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l'espoir consolant du moins de pouvoir les intimider par un coup d'État. C'est en nous vengeant sur ceux que nous tenons déjà en partie. Les mesures que j'ai à vous proposer sont dignes des sans-culottes et du souverain. »

Après avoir prononcé plusieurs autres phrases, plus incendiaires encore, Châlier crut remarquer des signes d'inquiétude et d'hésitation. « Parmi les deux cent quarante membres qui composent l'assemblée, s'il y a des traîtres parmi nous, s'écrie-t-il avec fureur en brandissant un poignard, s'il y a des faux frères parmi les sans-culottes purs, qu'ils tremblent! S'il y a dans cette enceinte des hommes aux cœurs de femmes, qui ne se sentent pas assez de courage et d'énergie pour entreprendre les grands projets qui doivent sauver la république, qu'ils se retirent; nous aurons pitié de leur faiblesse, et leur retraite ne diminuera en rien la bonne opinion que nous pouvons avoir de leur patriotisme. » Personne ne s'étant retiré après trois sommations semblables, l'orateur fit observer que le plus grand ennemi de la discrétion se trouvait au cabaret dans le fond d'une bouteille, in vino veritas; qu'il fallait donc faire un nouveau serment, celui de s'abstenir d'aller ce jour-là, sous quelque prétexte que ce fût, à la moindre taverne. On jura tout ce que Châlier voulut: alors il prévint l'assemblée qu'attendu l'instance du péril, il était urgent de former au plus tôt un tribunal populaire, pour juger révolutionnairement les nombreux coupables arrêtés dans la nuit, et incarcerés dans les prisons de l'hôtel commun. « Croyez-moi, braves sans-culottes, c'est le seul moyen d'en imposer à tous les factieux royalistes et aristocrates, le seul moyen raisonnable de venger la souveraineté des braves sans-culottes, souveraineté qui n'appartient qu'à nous. »

Le citoyen Hydens, commissaire national, le remplaçant à la tribune, parla longtemps aussi dans le même sens, cherchant à prouver la légalité d'un pareil tribunal. Il assura que tous les moyens étaient bons pour sauver la patrie, quand elle se trouvait en danger. « Périssent plutôt, s'écria-t-il, périssent cent mille fois les vingt-cinq millions de Français, plutôt qu'une seule fois la république une et indivisible! » Plusieurs opinants proposèrent à leur tour diverses motions, mais Châlier les trouvait toutes trop bénignes; à son point de vue il était logique, car il prétendait avec raison « que les révolutions qui changent la face des empires ne se font jamais à l'eau de rose. >> Pour

en finir, Laussel, le procureur de la commune, fit observer que toutes les questions se réduisaient à ces deux seules:

Établira-t-on un tribunal populaire?

De quelle manière nommera-t-on les jurés?

La première question ne souleva aucune discussion; il n'en fut pas de même pour la seconde : cependant on convint après bien des débats que chaque section désignerait trois membres qui s'assembleraient pour nommer les douze jurés. Quelques clubistes proposèrent immé-. diatement la nomination des grands exécuteurs pour que la justice fût plus expéditive; d'accord sur les deux premiers points, les conjurés délibérérent longuement sur le mode d'exécution le plus prompt et le plus secret. Laussel rallia toutes les opinions à la sienne: « Je vote pour la guillotine, dit-il; il n'y a qu'une ficelle à tirer et la guillotine va toute seule. » Ils eurent quelques difficultés pour s'entendre sur le lieu du supplice. Chalier opinait pour la place des Terreaux, parce qu'arrosé par le sang impur des aristocrates, l'arbre de la liberté devait fleurir ensuite pour le bonheur de la cité; Laussel préférait le pont SaintClair, pour la facilité qu'il offrait à se débarrasser des cadavres mutilés. Nous n'aurons pas la peine de porter les corps des aristocrates à la voirie, disait-il, le Rhône leur servira de cimetière. Cette opinion prévalut d'autant mieux que les huit pièces de canon, déposées dans la cour de l'hôtel commun, pouvaient servir merveilleusement ce dessein. Les unes devaient être placées aux deux extrémités du pont pour en battre les avenues en cas de besoin; les autres devaient garder la terrasse Tolosan, les quais de Retz et le quai Saint-Clair, les rues Lafont et Puitsgaillot. Plusieurs Jacobins exprimant leurs craintes que la municipalité et les corps administratifs ne s'opposassent à l'exécution de cette justice populaire, Châlier et Laussel les rassurèrent, leur faisant observer qu'une partie de la commune étant instruite du complot et l'approuvant n'y apporterait aucun obstacle. Quant à celle dont on pouvait redouter le mauvais vouloir, elle serait mise dans l'impossibibilité de faire la moindre démonstration, attendu que si elle s'avisait d'entraver leurs patriotiques opérations, elle serait la première victime immolée par le glaive des braves sans-culottes.

On arrête ensuite la formule du jugement. Le président du tribunal devait offrir au prévenu une baguette brisée en lui disant : Il est aussi impossible que vous restiez sur la terre, qu'il l'est à ces deux bouts de se

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rejoindre; faites passer le pont à Monsieur. Puis on distribue des cartouches, on choisit des émissaires pour convoquer tous les clubistes, pour animer leur zèle et diriger leurs mouvements; on compulse de nouveau les listes de proscription pour s'assurer si elles sont bien complètes; elles ne suffisent pas à la vengeance des patriotes; on en forme de nouvelles, avec les noms des insouciants, des modérés, des Rolandins, des aristocrates et des royalistes qui sont encore en liberté. Nivière-Chol et les membres de la commune qui suivent son impulsion en occupent les premières lignes; enfin toutes les mesures paraissent si bien prises qu'il faudrait un miracle pour sauver les jours des condamnés, et le ci-devant curé Laussel prétend que le sans-culotte Jésus n'en fait plus. Pendant toutes ces délibérations, plusieurs clubistes et notamment le citoyen Roullot, parcourant la salle pour surprendre sur les visages l'effet produit par ces déterminations, parvinrent à découvrir des signes réprobatifs. Un modéré, nommé Montagny, ne pouvant maîtriser son emportement s'était écrié : « Ce que vous faites là, citoyens, est une infamie. » Aussitôt on l'entoure, on lui met le poignard sur la gorge; une autre voix se fait entendre à la gauche du président : « Châlier est un grand scélérat, dit-elle. » Six heures sonnent. En ce moment, d'autres citoyens apostrophant Châlier: « Voilà six heures que nous sommes ici, lui disent-ils; citoyen, nous n'avons pas dîné, nous voulons aller dîner. -Quand Brutus immola ses deux fils, réplique fièrement Châlier, il était à jeun. — Brutus n'a rien à faire ici, reprend Montagny; Chàlier, malheur à toi! car tu es un tyran. » Le tumulte est à son comble. « Nous sommes trahis, s'écrie Montfalcon. » Au même instant un grenadier du bataillon du Port-du-Temple, nommé Voleton, possédant une force remarquable, brise la porte et disparaît; un grand nombre de citoyens se précipitent sur ses pas, indignés de ce qu'ils venaient de voir et d'entendre; quelques-uns d'entre eux courent avertir le maire, les autres vont grossir le nombre des gardes nationales qui entourent l'Hôtel-de-Ville, bien décidés à préserver la cité des malheurs qui la menaçent. Ce ne fut qu'à onze heures et demie que les conjurés jugèrent la partie perdue pour cette fois, et songèrent à se disperser, espérant reprendre avant peu leur revanche.

Pendant les délibérations du club central, le conseil général de la commune avait mandé Nivière-Chol, pour qu'il eût à rendre compte de ce rassemblement de forces extraordinaires. Le maire, qui savait qu'on avait placé son nom en tête des listes de proscription, parut devant ses

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