouvoir public, ne trouva pas grâce. Un décret du 13 novembre 1792 défendit aux Académies de pourvoir aux places vacantes dans leur sein. Un autre décret, du 8 août 1793, prononça leur suppression.

Toutefois, ce décret destructeur contenait une espérance etcomme un germe de vie. La Convention, par l'article 3, chargeait son comité d'instruction publique « de lui présenter incessamment un plan d'organisation d'une Société destinée à l'avancement des sciences et des arts ». Ce n'était sans doute qu'une promesse assez vague. Elle fut pourtant réalisée. La même Convention qui avait aboli les Académies en 1793 devait, deux ans après, décider leur rétablissement. Le principe fut inscrit dans l'article 298 de la constitution de l'an III. Cet article disposait qu'il y aurait pour toute la République un Institut national chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences. C'était la résurrection, mais sous une forme nouvelle ; car, si l'Institut allait être divisé en des classes qui correspondaient aux Académies anciennes, il y avait cependant de notables différences, que M. Jules Simon énumère et explique.

Le trait capital, c'était l'unité. Le nouvel Institut formait un seul corps. Les Académies, sous la royauté, demeuraient, les unes par rapport aux autres, dans un état d'indépendance presque absolu. Nulle affiliation. Point de vie commune. Au lieu que les classes de l'Institut, tel qu'il est né de la Constitution de l'an III et de la loi du 3 brumaire an IV, composaient un faisceau étroitement lié, trop étroitement peutêtre, en sorte que cette excessive unité menaçait de produire quelque confusion.

Il y avait encore, dans l'organisation de l'Institut que le Directoire allait inaugurer, deux différences fondamentales. L'Académie française n'était point appelée à revivre. D'autre part, une Académie nouvelle était créée; c'était la classe des sciences morales et politiques. Je signale au lecteur l'admirable chapitre intitulé: Fondation de l'Institut, où M. Jules Simon, avec la plus pénétrante analyse et avec la hauteur de ses vues, juge et caractérise l'œuvre de la Convention. Je signalerai

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de même, dans le chapitre suivant, les pages où, recherchant les origines de cette nouvelle classe des sciences morales et politiques, qui figurait déjà, notez-le, dans les projets élaborés par Mirabeau, Talleyrand et Condorcet, il la rattache, comme par une filiation légitime, à l'Académie française qui semblait, par tout un côté, revivre en elle.

On a vu comment le caractère de l'Académie française s'était modifié au XVIIIe siècle, sous l'influence des philosophes. Ses horizons, pour ainsi dire, s'étaient agrandis. « Elle était toujours la compagnie de lettrés qu'avait instituée Louis XIV; mais elle était en même temps l'assemblée de philosophes que Voltaire avait formée ». M. Simon ajoute, par une explication ingénieuse et que je ne crois point forcée : Tous les grands esprits qui, pendant la Révolution, s'occupèrent de réorganiser les académies ou, comme disait Mirabeau, de les anéantir et de les remplacer, regardèrent comme tout naturel de dédoubler en quelque sorte l'Académie française. Ils donnèrent une existence officielle et bien complète à l'Académie philosophique qu'elle était devenue; et ils reléguèrent avec l'érudition et les beaux-arts l'Académie purement littéraire qu'elle avait été à l'origine. Telle est la filiation de l'Académie des sciences morales et politiques. Elle existait avant d'être fondée. Elle est une des deux formes sous lesquelles la Constitution de l'an III conserva l'Académie française... »

La classe des sciences morales et politiques comprenait six sections. L'Académie actuelle, que l'ordonnance de 1832 a reconstituée, en comprend cinq. Il y avait, en 1795, une section de plus, celle de géographie, qui est aujourd'hui rattachée à l'Académie des sciences. Les autres sections sont les mêmes que sous le Directoire. Les dénominations seules ont changé. M. Jules Simon étudie tour à tour chacune des six sections, passant en revue les membres qui les composaient et les travaux qui les occupèrent durant la période de six années qui s'écoula entre leur création, en 1795, et leur suppression, en 1803. M. Simon a recueilli, dans cette partie de son étude, des renseignements curieux, des indications bibliographiques peu connues, et, rencontrant sur son chemin, parmi la foule des noms obscurs, quelques personnages remarquables ou célèbres, il déroule à nos yeux une galerie de portraits variés et vivants. On me permettra de m'en tenir à la section qui doit ici nous intéresser spécialement, la section d'économie politique.

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Elle comptait six membres, comme chacune des autres sections. Le Directoire, en organisant l'Institut, avait nommé quarante-huit académiciens chargés d'élire leurs futurs confrères. Le Directoire choisit, pour la

section d'économie politique, Sieyès et Creuzé-Latouche. Les élections leur adjoignirent Dupont de Nemours, Lacuée, Talleyrand et Roederer. Creuzé-Latouche, étant mort en 1800, eut pour successeur le consul Lebrun. M. Jules Simon observe que ces noms étaient presque tous éclatants, mais qu'il n'y avait que deux économistes: Dupont de Nemours et Ræderer.

Il y a peu de chose à dire du rôle de Sieyès comme membre de la section. Dans son passé, dans ses études, dans ses actes publics, la science économique n'a eu presque aucune part. Il ne paraît pas avoir prêté un concours positif aux travaux de la classe. D'ailleurs, il fut presque tout le temps ou absent de France, étant ambassadeur, ou empêché par les fonctions de directeur, puis de consul. Quant à Creuzé-Latouche, il avait été l'un des membres modérés de la Convention, et s'était fait apprécier par des connaissances en matière de finances et d'agriculture. Des rapports et des discours sur les subsistances, sur le dessèchement des étangs, et en faveur de la liberté du commerce des grains, l'avaient désigné au choix du Directoire. Son successeur, le consul Lebrun, avait montré de même une certaine habileté dans les finances, et ne se recommandait d'ailleurs que par des titres littéraires : il avait traduit Homère et Le Tasse.

Lacuée, comte de Cessac, était pareillement aussi peu économiste que possible. Militaire d'origine, Lacuée a parcouru, comme le consul Lebrun, toute une carrière de hauts emplois et de dignités, sans qu'aucun trait saillant ni en sa vie, ni en son caractère, déclarât un mérite supérieur ou original. «Il est difficile de dire pourquoi il fut appelé dans la seconde classe de l'Institut en 1795, et comment il se trouva plus tard membre de l'Académie des sciences morales et politiques et de l'Académie française ». M. Jules Simon a retrouvé la trace d'une lecture qu'il fit sur la force armée. Lacuée ne paraît pas avoir communiqué d'autre mémoire, ou présenté aucun Rapport de quelque étendue.

«

Talleyrand avait quarante ans lorsqu'il entra à l'Institut. Talleyrand a été tout, et a été mêlé à tout dans sa longue carrière. Ce qu'il a été le moins, c'est académicien. On aurait dû le mettre dans la section de législation, où l'appelaient le rôle qu'il avait joué à la Constituante, et le célèbre Rapport sur l'instruction publique, qui est à la fois une loi et un livre. Il ne faut pas croire cependant qu'il fût déplacé dans la section d'économie politique. Il avait acquis, dans l'administration des affaires du clergé, dont il était agent général avant la Révolution, une connaissance approfondie des questions de finances ». Déplacé, Talleyrand ne l'était nulle part. Son agile esprit avait vite fait le tour des questions, et pénétré au vif des sujets même qu'il semblait effleurer. Talleyrand ne fit guère que paraître dans la section. Les grandes affaires le reprirent

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