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CORRESPONDANCE

LA THEORIE DE LA VALEUR. RÉPONSE A M. HOUDARD.

M. Houdard dans le Journal des Économistes de juin dernier, rend compte de ma dernière brochure sur la Valeur, où j'ai passé en revue et discuté, avec plus ou moins d'étendue, quelques articles sur ce sujet, émanés de divers auteurs parmi lesquels il figure lui-même, et publiés dans le présent recueil entre 1881 et 1884.

M. Houdard, après avoir rapporté, dans un court préliminaire, les principales divisions de mon opuscule, qui, par parenthèse, sont au nombre de huit, m'adresse les objections suivantes :

Première objection: La théorie que je propose, en matière de valeur, est, à son dire, moins une théorie qu'une simple définition; elle se réduit à une définition.

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Cette objection, qui tend à diminuer l'importance de mon travail, est-elle bien fondée? Je le conteste formellement; et voici mes raisons :

La brochure dont il parie et qui porte pour titre : Le dernier mot sur une controverse relative à la notion de valeur. — Véritable théorie de la valeur, contient 74 pages d'un petit texte et d'un grand format. Elle contient une partie critique et une partie dogmatique. Dans la partie critique, qui en forme les quatre cinquièmes, j'ai été amené par les néces sités de mon argumentation à rappeler, soit expressément, soit implicitement, les points essentiels et caractéristiques qui constituent, à mes yeux la véritable théorie de la valeur. Dans la partie dogmatique qui en forme le dernier cinquième, j'ai exposé cette théorie avec les explications et les développements qui m'ont paru nécessaires pour la rendre facilement intelligible au commun des lecteurs. Or, est-il permis de dire, après tout cela, qu'il n'y a dans ce long écrit qu'une simple définition? Ma théorie sans doute peut, à la rigueur, comme beaucoup d'autres, se condenser dans une définition; mais elle ne se réduit pas à une définition; elle est autre chose et plus qu'une définition. Je ne me suis donc pas servi d'un terme trop ambitieux, quand je l'ai appelée une théorie; et la critique de M. Houdard, quant à ce point, tombe évidemment à faux.

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Deuxième objection. — D'après lui encore, ma « doctrine aboutit à conclure qu'il n'y a rien de fixe dans la valeur; c'est une théorie négative. Assurément, dans tout le cours de mon étude, j'ai dit et redit que la valeur des objets est sujette à d'incessantes oscillations. Mais qui donc oserait contester le caractère instable de la valeur? Et d'ailleure de ce

que ma théorie reconnaît cette absence de fixité, s'ensuit-il qu'elle n'aboutisse qu'à des résultats négatifs, qu'elle ne soit qu'une théorie négative? Cette théorie au contraire se compose, dans ses parties essentielles, de propositions dogmatiques, absolument affirmatives, qui peuvent se résumer de la manière ci-après :

La valeur est une qualité fictive, de nature métaphysique et conventionnelle, qui a été imaginée pour faciliter entre les hommes la transmission à titre onéreux des biens et des services; elle est l'œuvre exclusive de l'esprit humain qui la crée comme notion générale, qui l'applique comme notion particulière avec un pouvoir prépondérant, et, à beaucoup d'égards, discrétionnaire; qui, en vertu de ce pouvoir, l'augmente ou la diminue, autant que les circonstances l'exigent ou le permettent, à l'effet d'amener ces transmissions. Et tout cela évidemment constitue, dans son ensemble, une série de propositions dont on ne peut méconnaître le caractère affirmatif. Si je m'étais borné, dans cet écrit, à faire la critique des autres théories, à mettre en relief leurs côtés défectueux ou incomplets, on pourrait prétendre qu'il n'y a là qu'une théorie négative; mais ces lacunes ou ces erreurs, je les ai relevées à l'aide des lumières que me fournissait ma propre théorie, en leur opposant cette théorie. Elle constitue donc, à coup sûr, une théorie positive et affirmative, bien qu'elle ait pour objet une notion qui, dans ses applications et son fonctionnement, est essentiellement variable, variable d'ailleurs, non quant à sa nature, mais quant à sa mesure, quant à sa quotité.

Du reste, que ma théorie soit positive ou négative, qu'elle consiste ou non dans une simple définition, il n'y a pas à s'en préoccuper; ce sont ce qu'on appelle des critiques d'à côté; la seule chose qui importe véritablement, la seule qui soit en question, c'est de savoir si cette théorie.

est exacte.

Troisième objection. Dans cette théorie, ainsi entendue et présentée, j'ai, selon M. Houdard, substitué, sans m'en rendre compte, l'appréciation, qui constate l'existence de la valeur, à la valeur elle-même : j'ai pris l'acte intellectuel qui consiste dans l'appréciation d'une qualité, pour la qualité à laquelle il s'applique.

Mais est-il possible que je me sois mépris aussi complètement sur un point d'une telle importance? J'ai passé des années à scruter dans ses plus intimes replis ce scabreux sujet de la valeur, le quittant et le reprenant tour à tour, le considérant sous ses faces les plus diverses, dans les dispositions d'esprit les plus dissemblables, à propos de mes lectures et à propos de mes observations. J'ai publié en 1879 (librairie Guillaumin), une brochure avec ce titre la Théorie de la valeur. Étude économique sur la notion de valeur.

Qu'est-ce que la valeur?

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J'ai publié en 1878 (même librairie), une autre brochure intitulée : Théorie et plan d'un étalon irrévocable de la valeur; sans parler de quelques autres publications sur ces mêmes sujets insérées antérieurement dans des journaux de province, et enfin de deux articles admis dans le présent recueil, l'un en janvier 1884 et l'autre en décembre de la même année. Au cours de ces longues recherches, j'ai cru reconnaître que la valeur n'est pas dans les choses à la manière de leurs autres attributs; j'ai donné les raisons pour lesquelles elle n'est pas dans les choses; je me suis efforcé de prouver qu'elle est une création de l'esprit humain, à la fois intellectuelle et conventionnelle et ce serait par une inadvertance, par une confusion, par une substitution dont je ne me suis pas rendu compte, que j'aurais mis l'acte intellectuel à la place de la qualité prétendûment matérielle qui en est l'objet ! Evidemment, cela ne se peut pas; et tout dans mon écrit dépose contre cette allégation. Que l'appréciation soit, en un certain sens, le fond de ma conception en matière de valeur, je le reconnais volontiers. Cette appréciation porte sur des choses ayant certaines qualités, se trouvant dans certaines situations, remplissant certaines conditions; et elle tient compte de tous ces éléments dans la mesure que comportent les besoins et les intérêts en présence. Mais ce que je n'admets pas, ce que je conteste absolument, c'est que j'ai fait en cela une substitution, et de plus, une substitution inconsciente. Il n'y a pas là de substitution parce que la valeur, qui gît dans un concept, n'a pas son existence ailleurs; il n'y a pas de substitution inconsciente parce que j'ai vu très nettement ce qui distingue l'appréciation proprement dite de la valeur qui en est le résultat.

Et d'un autre côté, ce que j'affirme résolument, c'est que M. Houdard se trompe quand il croit que la valeur est une qualité matérielle des choses, une qualité qui existe dans les choses avant toute appréciation, en dehors de l'appréciation, elle-même. La valeur n'est dans les choses que par l'effet d'une opération intellectuelle; elle n'y est que fictivement. Si elle y était en réalité, comme une de leurs qualités physiques, elle changerait avec les changements survenus dans l'état intrinsèque des objets, et elle ne changerait qu'avec ces changements. Mais loin qu'il en soit ainsi, les variations de valeur s'accomplissent même quant aux objets qui n'ont subi aucune modification matérielle, et sous l'influence des circonstances les plus étrangères à ces objets; et tout cela prouve d'une manière irrécusable que la valeur n'est pas réellement dans les choses, bien qu'elle ait trait à ces choses.

Ce qui existe dans les choses, ce sont les qualités, les attributs sur lesquels l'esprit opère, pour fixer dans chaque cas particulier, la quotité de la valeur. Mais encore un coup la valeur est l'oeuvre de l'esprit humain.

Après ces explications, M. Houdard reconnaîtra, je l'espère, qu'il n'y a, dans ma manière d'entendre la valeur, ni substitution, ni méprise; il admettra, je suppose que, en m'exprimant comme je l'ai fait, j'ai dit ce que je voulais dire, connaissant parfaitement toute la portée de mes paroles, ayant pleine conscience de ce que je disais.

Avant d'en finir avec l'appréciation, nous prierons M. Houdard de remarquer encore ceci :

L'appréciation joue aussi son rôle dans sa théorie, comme d'ailleurs dans toutes les autres théories relatives à la valeur. Dans toutes, elle opère sur certains éléments que nous avons énumérés ci-dessus mais, chose remarquable! M. Houdard, qui place la valeur dans les choses considère ces choses non pas seulement eu égard à l'utilité des objets dont il s'agit, mais encore, ce nous semble, eu égard à une particularité qui est étrangère à leur état. Voici en effet ce qu'il en dit : « La valeur que dans notre appréciation, nous constatons exister dans les choses, en raison de certaines qualités dont elles sont douées, et de certaines relations qu'elles ont avec nous, détermine cette appréciation.>> Mais, dirons-nous, que faut-il entendre par ces mots en raison de certaines relations que les choses ont avec nous? S'agit-il uniquement des rapports qui s'établissent entre les hommes et les choses à propos de valeur, ou bien de l'état d'esprit dans lequel se trouvent, au moment du contrat, ceux qui traitent sur ces choses, et de l'influence que cet état d'esprit exerce sur leur appréciation? En d'autres termes, ces relations que les choses ont avec nous sont-elles seulement l'occasion, la cause accidentelle de notre appréciation, ou bien ont-elles aussi pour effet, selon les cas, d'en modifier la quotité, en élevant ou en réduisant le taux de l'appréciation! Si elles ne sont que l'occasion de cette appréciation, si l'auteur n'entend point, pas ces mots, les changements apportés dans les dispositions des contractants, c'est une mention absolument oiseuse et inutile; c'est une pure redondance; car si les choses n'entraient pas en relation avec nous, elles ne donneraient lieu évidemment, à aucune appréciation, à aucune fixation de valeur. Mais personne ne peut contester que l'état d'esprit des négociateurs n'ait une influence marquée sur l'appréciation et par suite sur la valeur. C'est donc dans le premier sens, nous le croyons, qu'il faut entendre les mots soulignés ci-dessus. Et, si l'on admet cette interprétation, nous devons en conclure que, même aux yeux de M. Houdard, la valeur n'est pas exclusivement une qualité présistante des choses, qu'elle n'est pas absolument subordonnée à leur état matériel.

Quatrième objection.- «L'erreur de M. Dabos n'est pas nouvelle, opine M. Houdard; c'est celle de Condillac qui avait dit : Nous estimons plus ou moins une chose d'après son utilité. Or, cette estime est ce que nous 15 décembre 1887.

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appelons valeur. - C'est encore celle de Storch qui avait dit à peu près dans les mêmes termes : Nous jugeons qu'une chose est plus ou moins propre à tel usage auquel nous voulons l'employer; et c'est cette estime qui constitue la valeur. Notre auteur (M. Dabos), ne fait donc que rééditer pour son compte et sous une forme analogue, la notion de ses deux prédécesseurs ».

Mais y a-t-il dans ces deux définitions l'équivalent de notre doctrine? Non, répondrons-nous; elles ne la contiennent pas même en germe. De ces citations il ne résulte qu'une chose, c'est que Condillac et Storch placent la valeur dans l'utilité, comme Stanley Jevons et d'autres l'ont fait après eux, et sans doute avant eux. J'ai réfuté cette doctrine dans ma dernière brochure, à propos de l'article de M. Gide sur Stanley Jevons; elle n'est donc pas la mienne puisque je l'ai combattue. Sans doute à côté de l'utilité figure l'opération intellectuelle qui apprécie cette utilité, et qui est exprimée par le mot estime; mais l'intervention de l'esprit humain, procédant sous forme d'appréciation, n'est pas particulière à la théorie de Condillac et de Storch, non plus qu'à la mienne. Dans toute théorie de la valeur, comme nous l'avons dit ci-dessus, il y a une appréciation exprimée ou sous-entendue. Cette appréciation, ou estime, figure non seulement dans celle qui fonde la valeur sur l'utilité, mais aussi dans celle qui la fonde sur la rareté, sur l'offre et la demande, sur le prix de revient, sur le travail de l'homme, sur la qualité vénale ou échangeable (ce qui est le cas de M. Houdard, ainsi qu'on le verra plus loin), ou enfin sur deux ou plusieurs de ces éléments réunis. Ce n'est donc pas l'appréciation seule, ce n'est pas l'estime seule qui forme le caractère distinctif de ces théories, puisque nous la retrouvons dans chacune d'elles. Si la théorie de la valeur reposait sur l'appréciation, toutes pourraient en revendiquer la paternité, tandis qu'aucune ne le peut.

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Cinquième objection. Ce qui lui est propre et tout à fait personnel, dit M. Houdard, c'est de nier que la valeur obéisse à des lois ».

Et néanmoins, aussitôt après m'avoir imputé ce prétendu grief, M. Houdard reconnaît que j'ai indiqué comme conditions servant d'assiette à la valeur, l'utilité, la rareté, la qualité appropriable et la qualité échangeable, à quoi il aurait pu ajouter le prix de revient et la loi de l'offre et de la demande, que je mentionne expressément dans un autre passage.

Ce sont là en effet les conditions sur lesquelles l'esprit humain opère pour créer et mesurer la valeur; car il n'y a pas de place pour la valeur, s'il n'existe pas d'objet auquel elle s'applique, si cet objet n'est bon à rien; s'il se trouve en tout temps et en tout lieu sous la main de tous; s'il n'est pas déjà entré dans la propriété privée ou privative; s'il n'est

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