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la main du peuple, était couronné par la statue de la Liberté, vêtue de blanc, tenant de la main droite une pique surmontée du bonnet phrygien, et de la main gauche une guirlande d'olivier; un chat reposait à ses pieds. Cette statue avait pour piédestal un faisceau de colonnes posées sur un autel à quatre faces, dont la disposition permettait à quatre ecclésiastiques d'y officier simultanément. La messe commença au roulement prolongé des tambours, et une troisième salve d'artillerie signala l'instant de l'Élévation. Cent soixante-dix mille hommes, à genoux et le front courbé, semblèrent prendre le Ciel à témoin du serment qu'ils allaient faire. Après la cérémonie religieuse, le général en chef Dervieux de Villars gravit lentement le rocher, et prononça d'une voix forte la formule du serment, et l'armée entière, formant un double carré autour du rocher, fit entendre comme un seul cri ces mots: « Nous le jurons! » Une dernière salve donna le signal du retour, et le peuple reprit le chemin de la ville avec un calme inusité. Le même soir, après le spectacle, un feu d'artifice fut tiré sur la scène. Entre plusieurs tableaux éclairés par les flammes, un surtout excita d'unanimes applaudissements; il représentait Louis XVI donnant la main à la Liberté. Une illumination générale termina cette fête, la seule peutêtre de l'époque qui se célébra à Lyon sans tumulte, sans accidents. La population entière ne parut faire ce jour-là qu'une même famille.

La désunion survint trop tôt, et les octrois en furent le prétexte. Le budget de la ville était grevé; par un décret du 25 juin, rendu sur la proposition de M. Vernier, elle venait d'être autorisée à emprunter deux millions, et c'était ce moment que choisissaient les agitateurs pour enlever à la ville sa principale branche de revenu. Les réclamations du peuple, assemblé sur les places publiques, forcèrent la municipalité à convoquer les vingt-huit sections, que le nouveau régime avait substituées aux anciens pennonages. Toutes déclarèrent « qu'il était utile de faire cesser la perception aux entrées, de ne conserver que les droits de douane, et de remplacer l'octroi par une imposition générale sur les loyers.» Le 8 juillet, la foule impatiente se porte aux barrières, et en chasse les commis: l'expédition s'accomplit sans pillage; mais des denrées qui, par une prédestination singulière, se trouvaient en nombre considérable auprès des portes, entrent sans acquitter les droits. Obligée de se soumettre pour prévenir de plus graves excès, la commune, le 10 juillet, abolit solennellement les octrois, et convoque de nouveau les sections pour aviser au mode de remplace

ment. Pendant qu'ils préparent leur travail, un exprès arrive de Lyon à Paris, et l'Assemblée nationale, saisie de la question par le Comité des Rapports, décrète, le 12 juillet, le rétablissement des octrois. Le peuple déçu se croit joué; il s'assemble, il menace, il exige; le plan de remplacement s'achève; il faut que l'Assemblée rende, le 17 juillet, un décret confirmatif, mais les municipaux n'osent le mettre à exécution. Une seconde fédération, célébrée le 14 juillet, rallie encore une fois toutes les opinions. On dresse un autel derrière la statue de Louis XIV, au centre de la place Bellecour. Les autorités et les gardes nationales assistent avec recueillement à l'office divin, et jurent, de concert, fidélité à la Nation, à la Loi et au Roi. La pensée d'un devoir commun semble réunir les citoyens de tous les rangs; mais bientôt le désordre renaît, et l'antagonisme des troupes et du peuple se manifeste par un odieux homicide (1). Trois soldats du régiment suisse de Sonnenberg sont assaillis, dans la soirée du 19 juillet, sous les peupliers de l'allée Perrache; deux parviennent à s'échapper, mais le troisième, nommé Lagier, est terrassé, foulé aux pieds et se relève couvert de blessures. Malgré ses cris, Darlos et Saulnier, cordonniers, lui jettent une corde au cou et l'entraînent, suivis d'une foule de misérables qui vocifèrent: A la lanterne! à la lanterne, le Suisse! au Rhône! au Rhône, le Sonnenberg! Darlos et Saulnier hésitent un moment entre ces deux genres de supplice. Saulnier saisit le malheureux soldat, qui respire encore, et lui ex irpe les yeux avec des instruments de son état. Des femmes armées de ciseaux, aident le bourreau dans cette horrible opération; puis on hisse le cadavre au bras de fer d'un réverbère. La corde casse, on traîne le corps jusque sur la place Bellecour. En passant devant la statue équestre de Louis XIV, quelques acteurs de cette scène sanglante demandent qu'il soit attaché à la queue du cheval de bronze : « Non, s'écrie un homme qui semblait diriger les mouvements de la populace, c'est sous les arbres de la promenade, c'est en vue des riches hôtels de la noblesse qu'il faut sacrifier la victime, pour épouvanter l'aristocratie. » La motion est accueillie par de féroces clameurs, et le cadavre flotte de nouveau à un réverbère de la place Bellecour. Que faisait cependant la milice bourgeoise? Inquiète, irritée, elle attendait impatiemment des ordres pour s'ébranler et marcher contre les assassins; mais on assure que

(1) Voir les pièces justificatives.

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son chef, Dervieux de Villars, joyeusement attablé avec des amis, s'écria à la première nouvelle de ce qui se passait à Perrache: C'est un Suisse qu'on tue; les affaires de la Suisse ne nous regardent pas; buvons à celles de la France! » Selon d'autres, il dormait, et ne se réveilla que pour faire transporter à l'hôpital un cadavre ensanglanté. Les Suisses, instruits dans leur caserne de la mort de leur camarade, voulaient sortir en armes pour le venger; les chefs du corps parvinrent à le retenir, en lui promettant de réclamer le châtiment des coupables. Bientôt après, Darlos et Saulnier expièrent leur forfait sur la roue.

Ce crime isolé était le prélude d'une insurrection générale. Des émissaires royalistes, des étrangers, des Nimois, des Piémontais, se mêlent aux ouvriers, et appellent à l'insurrection. Le 26 juillet, à quatre heures après midi, environ deux mille hommes, réunis sur la place de la Fédération, ci-devant Bellecour, se rendent devant l'Hôtel-de-Ville pour demander la destruction des barrières. D'autres groupes marchent sur le magasin à poudre et l'arsenal; le commandant de ce dernier poste charge deux canons, les place aux portes, et cette démonstration suffit pour disperser les assaillants. Le soir, le régiment suisse de Sonnenberg se met en mouvement pour aller occuper le magasin à poudre. En passant devant le BourgNeuf, où les rebelles étaient retranchés, il est accueilli par une grèle de balles, dont la plupart heureusement ne frappent que les baïonnettes. La garde nationale, la compagnie du guet, les Suisses, les arquebusiers, divisés en imposantes patrouilles, maintiennent l'ordre pendant la nuit. Le lendemain, des renforts arrivent de toutes parts. Soixante gardes nationaux d'Ecquevilly se présentent aux portes, et, avant d'entrer, envoient deux des leurs pour offrir leur secours à la municipalité; elle les remercie comme inutiles, ainsi que d'autres détachements accourus de Neuville, de Trévoux et de plusieurs communes voisines. Enfin des gardes nationales de Vienne paraissent, avec un escadron des dragons-Penthièvre, entrent en ville tambour battant, et campent sans demander de logements. Aussitôt la loi Martiale est proclamée; deux obusiers sont placés devant l'Hôtel-de-Ville; on pointe deux canons sur le quai, vis-à-vis du Bourg-Neuf; et la force armée s'avançe pour en faire le siége. Les insurgés avaient arboré sur une hauteur un drapeau noir avec cette devise: Vaincre ou mourir; mais la vue du canon les rappela à l'ordre, et ils se laissèrent désarmer sans difficulté.

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L'Assemblée nationale, instruite de ces faits par le député Milanès, vota des témoignages de satisfaction à la municipalité, à la garde nationale, au régiment suisse de Sonnenberg, à la compagnie du guet et aux arquebusiers; le drapeau rouge resta arboré jusqu'au 18 août, mais la commune n'osa faire exécuter le décret du 17 juillet. Le jour où le drapeau blanc annonça la fin du règne de la loi Martiale, le régiment allemand-suisse de La Mark et le régiment suisse Steiner entrèrent dans la ville; au même moment, l'on pendait deux insurgés pris un mois auparavant les armes à la main. L'un d'eux, avant de marcher au gibet, manda le juge pour lui faire des révélations; mais il s'arrêta tout court, et s'écria avec l'accent de la douleur ! « On renversera le trône, après avoir renversé l'autel. »

D

Ces paroles, rapportées par l'abbé Guillon qui assure les avoir entendues, nous confirment que le parti royaliste fut loin de rester étranger à l'insurrection. La Société des Amis de la Constitution, dont la majorité se composait alors de marchands, de notaires, de procureurs, loin de fomenter les troubles, chercha' à les apaiser en publiant deux brochures, Avis aux citoyens sur les octrois et Écoutez-nous. Un seul de ses membres, Roland de la Platière, fut soupçonné de connivence avec les rebelles; il prêchait en effet depuis longtemps contre l'abus des octrois. On lit dans une lettre de sa femme, du 21 juillet 1790: « Il est évident que les droits d'entrée à Lyon, sont tels

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par leurs excès, que la fabrique, qui en fait la splendeur et même l'existence, ne saurait s'y soutenir s'ils subsistent. Voilà ce qu'a

» prouvé notre ami (elle désignait ainsi son mari) dans un mémoire

» de son œuvre encyclopédique, publié avant la révolution française;

voilà pourquoi dans la municipalité il propose une diminution de >> ces droits.

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Les opinions connues de Roland en matière d'impôts le firent regarder comme auteur de l'insurrection. Dans les sections de la rue Buisson, du Plâtre et du Griffon, où, suivant madame Roland, « dominait l'aristocratie mercantile, on débita qu'il était complice de Trouard de Riolles, arrêté à Bourgoing comme coupable de haute trahison, et enfermé à Pierre-Scize. Madame Roland « pensa que c'était le cas d'une lettre explicative, dont son mari ne pouvait se persuader la nécessité. » Roland en fut l'éditeur responsable; il se justifia dans le Courrier de Lyon du 26 juillet, prouva qu'il était absent depuis le 7, et qu'il ne connaissait aucunement Trouard de Riolles. Député à Paris pour les intérêts de la ville, il employa les derniers instants de son

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